Miroir de la parodie : l’exemple de Maupassant.
- Noëlle BENHAMOU -
La réécriture est au cœur de l’esthétique du XIXe siècle. Flaubert et Zola récrivent intentionnellement et parodient des textes fondateurs (Bible, mythes…) ou contemporains comme leurs brouillons ou carnets de notes le prouvent : Phèdre, hypotexte de La Curée ; la Blonde Vénus dans Nana, parodie de La Belle Hélène d’Offenbach. Nous ne disposons pas toujours d’avant-textes, surtout lorsque l’auteur corrigeait sur le marbre. C’est le cas pour Maupassant dont l’œuvre même porte la trace de réécritures successives - rien ne se perd, tout se transforme : des nouvelles sont le point de départ de romans ou sont transposées au théâtre [1]. Mais l’écrivain va parfois plus loin que l’auto-emprunt et l’auto-greffe. Il se parodie. Les Rois, publié dans Le Gaulois en 1887 [2], fait écho à Mademoiselle Fifi : pendant la guerre de 1870, des officiers français occupent une maison bourgeoise et tuent accidentellement un vieux berger sourd. Si le bref résumé du conte de 1887 présente un vague rapport avec celui de 1882, leur étude comparée et minutieuse révèle des similitudes étonnantes et un lien étroit, sans doute voulu par l’auteur, à tel point qu’on peut voir dans ces deux nouvelles sur la guerre une sorte de diptyque. Maupassant était-il conscient d’avoir ainsi créé un miroir à deux faces ? Pourquoi a-t-il repris son premier récit de guerre en inversant la situation et les personnages ?
La structure de Mademoiselle Fifi sert de contrepoint à celle des Rois. Dans le château d’Uville qu’ils ont investi, des officiers prussiens s’ennuient. Il pleut et les jeux de destruction inventés par Fifi – faire la mine, défigurer des tableaux de maîtres – ne les distraient plus. Ils décident d’organiser une fête et de trouver des femmes. Le vieux soldat Le Devoir les y aidera. Cinq filles de joie arrivent et des couples se forment. On boit et on se livre à la débauche. Rachel, révoltée par l’attitude sadique et provocante de son partenaire, Fifi, tue l’officier d’un coup de couteau et s’enfuit. Les femmes ont peur d’être massacrées et sont sauvées grâce à l’intervention du major qui, « non sans peine, empêcha cette boucherie [3] ». Une battue est organisée pour retrouver la coupable. Les Prussiens tuent plusieurs des leurs par mégarde et rentrent bredouille. La nouvelle pourrait s’arrêter là. La version définitive dévoile la présence de Rachel cachée dans le clocher de l’église par le curé et présente une situation finale morale, digne des contes de fée : son mariage avec un homme de bien, un patriote.
Dans Les Rois, Maupassant reprend la même trame que Mademoiselle Fifi. La situation initiale est identique : arrivés dans la ville de Porterin, des officiers français de bonne famille prennent possession d’une maison bourgeoise. Il pleut et comme c'est le jour des Rois, ils veulent préparer un repas pour cette fête et souhaitent la présence de femmes. Un curé espiègle est censé les aider dans cette mission. En attendant, les soldats exultent. Quel n'est pas leur étonnement de voir arriver le curé, une religieuse et trois vieilles femmes infirmes ! Les officiers font contre mauvaise fortune bon cœur ; des « couples » se forment. On boit et on se montre galant. Un coup de feu retentit. C'est le branle-bas de combat. On ramène un vieux berger moribond qui n’a pas entendu la sommation car il est sourd. Les femmes apeurées s’en vont. Le dernier mot revient au curé : « Ah ! quelle vilaine chose [4] ! », sous-entendu « que la guerre » ; le terme « guerre » n’est même plus prononcé.
Mademoiselle Fifi (Gil Blas, 23/03/1882) | Les Rois (Le Gaulois, 23/01/1887) |
récit à la troisième personne le château d’Uville des officiers de bonne famille, gradés le major Farlsberg dans le fauteuil idée de chercher des femmes pour une fête aide d’un vieux sous-officier Le Devoir joie des soldats, « mine », préparatifs arrivée des cinq prostituées présentation des filles on boit, on se livre à la débauche la fenêtre est ouverte Rachel poignarde Fifi Mlle Fifi, raide mort peur des femmes coups de feu des Prussiens qui tuent les leurs par mégarde Rachel cachée par le curé | souvenirs du comte de Garens à la première personne une maison bourgeoise à Porterin des officiers de bonne famille Marchas dans un fauteuil devant le feu idée de chercher des femmes pour les Rois aide d’un curé espiègle joie des soldats, attente et préparatifs arrivée d’une religieuse, d’un curé et de trois infirmes présentation des femmes impotentes on boit, on « courtise » on ouvre la fenêtre coup de feu et branle-bas de combat un vieux sourd moribond, tué par mégarde peur des femmes mot final du curé |
On voit, d’après le tableau ci-dessus, que les deux récits sont construits selon le même schéma narratif. En Normandie, pendant la guerre franco-prussienne, des officiers de bonne famille occupent un lieu réquisitionné, s’ennuient et éprouvent la nécessité d’aller chercher des femmes. Ils dînent en leur compagnie et un accident mortel a lieu gâchant la fête. Des détails et des scènes caractéristiques sont également repris, comme cette pluie qui accompagne les événements, favorise l’ennui des militaires et par là-même déclenche l’action. La pluie est liée à l’idée de fatalité. Dans les écrits maupassantiens, elle annonce presque toujours un malheur et un bouleversement narratif. La pluie diluvienne de Mademoiselle Fifi marquait la présence d’une puissance divine, supérieure, permettant le châtiment des Prussiens. Celle des Rois, insidieuse et glacée, ne renvoie qu’au néant et à l’absence de toute forme de déité. Dieu s’est retiré du monde.
« La pluie tombait à flots, une pluie normande qu’on aurait dit jetée par une main furieuse, une pluie en biais, épaisse comme un rideau, formant une sorte de mur à raies obliques, une pluie cinglante, éclaboussante, noyant tout, une vraie pluie des environs de Rouen, ce pot de chambre de la France [5]. » | « La pluie commençait à tomber, une pluie menue, glacée, qui nous gelait avant de nous avoir mouillés, rien qu’en touchant les manteaux [6]. » |
Délaissé par Dieu, l’homme est étranger à lui-même et à ses semblables : telle pourrait être une autre leçon de ces fables d’un genre nouveau.
Maupassant a également repris une courte scène de Mademoiselle Fifi où le haut gradé allemand reposait dans un fauteuil :
« Le major, commandant prussien, comte de Farlsberg, achevait de lire son courrier, le dos au fond d’un grand fauteuil de tapisserie et ses pieds bottés sur le marbre élégant de la cheminée, où ses éperons, depuis trois mois qu’il occupait le château d’Uville, avaient tracé deux trous profonds, fouillés un peu plus tous les jours [7]. » | « Je trouvai Marchas étendu dans un grand fauteuil Voltaire, dont il avait ôté la housse, par amour du luxe, disait-il. Il se chauffait les pieds au feu, en fumant un cigare excellent dont le parfum emplissait la pièce. Il était seul, les coudes sur les bras du siège, la tête entre les épaules, les joues roses, l’œil brillant, l’air enchanté [8]. » |
Il y a une différence entre les forces défensives et les envahisseurs. Même dans un moment d’ennui extrême, l’armée prussienne garde sa discipline légendaire et symbolise la destruction. Le relâchement sympathique des Français se retourne contre eux, l’auteur nous montrant les deux extrêmes de l’armée.
Autre scène semblable : dans les deux contes, les soldats tuent leurs compatriotes par maladresse et selon une ironie du sort.
« Deux soldats avaient été tués, et trois autres blessés par leurs camarades dans l’ardeur de la chasse et l’effarement de cette poursuite nocturne [9]. » | « François a blessé un vieux paysan, qui refusait de répondre au : "Qui vive ?" et qui continuait d’avancer, malgré l’ordre de passer au large. On l’apporte d’ailleurs. Nous verrons ce que c’est [10]. » |
On pourrait multiplier les exemples. Depuis Mademoiselle Fifi, la position de Maupassant sur la guerre, cette boucherie absurde, s’est affermie [11] et sa vision du monde a définitivement sombré dans le pessimisme le plus désespéré. Les Rois, écrit en 1887 soit dix-sept ans après le conflit franco-prussien, s’est dépouillé de toute marque de patriotisme. Ce conte n’est ni pro-français ni anti-prussien puisque l’adversaire n’est pas présent. La Mort seule est l’Ennemie, invisible et sans frontières, contre laquelle on ne peut rien. Le diptyque constitué par Mademoiselle Fifi et Les Rois montre les deux facettes de l’existence : la vie et la mort. Mademoiselle Fifi est placé du côté de la vie, de l’optimisme avec une happy end étonnante. La scène d’orgie, remplie de plaisir et de gaieté, offre une insouciance retrouvée. Les Rois en est le revers et représente la mort, le pessimisme foncier étant présent dans la clausule.
Si la structure et le contexte des deux récits sont symétriques, Maupassant a néanmoins changé les registres, modifié et inversé la situation et les personnages de la nouvelle de 1882 : dans Les Rois, les soldats sont français (prussiens dans Mademoiselle Fifi), une maison bourgeoise est réquisitionnée (un château dans Mademoiselle Fifi), les femmes sont de vieilles infirmes et une bonne sœur (des prostituées dans Mademoiselle Fifi). Mademoiselle Fifi était une attaque contre certaines valeurs mais son récit inversé Les Rois est, lui, caustique, grotesque et autoparodique. L’inversion carnavalesque invite à réflexion et passe par la reprise de thèmes et de personnages déformés.
Dans Les Rois, plus encore que dans Mademoiselle Fifi et d’une façon différente, sont présents le désir sexuel lié à la nourriture et à la gastronomie, la mort, la violence guerrière et la fatalité. Avec une précision étonnante, l’auteur reprend des éléments de sa première nouvelle et les soumet à l’épreuve du miroir. Apparaît alors une image en négatif, un certain nombre de détails étant conservés mais retournés. Les Rois est placé sous le signe de la farce et du renversement carnavalesque. Le moment même de l’histoire – le jour des rois – invite à cette interprétation. Le Carnaval commence en effet à l’Epiphanie et certains personnages sont des figures de carnaval : le curé paillard ; sa bonne ratatinée, Hermance ; la petite religieuse ridée ; les trois infirmes annoncées par des bruits de bâtons et de pilons, et pour finir ce berger sourd… Autant de personnages grotesques et hideux.
Les personnages masculins n’échappent pas à ce processus de transformation. Contrairement à leurs cinq homologues prussiens caricaturés [12], les Français, six officiers de hussards appartenant tous à l’aristocratie ou au monde artistique parisien, sont à peine décrits physiquement. Maupassant insiste davantage sur leurs qualités, surtout sur celles de Pierre de Marchas, sorte de double de l’auteur, la tête pensante de la bande, un être à part, doué en tout et plein de ressources. Homme de lettres raffiné, il promet à Garens d’écrire leur histoire s’il peut trouver des femmes : « Je t’en prie, vas-y. Je raconterai la chose en vers, dans la Revue des Deux Mondes, après la guerre, je te le promets [13]. » Cette mise en abyme du récit fait partie des nombreux clins d’œil de l’auteur, autant de signaux annonçant la parodie. Si les envahisseurs teutons du château d’Uville étaient présentés comme des soudards, des vandales, les soldats français des Rois aiment le luxe et le beau en hommes du monde. Il n’est jamais question de destruction d’objets précieux dans la nouvelle de 1887. Au contraire, les six officiers français sont des esthètes et respectent le mobilier du lieu qu’ils occupent.
La souplesse des militaires français et leur galanterie leur sont très utiles lors de l’apparition des « invitées surprises ». L’étonnement et la déception passés, les hommes des Rois accueillent avec aménité ces reines peu banales, « trois infirmes hors de service [14] ». Excepté Marchas, les soldats font même preuve d’un sens du fair-play peu commun face à la blague du curé. Croyant recevoir des compagnes de plaisir, ils se moquent de l’abbé en acceptant de passer une fête bon enfant avec ces femmes repoussantes. Les paroles de remerciements de la religieuse prêtent à Garens un esprit de dévouement inattendu et usurpé.
Elle s’était retournée vers ses invalides, pleine de sollicitude pour elles ; puis, voyant mes galons de maréchal des logis, elle me dit : « Je vous remercie bien, monsieur l’Officier, d’avoir pensé à ces pauvres femmes. Elles ont bien peu de plaisir dans la vie, et c’est pour elles en même temps un grand bonheur et un grand honneur que vous leur faites [15]. »
Ces paroles de la sœur Saint-Benoît marquent le retournement de la situation : les hommes n’auront pas de plaisir avec des femmes mais les infirmes goûteront le rare plaisir d’un bon repas et d’une distraction avec une compagnie masculine.
Dans les deux nouvelles, les femmes sont au cœur de l’intrigue. Elles sont attendues, espérées même. Leur arrivée auprès des soldats va donner matière à une description truculente. Qu’y a-t-il pourtant de commun entre les filles de maison de Mademoiselle Fifi et les invalides des Rois ? Rien, si ce n’est que filles et malades, enfermées dans une maison, sont des caricatures du féminin : les pensionnaires de maison sont sursexualisées, prêtes à être consommées, tandis que les vieilles éclopées, pensionnaires de « l’établissement hospitalier [16] » dirigé par la sœur Saint-Benoît, sont impropres à la consommation. Elles représentent les différents âges extrêmes de la vie : la jeunesse qui attire le désir et la convoitise, et la vieillesse accablée de maux physiques qui provoquent le dégoût et la répulsion. Toutes se font une joie de sortir de leur cadre habituel pour tromper leur ennui. De plus, les filles espèrent un gain financier conséquent, tandis que les recluses voient dans cette invitation l’occasion de bien manger, seul plaisir qui leur reste.
Dans Mademoiselle Fifi, le repas était précédé de la présentation et de l’attribution des filles aux soldats. Tout cela était orchestré par le capitaine très attaché au décorum. La description des cinq pensionnaires était déjà une parodie de cérémonie militaire, avec salut et garde-à-vous.
(…) il les aligna par rang de taille, et s’adressant à la plus grande, avec le ton du commandement : « Ton nom ? » Elle répondit en grossissant sa voix « Paméla. » Alors il proclama : « Numéro un, la nommée Paméla, adjugée au commandant [17]. »
Dans Les Rois, la scène est tout aussi ironique puisque c'est la religieuse qui joue le rôle de l’huissier, voire de la sous-maîtresse traçant un rapide portrait psychologique de chaque pensionnaire :
Elle prit trois chaises contre le mur, les aligna devant le feu, y conduisit ses trois bonnes femmes, les plaça dessus, leur ôta leurs cannes et leurs châles, qu’elle alla déposer dans un coin ; puis, désignant la première, une maigre à ventre énorme, une hydropique assurément : « Celle-là est la mère Paumelle, dont le mari s’est tué en tombant d’un toit, et dont le fils est mort en Afrique. Elle a soixante-deux ans [18]. »
Pourtant, l’exposition des vieilles femmes installées sur des chaises devant le feu n’a pas l’attrait des tableaux vivants des lupanars. Au contraire, la sœur Saint-Benoît souligne leurs handicaps dûs à des accidents et aux malheurs de la vie [19]. Elle montre des cas médicaux, des phénomènes de foire, des êtres desexués : « Elle nous montra, enfin, la troisième, une espèce de naine, avec des yeux saillants, qui roulaient de tous les côtés, ronds et stupides [20]. » Ces trois femmes sont présentées par des noms ridicules ou des surnoms qui ne sont pas sans rappeler les « noms de guerre » des filles de joie : la mère Paumelle, « La mère Jean-Jean », aveugle et « La Putois », une idiote.
Le dîner apparaît comme une réception préparée avec soin. Le rituel mondain est conservé malgré le contexte critique, la guerre, et les créatures présentes, des malades. Après l’étape obligée de la présentation des femmes par la bonne sœur qui leur sert de garante, de marraine, comme dans la haute société, chaque militaire salue la dame de son choix et pénètre avec elle à son bras dans la salle à manger.
Je la fis passer devant avec le curé, puis je soulevai la mère Paumelle, dont je pris le bras et que je traînai dans la pièce voisine, non sans peine car son ventre ballonné semblait plus pesant que du fer. Le gros Ponderel enleva la mère Jean-Jean, qui gémissait pour avoir sa béquille ; et le petit Joseph Herbon dirigea l’idiote, la Putois, vers la salle à manger, pleine d’odeur de viandes [21].
Le curé des Rois, bon vivant, goguenard, n’est pas sans rappeler l’abbé Chantavoine qui faisait de la résistance passive dans Mademoiselle Fifi. Il accepte avec une joie non dissimulée de partager le repas des militaires. Il est d'ailleurs le seul à savoir couper l’oie, en homme habitué à la bonne chère. Le curé s’amuse beaucoup de la tournure que prend la petite fête et ne s’oppose pas immédiatement à ce que les trois invalides boivent. Il règne en metteur en scène, riant dans les coulisses de l’effet produit par sa blague : « J’aperçus le curé, resté dans l’ombre du couloir et qui riait de tout son cœur [22]. » Son homologue, l’abbé Chantavoine, servait parfois de médiateur avec les Prussiens et dînait avec eux :
Le curé ne s’était nullement refusé à recevoir et à nourrir des soldats prussiens ; il avait même plusieurs fois accepté de boire une bouteille de bière ou de bordeaux avec le commandant ennemi, qui l’employait souvent comme intermédiaire bienveillant (…) [23].
La nouvelle Les Rois s’achève sur le personnage de l’abbé, comme dans la première version de Mademoiselle Fifi. Devant le malheureux qui vient d’être tué accidentellement, l’homme d’église déplore la fatalité et les lois du hasard.
Le fête de l’Epiphanie s’achève ainsi sur une note tragi-comique qui représente bien toute la nouvelle. Le repas des Rois, riche en viandes de toutes sortes – « deux poules, une oie, un canard, trois pigeons et un merle [24] » – est décrit par Garens, tandis que celui des Prussiens était consommé mais passé sous silence. Maupassant nous allèche pour nous laisser sur notre faim. Le dîner des Rois n'est pas achevé, la Reine n’a pas été choisie - d'ailleurs, comment choisir ? – et les officiers sont doublement frustrés. Ceux-ci se sont seulement amusés à saouler les infirmes, pantins désarticulés, de même que les Prussiens enivraient les filles du bordel rouennais. Dans les deux récits, le champagne coule à flots :
« On arrivait au dessert ; on versait du champagne. Le commandant se leva, et du même ton qu’il aurait pris pour porter la santé de l’impératrice Augusta, il but : “A nos dames [25] !” » | « Mais je criai : “Vite le champagne !” Un bouchon sauta avec un bruit de pistolet qu’on décharge, et, malgré la résistance du curé et de la bonne sœur, les trois hussards assis à côté des trois infirmes leur versèrent de force dans la bouche leurs trois verres pleins [26]. » |
On voit ainsi les jeux de symétrie et de dissymétrie entre les deux nouvelles : ironie et parodie sont ici à l’œuvre.
Au delà de l’aspect ludique, l’autoparodie est créatrice de sens puisque le rapprochement des deux récits Les Rois et Mademoiselle Fifi enrichit l’interprétation et rend sensible l’évolution de Maupassant. En parodiant sa nouvelle de 1882, l’auteur a voulu, semble-t-il, rétablir l’équilibre avec Mademoiselle Fifi. Malgré son ironie féroce, cette dernière apparaît encore comme fondée sur l’esprit revanchard. Elle a pu être interprétée comme une propagande anti-prussienne et pro-française, un hymne à la résistance et au patriotisme. La confrontation des Rois et de Mademoiselle Fifi prouve que ces deux récits sont complémentaires et que l’œuvre de Maupassant est loin d’être simple. On aura pu noter les nombreux clins d’œil et références intertextuelles présents ici, ce qui démontre, s’il le fallait encore, l’érudition de l’auteur. Par sa structure simple, Les Rois parodie les fabliaux médiévaux : Les trois aveugles de Compiègne. Cette farce où les trois ordres (clergé, noblesse, Tiers Etat) ainsi que l’armée sont ridiculisés rappelle les récits parodiques et héroï-comiques, et l’inversion généralisée amène le lecteur à considérer la venue des trois femmes, des trois reines, comme une réécriture de l’Evangile, une parodia sacra [27]. Contrairement à d’autres œuvres réécrites et retravaillées formant doublets [28], ces deux nouvelles constituent un véritable diptyque au sens pictural du terme. Tout invite à les lire en parallèle et à les étudier ensemble afin d’en dégager un sens nouveau, caché. En donnant un deuxième volet à Mademoiselle Fifi, Maupassant dévoile l’évolution de l’homme et de l’écrivain. Grâce à un renversement carnavalesque et à une écriture hautement parodique, il semble tirer un trait définitif sur la guerre de 1870 et son attirail revanchard. Véritable repentir, Les Rois véhicule sa vision pessimiste et désespérée du monde grâce à l’autoparodie. Tandis que Mademoiselle Fifi appartient à la période réaliste de l’auteur, Les Rois, recueilli dans Le Horla, se rattache aux contes de l’horrible et se rapproche des récits fantastiques, miroirs de l’angoisse de l’écrivain. Ils sont pour Maupassant, « l’homme sans Dieu [29] », sa « nef des fous [30] ».
Noëlle Benhamou, « Miroir de la parodie : l’exemple de Maupassant. », Les Cahiers du Ceracc, nº 2, 2003 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/benhamou.html [Site consulté le DATE].
Analyse de la structure narrative des deux nouvelles
Les thèmes et le traitement des personnages.
Noëlle Benhamou, professeur de lycée, chargée de cours à l'IUT de l'Oise, docteur ès lettres de l'Université Paris 3 - Sorbonne Nouvelle, est spécialiste de Maupassant et de la seconde moitié du XIXe siècle, rattachée aux centres Zola et Goncourt (ITEM-CNRS). Elle participe à l'édition du Journal des Goncourt (Champion, 1er tome fin 2003) et travaille avec Yvan Leclerc à une bibliographie Maupassant (Memini, 2004).