Entre parole et silence : la traduction-restitution d’un poème perdu de Cendrars

- Lioubov SÁVOVA -



Prologue — lecture de trois passages choisis de La légende de Novgorode :


De mes mains j’ai caressé la nuque souple des plus tendres beautés, j’ai serré entre mes mains mille gorges de marchands suants et gros de fatuité, moi-même un chevronné marchand qui touche avec tendresse les choses payées par moi ... Une seule, pourtant, que je n’ai pu toucher – cette chair si odorante et tendre et chaude comme la neige... Ni ce creux, tout aussi chaud, tendrement-duveteux, et vers lequel ma petite bête alerte se précipitait. Au Nord, là où le ciel est renversé comme un baquet et tout est inondé de lait, et où sans doute ne tarira jamais la Voie lactée ; où vogue la lune, motte de beurre frais, – au Nord, y suis-je vraiment allé ? Ah, ces nuits blanches de Saint-Pétersbourg, d’un rayonnement pareil aux marges blanches de ma mémoire.

[…]

Tout autour – l’obscurité, comme dans l’âme du moujik. Dehors le ciel morfondu étincelait de ses clous – on aurait dit quelqu’un fuyant la sale vie, et seule sa semelle scintillait dans la nuit.

[…]

Lorsque demain par le Transsibérien on s’enfuira avec la petite Jeanne vers Port Arthur, vers Kharbine, vers l’Amour aux flots de plomb, où des cadavres jaunes remonteront toujours à la surface comme des troncs d’arbres, là-bas nous trouverons, enfin, la route qui mène vers soi et vers l’amour, ne sachant pas que des sentiments déjà morts emplissent cet amour et le débordent. Car il n’y a de terre plus inconnue et de contrée plus attrayante que l’âme humaine... J’ai peur d’éclater en sanglots. Au-dessus de moi pend – en dégueulis des mouches agaçantes – la lampe du wagon, comme l’énorme morve de quelque pitoyable voyageur[1].


Ecrire sur la grève, entre deux marées hautes


Oubliez… Oubliez...

D’ici la fin de cette prise de parole, vous aurez sans doute oublié les mots — les mots-mêmes de ces quelques bribes de La légende de Novgorode que vous venez d’entendre. Que vous soyez auditeurs ou lecteurs, français ou russes, « Oubliez ! » est un maître-mot, l’appel même de ce poème réécrit. Délesté par la déclamation du poids de la perte de sa lettre, ce n’est pas à notre œil, mais à notre oreille qu’il s’adresse, et à notre faculté — pour lui salutaire — d’oublier.

Restituer le texte de Cendrars ? C’était écrire sur la grève, entre deux marrées hautes : écrire avec et contre le deuil préalable dont La Légende… était frappée — expérience ouvrant sur la pure perte du geste, mais aussi, comme telle, sur la reprise possible de cette perte même. Restituer Cendrars ? Je l’ai tenté, depuis une zone franche, un entre-deux : avec George Steiner (Après Babel), j’ai cru un moment partager l’obstination à rendre ce poème à la culture et à la langue françaises dont il était issu, mais je savais la tentative vaine ; plus proche sans doute de « l’épreuve de l’étranger » dont parle Antoine Berman, j’ai éprouvé littéralement cette étrangeté de La Légende…, en acceptant de séjourner auprès de ces deux textes en mouvement : la version russe du poème qui, après tout, avait été la seule à avoir vu le texte français à l’origine, et la française — que je devais forger, faire advenir depuis son inconnu, qui était aussi le mien. Comment allait-elle être modifiée, l’étrange figure de l’auteur — sa présence-absence et ses attributs (langue, signature, autorité) ? Dans quel type de relation auteur et traducteur allaient-ils devoir se reconnaître, puisqu’il en allait d’une rencontre scellée autour d’un manque — la langue française de ce premier poème de Cendrars ? Enfin, comment appréhender le texte réécrit — quelle pertinence donner à toutes nos hiérarchies : original/version, langue/parole, écrit/parlé, auteur/traducteur… ? Cette expérience-là, si singulière, à quelles alternatives du geste même de la réécriture pouvait-elle rendre sensible ?

Pourquoi écrire, sur la grève, puisque la mer emportera toujours l’écrit ? De quelle version vouloir sauver la mise, si toute version n’est plus de mise, dès que tracée ? Insoutenables, toutes ces lignes là, saisies, pouvaient se retourner sur moi, ou contre moi, me laissant pressentir l’angoisse du néant — néant de ces paroles, prises, déprises. Paroles prises grâce à l’invitation, mais paroles indues, n’ayant ni garantie, ni justification. Réécriture comme traduction, comme restitution heureuse des signes, ou réécriture comme une reprise faillible de tout geste d’écriture — quelles en étaient les ouvertures, quels — les périls ?


Déprise, méprise, reprise


La légende de Novgorode a été écrite une première fois, en français, en 1907. Cendrars — alias Frédéric Sauser — a vingt ans. Il vient de rentrer en Suisse après un séjour de trois ans en Russie. Son journal intime contient des brouillons de lettres qu’il adresse à une jeune Russe — Hélène Kleinmann — qu’il aime, mais dont il vient d’être séparé par la décision paternelle qui l’enjoint de rentrer. Brutalement, à Berne, Freddy apprend la mort d’Hélène à Saint-Pétersbourg : elle a renversé la lampe à pétrole de sa chambre, et va bientôt mourir, brûlée vive. Le Journal de Freddy s’interrompt à ce jour, sur cinq lignes violentes commençant ainsi : « Je crache sur la beauté… »

La légende de Novgorode — dont les initiales LN sont l’incrustation du nom d’Hélène — est sans doute une œuvre de circonstance (écrite dans l’urgence de ce deuil), et aussi une lettre en souffrance (Freddy envoie le poème français, sans en garder quelque copie, à un ami russe — l'énigmatique R.R. dont nous lisons les initiales sur la couverture de l'édition de 1907, et qui est son traducteur). Déprise : c’est à la fois le sens du geste pour Freddy, mais aussi, aujourd’hui, sa répercussion sur nous, pouvant tout aussi bien ouvrir la voie à une épreuve nouvelle, que confiner cette aventure dans le cul-de-sac où aiment s’entasser nos vieilles certitudes. Il y aurait deux façons d’appréhender l’expérience de ce poème : par une méprise (la méfiance — non fondée, en réalité — à l’égard de son authenticité, parti pris initial qui entraîne un désengagement, une fermeture à l’expérience même à laquelle il nous invite), ou par une reprise — et c’est ce que nous tenterons ici, survolant rapidement le travail de traduction lui-même, déjà évoqué dans deux autres articles[2], et l’ouvrant à cette autre question, essentielle : cette épreuve de la réécriture, qu’a-t-elle engagé, et que peut-elle, aujourd’hui, encore engager ?

De l’auteur, suspendons pour un instant le nom : c’est bien Cendrars qui, toute sa vie durant, nous a parlé de ce premier titre français, sans que personne n’en voie la couleur ; aujourd’hui, c’est bien Freddy Sauser qui signe la plaquette russe, mais qui peut dire, d’après le russe, si c’est bien le style de Sauser-Cendrars ? La Légende…, comme titre, appartient également à ces deux noms palimpsestes. Mais le texte du poème — celui-là même que vous venez d’entendre — à qui devrions-nous l’attribuer : au jeune homme inconnu qui le composa, au grand poète Cendrars qui jamais plus ne put revoir son texte, ou à tout autre traducteur — français ou étranger — qui transfigurerait le texte russe en quelque autre langue ? Comment appeler auteur de La Légende…, celui qui est sans langue propre, et qui ne peut la garantir, comme œuvre, que dans une traduction (la russe), ou dans une réécriture faite par un autre (la française) ?

Qu’est-ce qu’un nom d’auteur, si désormais sa signature (en langue originelle) ne signe pas ce qui sera dit — « dans le texte » — et qui m’invite, dans un rapport à lui, à le re-dire — avec lui, mais aussi à sa place ? Le Cendrars de La Légende… n’est pourtant pas un auteur anonyme : en m’invitant à le reprendre, il ne se désengage pas, comme c’est le cas, par exemple, de certaines tentatives contemporaines où l’on voit circuler des œuvres sans auteur, sans signature. Plutôt qu’exclusive de tout, La Légende est rassembleuse de voix, prêteuse autant que demandeuse de parole. En ceci, elle est très proche de la perspective de réflexion engagée par le tableau célèbre de Francis Picabia, L’Œil cacodylate (1921) : l’œuvre reste bien la propriété du peintre, mais elle est entièrement faite des signatures apposées de ses amis, de dédicaces et de collages. Le nom d’auteur se redessine alors, ouvert et accueillant, sans que cela l’efface, tandis que sa figure, tout en rejetant son exclusive autorité, ne conserve pas moins son aura impérieuse.

Entre parole et silence, que voulait dire s’approcher de cette parole disponible, que voulait dire accepter l’invitation de Blaise Cendrars — réécrire La Légende… une Légende, ni entièrement sienne, ni entièrement à nous ? Réécriture toujours déjà désespérée à son commencement, poésie en flux et en reflux, bloc-notes magique, quelles certitudes cette enquête sur " la lettre " allait-elle menacer, reformuler ? Que risquions-nous, en nous portant responsables de cette parole illégitime ? Qu’interrogeait une telle épreuve de la réécriture ? N’allait-elle pas nécessairement toucher aux certitudes de son geste fondateur lui-même ?


Mes pas dans les siens, ou la réécriture comme traversée ?


La langue française de La Légende… ? Français langue étrangère. Toujours déjà dépossédée d’elle-même comme mienne, puisque abandonnée à l’autre, pour être sienne, comme signée par lui. Désir honnête sans doute, mais plus sûrement désastre — absence de l’astre. Etrangère à elle-même, la langue française que je forgeais, était dans un non-lieu, sans fondement — sinon l’autorité de cette figure d’auteur muette, ou sinon mon propre dire, mais dans une relation fantomatique (et pourtant si réelle) à l’auteur. Ce que je n’avais pas moi-même — la langue française, ma langue étrangère — , je le lui ai donné : dans une cadence prolongée — reprise en bouche — de ce qui ne tardait pas à se voir biffer… Reprise, encore, après l’écrit, et dans l’espoir secret que ce définitif ne cesse jamais de vouloir se réécrire. La langue manquante s’était d’emblée mue en parole disponible — parole que je prenais et reprenais, écartelée entre la soif de la donner à lire, et cet inassouvi que je savais d’essence lui revenir. Liberté extrême — extrême inquiétude[3].

Parole déléguée — parole prise : à quel prix devenait-on responsable de cette parole écartelée ? Réécrire c’était comme accepter une traversée avec un inconnu : cœur contre cœur, j’ai voulu m’approcher de lui, de ce qui, au terme des lectures palpables, demeurait de lui, et qui venait à moi. Partant de la simple traduction, j’étais sans cesse à la recherche du mot, de la cadence qui seraient ceux de Cendrars, mais dans une langue qui elle-même m’échappait. Mes biffures étaient doubles — biffure à cause de Cendrars, et biffure à cause de moi-même. Une double exigence me guidait — celle de la langue française que je forgeais, en la pesant à la lecture, et cette autre qui, nourrie de la mémoire des lectures de Cendrars, cherchait les mots, mais plus encore tentait de recréer une cadence rythmique, des morsures syntaxiques. Pour trancher dans l’hésitation des polysémies du russe et restituer le mot probable, j’avais parié sur l’imprégnation de ces lectures et la mémoire des œuvres ultérieures[4]. Mais une imprégnation de la cadence prosodique, par la lecture, était-elle possible ?

Plus le poème se taisait, et plus il résonnait, dit et redit — dans sa version en russe, et dans son impossible en français. Et plus Cendrars, celui des œuvres ultérieures, me devenait présent : et, à force de le désirer, comme disait Barthes, « [j’avais] besoin de sa figure, comme il [avait] besoin de la mienne[5]. » Nous nous sommes rencontrés, lui et moi, sur un sol de sables mouvants. Relation d’autant plus forte, qu’elle était scellée autour d’un deuil étrange — mutisme de la langue française, mais babillement, entre les langues, de toutes ces images en mouvement.

Que savons-nous, au fond, de nos rencontres de lecture, de ce qu’elles engagent ou désengagent en nous, de ce qu’elles déposent, silencieuses — plus réelles, parfois, que toutes ces entrevues que nous multiplions, de jour, de nuit, fébriles, afin de maintenir « l’effet de réel » de nous-mêmes ? Ce qui nous reste d’authentique, au fond, d’une rencontre — n’est-il pas là ? Ce qui se passe de mots, après les avoir longuement pesé et rejeté, mais se confirme en gestes : voir Peter Ibbetson, le geste réel de cette main, tendue vers l’autre — par delà ladite « réalité » — et pourtant si sûrement, si simplement… Une présence…

Ai-je donné une voix à Blaise Cendrars, ou l’ai-je effacé ? Et lui, présent d’autant plus fortement que, par sa langue, il ne l’était plus, ne me biffait-il pas, aussi, de son surcroît d’autorité — muette, pesante ? L’autorité d’un nom… J’avais cherché les mots — c’est une cadence qui s’était imposée à moi. Non, ce n’était pas une lettre que je pouvais donner, c’était seulement une voix, et ce n’était même pas sûr que c’était moi seule qui la donnais. Echos sonores, allitérations et assonances advenaient, comme par eux-mêmes, dans l’espace de la diction que je leur accordais — comme si, de les relire, cela les faisait vivre. Quelle meilleure preuve, au demeurant, de ce que ce poème n’était pas un faux — pas une version russe composée par un faussaire génial[6]? Seule la pulsation de la trace évanouie nous donne, de cette réécriture, la portée réelle — une parole qui passe, qui vous traverse, heureuse de votre faculté de l’oublier en tant que lettre : l’imprimé s’estompe dans l’impression de la lecture, le texte réécrit est moins un résultat final que son abdication, et dans la prolongée absence des caractères, le caractère seul, comme une musique, est trace évanescente de cette traversée.


Entre don et abandon : la réécriture comme invention


Entre parole et silence, réinventer Cendrars — en quoi ceci différait-il d’une entreprise de traduction ? La réécriture de La Légende…, en vérité, est déviante par rapport à toute autre situation de traduction dans laquelle nous avons : un support premier, stable, qu’est le texte original, correspondant à un nom d’auteur (fût-il parfois incertain — voir le « pseudo Longin ») et à sa signature, visible dès la couverture, faisant preuve d’autorité, de responsabilité. Dès lors, tous les discours relatifs aux manières de traduire, se définissent par rapport à ce « texte-source », qui sert de référence aussi bien pour mesurer l’écart des traductions dites « belles infidèles », que la fausse proximité, prônée par les soi-disant « traducteurs fidèles », qui confinent bien souvent en translateurs serviles de mots de dictionnaire. Langue, nom d’auteur et signature confèrent l’authenticité au texte original, et, partant, définissent toute traduction « ordinaire[7] » autour du support stable du texte-source, face auquel le texte en langue d’arrivée trouve toujours sa justification, et cela — quels que soient les choix du traducteur. Qu’il soit effacé ou trop présent, ou qu’il soit juste-ce-qu’il-faut (perle rare !), le traducteur se veut toujours " un passeur " : la position instable, certes, du migrateur, mais le tracé duquel pourra toujours être évalué depuis un sol ferme — qu’il l’améliore, le respecte, ou le gâche…

Il y a, d’autre part, dans toute traduction, une consécration de l’objet achevé, imprimé, donné à lire par les soins du traducteur, et assurant à celui-ci, par un juste retour des choses, une retombée. Entre un tel traducteur, sa traduction et le texte originel, la relation est celle de l’échange gratifiant — quelque chose qui laisse pressentir qu’un Jaccottet, traduisant Rilke, joint et son nom et sa traduction au nom et aux poèmes rilkéens, et qu’il peut à tout instant se référer, pour justifier d’un choix, à tel ou tel vers du poète. Don contre don, l’échange entre traducteur et créateur est à double sens. Mais cette mesure pour mesure n’est-elle pas ainsi comparable à ce que Blanchot appelait un « don sans don », « le don par lequel on oblige celui qui le reçoit à rendre un surplus de pouvoir ou de prestige à celui qui donne — ainsi, on ne donne jamais. » ? Bien que sortis de leur contexte, ces mots distinguent très pertinemment l’échange de dons que représente une traduction, de l’abandon qu’exige la restitution de ce poème de Cendrars : la relation — intime et inquiétante — change de nature, se fait don sans retour, « don qui est abandon, poursuit Blanchot, et qui voue l’être abandonné à perdre sans esprit de retour, sans calcul et sans sauvegarde jusqu’à son être qui donne : d’où l’exigence d’infini qui est dans le silence de l’abandon [8]. »

Il va sans dire que cette situation sans situation concerne également les deux côtés qui s’y engagent : nul texte-source dans le cas de La Légende…, et donc — nul sol stable pour le texte réécrit, nulle retombée pour qui entreprendrait de réécrire. Nulle référence à un support original, à l’épreuve duquel légitimer le texte nouveau : ici, c’est bien la même chose que l’on reprend, mais on la reprend… sans qu’elle soit là, dans la certitude même de son absence. La Légende…, cas particulier (bien que non isolé) de la littérature française[9], invalide l’hiérarchie original/version, au profit d’une égalité, plus inquiétante : des versions originales se regardent, aucune n’affirmant ni n’infirmant l’autre… Ces versions originales n’ont pas à être « fidèles » ou « infidèles » (pas de « modèle ») : mais elles ont pour seule mesure — et par delà l’incertitude de toute version — le no man’s land de l’entre-deux des langues, et, partant, la zone franche de toute langue.

Deux versions originales liées dans leur perte fondamentale — perte qui est précisément leur fondement. A côtoyer ainsi l’évanescence, ne sommes-nous pas au cœur de ce passage que Jean-Bertrand Pontalis avait saisi dans ces paroles — « transformer la perte en absence. » ? Conduire l’épreuve de la réécriture à son point limite où l’incertain lui-même la fonde en certitude, n’est-ce pas donner logement à l’inquiétude, non plus comme force médusant l’action, mais comme tension apprivoisée toujours ré-initiant son propre geste ?


Per via di porre, per via di levare


C’est François Gantheret qui rappelle, dans Incertitude d’Eros (en reprenant la référence à Freud lui-même[10]), la distinction que Léonard de Vinci faisait entre le travail du peintre et celui du sculpteur. Le peintre, avait-il dit, procède per via di porre — technique consistant à appliquer des touches sur la surface, alors que le sculpteur, lui, per via di levare, c’est-à-dire « en enlevant à la pierre brute tout ce qui recouvre la surface de la statue qu’elle contient ». La statue est dans la pierre : voir Rodin, et les figures qui quittent à peine la matière brute dont elles se dégagent pourtant ! Certes, ce travail-là du sculpteur n’était pas sans rappeler celui que réclamait notre Légende : réinvention de la masse de pierre, révélation de la matière brute à l’intérieur de laquelle la sculpture était contenue. D’ailleurs, cette certitude que la statue est dans la pierre, n’avait-elle pas de quoi nous rassurer, nous consoler face à la perte de la lettre ? Alors, pourquoi cette inquiétude persistait ?

Ne le savions-nous pas (quelles vieilles lunes !) qu’une langue, même originale, ne serait jamais la langue originelle qui viendrait tout subsumer, cause première ou dernière parole de nos tumultes inavoués ? Et si la vacuité du geste, on la connaissait (jamais le mot ne nous rendra la chose), l’avait-on oubliée, lancés dans la poursuite d’une lettre en cavale ? Entre parole et silence, celui qui se prendrait au jeu de redire cette Légende, n’aurait-il pas à affronter l’épreuve du blanc — un blanc premier et dernier, blanc présidant et escortant tout commencement, un blanc définitif ? Séjourner auprès de ce poème, ne nous mettait-il pas en pure présence de notre propre « intime étranger » - version de l’inquiétante étrangeté où nous voyions soudain s’incarner la chose familière que nous tenions dissimulée ?

Mais en quoi donc cette liberté de l’invention était-elle inquiétante ? Etait-ce à cause de l’invention elle-même, ou à cause de l’invention (en lieu et place) de l’autre ? Simultanément nécessaire et contingente, la réécriture était invitation à occuper la place vacante, mais interdiction de séjour en elle. Auprès de cette incertitude absolue, pouvait-on perdre soi-même tout fondement qui présidait au geste de la reprise ? A quoi bon réécrire, si toute réécriture ne serait qu’une nouvelle épreuve sans preuves ? On pouvait alors, tout aussi bien, laisser tomber.

Cesser d’écrire, se laisser vaincre par la gratuité du geste — c’était donc à portée de main. L’incertitude de la langue — de toute langue — confinait aisément à un « à quoi bon » fondamental, qui engageait non seulement ce poème, mais la possibilité même de poème, et, partant, la littérature elle-même. Ce deuil se répandait, égal, dans un amont et un aval sans apaisement, pure perte de la chose réécrite — perte, n’ayant d’autre visage que la mort. Car le deuil, certain, pour cette réécriture, convoquait la certitude de tout autre deuil à venir.


« C’est pour celui qui ne triche pas que le jeu est véritablement dangereux. »


Expérience intime, inversée, inquiète, c’est à l’inédit que La légende de Novgorode confronte celui qui se prendrait au jeu. Elle engage, dans son impossible achèvement, les deux versants de la réécriture : le désir et le désastre, tous deux mêlés dans leur étymologie embrassée — ce constat où « l’astre fait défaut[11] ». Au seuil même de l’invitation d’auteur, il y avait aussi le péril du jeu : une errance fondamentale, à présent concrétisée, certaine, actualisée. « C’est pour celui qui ne triche pas que le jeu est véritablement dangereux », dit dans l’un de ses cahiers le peintre Picabia, en 1923. Se prendre au jeu — vraiment s’y engager : c’était la condition pour éprouver, dans l’expérience de la restitution de La Légende, combien elle autorisait et interdisait tout à la fois la rencontre, combien l’on pouvait se sentir, à la fois, un invité et un intrus.

Sous le nom d’expérience de La Légende…, comprenons, tout à la fois, le processus de la réécriture et la mise à l’épreuve de son résultat — la version française, une fois « fixée » sur le papier. Pareil au texte réécrit lui-même, le travail de la réécriture lui-même était, simultanément, couvert et dénudé. Obscurément, je pressentais le lieu où le langage se défaisait, où la parole de la reprise — sûre et certaine encore hier — pouvait soudain filer, se dérober. Mais alors, toute version pouvait donc être épuisée ? Elle le pouvait… Réitérer le geste, bien que la version retourne à son abîme — parole toujours en deuil d’un port d’attache : je ne faisais pas « du Cendrars », j’étais avec, et dans l’embarcation toute vacillante — nulle langue, toutes les langues — me voilà rendue sensible à toutes ces figures d’artistes ayant été aux voisinages d’une langue en péril — langue d’écriture, de musique ou de peinture.


Quelle est la force qui nous motive à reprendre l’écrit ?


La réécriture, on croit qu’elle a les certitudes de la reprise : or, n’est-elle pas reprise en main de l’absence ? Elle ne rend pas présente une absence, mais elle l’actualise, en tant qu’absence (voir Blanchot, parfois Mallarmé). La particule « ré- » semble postuler un déjà là, incontestable : certitude du recommencement. Or, appliquée à La Légende…, cette même particule ouvre à son impensé, à ce qui reste d’impermanent, de menacé dans tout geste de réécriture : qu’elle pouvait aussi bien ne pas être, ou que, même en étant accomplie, elle n’avait pas de raison d’être. En amont, comme en aval, un double désengagement, un jeu à somme nulle. Une défaillance du geste de la reprise, est-elle envisageable ? Sommes nous certains que, de réécrire, nous en aurons toujours la volonté, que cela vaudra toujours la peine ? Entre désir et désastre, il y aurait-il, aussi bien, la volonté de reprendre… que sa défaillance ? Le passage à l’acte de l’écriture peut-il basculer, un jour, en un passage à l’acte définitif ? Non plus, comme le faisait Blanchot, aux voisinages de Kafka, « écrire pour périr paisiblement », mais au contraire — périr… pour n’avoir pas pu réécrire.

Si nous posions que le geste réitéré de l’écriture, tant qu’il s’exerce, est un fil relayant à la vie, que se passe-t-il lorsque des écrivains, des peintres, des musiciens, cessent de l’accomplir… et se suicident ? Quel ressort se casse-t-il alors ? Prenons Van Gogh, Nerval, Schumann, Nicolas de Staël, Celan, Tsvétaéva, Pavese… qui lâchent la plume ou le pinceau qu’hier encore, ils tenaient, et disparaissent dans l’abîme ?

Le combat, on le voit, est de vie et de mort. Tant qu’il exerce, l’artiste sait cette part de manque initial qui fondera toujours son geste : réitérer, c’est retrouver le face à face avec ce qui, en se disant, pourrait tout aussi bien ne pas se dire : c’est Giacometti, remodelant sans relâche ses figurines, craignant que, achevées, laissées en repos, elles ne viennent à s’immobiliser dans la mort… Visage du désir, mais visage du désastre, ce travail du deuil est inhérent à l’art, par l’exercice duquel ce qui est perdu perd à son tour sa valeur négative dévastatrice, et devient apte au passage : la perte, maintenue dans le regard, est côtoyée en tant qu’absence. D’une même situation — celle de « l’étranger dans la maison » – le geste de la réécriture peut témoigner différemment : s’il persiste, nous sommes sur le versant heureux de l’absence — toujours apprivoisée, appelée, séduite, telle que la décrit Pontalis :

Pour entendre, pour dire, il faut tout à la fois que l’image, dans sa présence obnubilante, s’efface et qu’elle demeure dans son absence. L’invisible n’est pas la négation du visible : il est en lui, il le hante, il est son horizon et son commencement. Quand la perte est dans la vue, elle cesse d’être un deuil sans fin[12] ;

mais s’il cesse, nous sommes peut-être en train de faire l’expérience même de l’inhospitalier qui, pour avoir été tenu dans l’ombre, surgit en la demeure-même qui l’avait refusé — l’intrusion de l’étrangeté radicale, non plus invitée comme partie exploitable du familier, mais comme sa destruction intégrale. Le propre n’accueille pas l’étranger, il en est envahi, dépossédé. L’absence, toujours reprise en écrivant, retombe alors dans son « mauvais » ersatz — la mort, réelle, sans rémission. N’est-ce pas Van Gogh lui-même qui avait éprouvé les deux versants de la reprise : lui qui, en travaillant sa toile, appelait ce geste une « mélancolie active », n’a-t-il pas moins sombré dans le « deuil sans fin » dont parle J.-B. Pontalis ? La perte, dès cet instant, est ressortie du champ de la vue, elle œuvre dans son invisible, s’oppose au visible en l’annulant, en le dévaluant.

Que nous lie, en tant qu’hommes, aux signes et aux lignes que nous traçons ? L’échec de la reprise symbolique, conduirait-il à un passage à l’acte « pour de vrai » — passage et chute dans le réel même de ce que l’écriture prenait en charge, et qui était la mort ? La mort aurait été donc seulement différée, par la reprise de l’écriture, et non pas tempérée, apprivoisée, comme chez Blanchot ? Redire la mort, est-ce encore ce qui nous lie, relie à notre vie écrite ? Ne plus redire cette mort, ne plus toucher la plume, le pinceau — nous précipite-t-il à vouloir la vivre, à la vouloir comme vraie, plus vraie que celle que nous venions de quitter, en bas de page ou au milieu d’une toile ? Interrogé par le destin de ces figures, l’enjeu de la réécriture se dessinait : l’abdication de la vie, la vraie, la réelle, venait à l’heure où réécrire s’interrompait…


Pour une éthique de la déprise revisitée


Lettre en souffrance, La Légende le restera, car il y aurait un deuil à faire, pour le lecteur français, s’il désirait retrouver sa lettre originelle. Mais, dans cette perte imminente, que nous rappelle-t-elle d’authentique, à quel changement de perspective nous invite-t-elle ? Quelle est la face autre de cette brisure consentie ?

Jouer le jeu, c’est accepter d’être emporté dans un changement de vue — mouvement qui nous demande de partager une inquiétude, de nous départager nous-mêmes, si nous sommes trop enracinés dans notre langue, et de la voir, cette langue, se dépayser. Réécrire, aujourd’hui, La Légende… c’est aussi lui reconnaître une voix actuelle, la lire aujourd’hui — contemporaine à sa réinvention, récusant tout terrorisme de la pensée unique, d’une langue fermée sur elle-même, d’une lecture pusillanime de tous nos événements (littéraires, mais pourquoi pas aussi politiques et religieux, souvent clos sur eux-mêmes, assombris dans l’assertion, lorsqu’ils s’accrochent, tueurs, à quelque lettre pantelante). Vénérer une langue nationale — et sans l’ouvrir à ce qu’elle a d’étranger — , se courber devant une lettre (fût-elle biblique) : n’est-ce pas déjà se retrouver, masse massive, à milles lieues de ce qui fait notre humanité ? Lire, aujourd’hui, La Légende… c’est refuser tout ce qui, dans l’appréhension de l’étranger, confine à l’annexion ou à l’exclusion (Meschonnic[13] ) : dans l’expérience de l’étranger dans la maison, nous éprouvons (et à la lettredans son absence, précisément) l’instant où la littérature se redécouvre, plutôt fragile que forte, en véritable « science humaine » (voir Savoirs et littérature). Rendus sensibles à cette perte imminente, nous pouvons y lire toute une éthique comparatiste — mais aussi, et plus généralement, une éthique de l’accueil, connectant la pratique de la littérature à la pratique analytique, toutes deux aux voisinages de l’étrangeté. S’il y avait une profession de foi, elle ne pourrait se dire qu’en s’effaçant, comme dans ces quelques mots — et fermes, et délicats — de Pontalis :

Tout me détourne de la croyance, de l’adhésion à une cause, à une doctrine, à un discours qui prétend dicter des lois, faire autorité, le discours politique n’étant qu’un modèle du genre. Je tiens pour suspecte une pensée qui, tout en se défendant, a réponse à tout et tient à l’écart sa propre incertitude[14].

Apparue récemment, c’est bien aujourd’hui que La Légende nous invite à la lire — et non pas, seulement, réinsérée dans l’histoire littéraire de 1907[15] . La lire, dans toutes ses versions originales à venir, c’est accepter, sans froncer les sourcils, qu’un bout de " patrimoine national français " ait pu être sauvegardé grâce à une langue étrangère. Russe, française, bulgare, allemande, que sais-je — toute langue étrangère ouvrirait à ce poème sa coquille de beauté propre, et, par ce don, le réintégrerait (aussi bien, ou aussi peu) comme une réécriture — toujours mouvante — d’un Cendrars… privé de langue, mais combien plus riche en langues, en langues toutes étrangères ?

Langue sauvée, ou langue menacée, celle de La Légende… réécrite nous fait participer à sa fragilité : toujours elle échappera à nos histoires littéraires, tant qu’elles ne prennent pas en compte sa diversité, son différend, sa différence. " Le poème, disait Char, est l’amour réalisé d’un désir demeuré désir. ". Ainsi de La Légende… qui se soutient de son absence, se définit dans son mouvement, et, dans l’oubli de ce que nous venons d’entendre, là revoici — brume et bruine — dans l’éphémère d’une parole qui nous la restitue.

Plus encore qu’un poème, La Légende n’est-elle pas comme ces objets poétiques en soi, dont parlait Gantheret[16] : « porteurs d’autre chose qu’eux-mêmes, et portés par autre chose, dans l’entrelacs du désir » ? La lettre, à l’instant de sa disparition et dans son assomption en signifiant, en parole vive : sans doute est-ce là la seule réécriture authentique de ce poème, celle qui estompe la défaillance de l’imprimé dans l’impression vivifiante de la lecture. Evanescence de cette nouvelle trace, fortunée, venue relayer la dette du tracé :

Lecture de la séquence finale de La légende de Novgorode :

Je passe des heures à regarder par la vitre nocturne, brûlante de sueur. Un cyprès solitaire, tout rongé par la poussière, regarde dans les fenêtres fermées de la maison de mon père, comme le moine[-pèlerin] qui me suit par la route, parcourant à pied mille lieues pour toujours être près de moi, et pour toujours me lire le passage de la légende de la Nouvelle Ville rayonnante, légende que moi-même, peut-être, je vous raconterai un jour. Dans le ciel froid du Nord, tranquille roule le soleil – l’énorme soleil des Slaves : une roue avec des rais en bois qui restera toujours la cinquième de la télègue des peuples. Mon rêve a la cadence ralentie des songes : bandages des plaines infinies par-dessus la Russie effondrée, et soudain quelque petit cheval toujours plus près, toujours plus près – du sang frais à travers la gaze des neiges.


NOTES

[1] Les passages lus correspondent aux séquences III, VI et VIII de La légende de Novgorode, la VIe n’étant représentée que par ses lignes finales. La traduction ici proposée est personnelle, mais il existe une édition commercialisée chez Fata Morgana (1997), due à un travail collectif. C’est en prenant contact avec Miriam Cendrars, fille du poète, que nous avons réalisé, chacune de notre côté : deux travaux de restitution avaient été menés simultanément.

[2] Voir notamment (1) l’article liminaire in Feuille de routes N° 37, novembre 1999, Bulletin de l’Association Internationale Blaise Cendrars : « Racontez-nous comment… », présentation, à la demande de Miriam Cendrars, du travail de maîtrise consacré à la question de la restitution et à celle du deuil de parole ; et (2) « En roue libre avec Cendrars », in Réinventer Cendrars : Blaise Cendrars et la traduction, Centre de Traduction Littéraire N° 38, Lausanne 2000, actes du Colloque tenu à Lausanne, les 12 et 13 mai 2000.

[3] Ce que j’essaie de décrire est — au cœur même du processus de la réécriture — à la fois une euphorie et un malaise : sans doute ai-je perçu ainsi les choses pour avoir travaillé non seulement dans un espace langagier totalement blanc (possible et impossible, du tout au tout), mais parce que, les deux langues entre lesquelles je me mouvais, m’étaient, toutes les deux, étrangères.

[4] Pour plus de détails sur la restitution des polysémies, voir l’article in Feuille de routes, cité note n° 2.

[5] Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, Points, 1973, p. 39.

[6] S’il l’était, le prétendu faussaire aurait dû d’abord l’écrire en langue française (pour que je retrouve, en le restituant, ses allitérations), puis il l’aurait traduit en russe, avant de « perdre » « l’original » – même qu’il venait de confectionner… Quel beau programme, mais peu probant, à ce qu’il me semble…

[7] Si tant est qu’elle existe… Mais nous prenons ici le syntagme pour plus de commodité, bien que nous soyons convaincus que, fondamentalement, nulle traduction ne puisse être appelée « ordinaire », tant elles comportent toutes l’événement même qui les transforme en extra-ordinaires.

[8] Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 30, je souligne.

[9] Dans le récent colloque sur Maurice Blanchot, qui s’est tenu une dizaine de jours après la présente Journée, nous avons aussi pu entendre Jean-Luc Nancy relater une expérience semblable : la restitution d’un texte de Blanchot à partir de sa version anglaise, sauf que, plus tard, l’original français blanchotien avait été retrouvé… Sans évoquer le fait, connu de tous, que la Bible elle-même, à la lettre de laquelle on s’attache, n’est qu’une traduction de l’ancien araméen. Cependant, bien que parente à toutes ces expériences de textes n’ayant survécu que dans une traduction, la singularité de La Légende… se détache toujours : ne serait-ce que parce qu’elle est le premier poème publié de celui qui deviendra Cendrars, parce qu’elle inscrit ce nom dans les cendres de sa séquence IV, liant par là la source de sa poésie au deuil de la jeune amie russe, évoquée au même endroit en parallèle avec le feu ravageant, et enfin, parce qu’elle annonce de manière dérangeante le Transsibérien (par la structure des vers et par le rythme, mais aussi par le motif lui-même) qui allait ponctuer la modernité de la célèbre Prose du Transsibérien, parue six ans plus tard, en 1913. Que cette Légende… dérange nos histoires littéraires, par sa singularité et son mystère (mais qui n’ont rien de suspect pour autant, sinon l’inquiétante étrangeté qu’ils provoquent) — cela est sensible dans l’attitude de méprise manifestée à son égard dès sa découverte. Or, il ne s’agit-là que d’un parti pris, empêchant l’esprit de la recherche, ou tout au moins l’orientant, la condamnant à ne relever que les détails pouvant nous amener à douter de l’authenticité du poème.

[10] François Gantheret, Incertitude d’Eros, Gallimard, 1984, p. 18, citant Freud, in La technique psychanalytique P.U.F., 1953, pp. 13-14. Mes italiques.

[11] Voir le rappel de cette étymologie commune in Yves Delègue, Le Royaume d’exil, Obsidiane, 1991, p. 24.

[12] J.-B. Pontalis, Perdre de vue, Gallimard, 1988, Folio essais, p. 392, mes italiques.

[13] Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999.

[14] J.- B. Pontalis, L’Amour des commencements, Gallimard, 1986, Folio, pp. 96-97.

[15] Une telle réinsertion, d’ailleurs, est-elle possible, vu que, de langue originale française, ce poème n’en a pas ? Mais faut-il pour cela fermer la porte à ce qui, de son aventure insolite, serait aujourd’hui authentique ? On peut choisir de lire cette aventure comme une déficience irrémédiable : mais c’est dénier l’aventure elle-même et clore le débat. Inversement, on peut la lire dans son abondance de langues perçues, pour chacune d’elles, comme autant de chances de réécriture : par là, nous acceptons cette étrangère dans la littérature française… à titre d’étrangère ; nous lui accordons sa singularité. A partir de là, toutes les recherches (y compris celles sur son authenticité) peuvent être ouvertes, en dehors et libérées du parti pris initial de la méfiance — méfiance qui forcément altère, d’emblée, toute investigation spécialisée.

[16] François Gantheret, op. cit., p. 22, mes italiques.


POUR CITER CET ARTICLE

Lioubov Sávova, « Entre parole et silence : la traduction-restitution d’un poème perdu de Cendrars. », Les Cahiers du Ceracc, nº 2, 2003 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/savova.html [Site consulté le DATE].

Prologue — lecture de trois passages choisis de La légende de Novgorode
Ecrire sur la grève, entre deux marées hautes
Déprise, méprise, reprise
Mes pas dans les siens, ou la réécriture comme traversée ?
Entre don et abandon : la réécriture comme invention
Per via di porre, per via di levare
« C’est pour celui qui ne triche pas que le jeu est véritablement dangereux. »
Quelle est la force qui nous motive à reprendre l’écrit ?
Pour une éthique de la déprise revisitée

Lioubov Sávova est doctorante en Littérature Générale et Comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, sous la direction de Stéphane Michaud. Partant de l’expérience du déracinement chez trois auteurs singuliers du XXe siècle – Nabokov, Canetti, Yovkov –, ses recherches sont mues par les points de rencontre entre le déracinement et l’écriture, pris simultanément comme thème littéraire et comme interrogation de l’acte créatif aux prises avec le trop ostensible de l’exil. Membre du Centre d’Études Blaise Cendrars à Bern, elle est l’auteur de deux articles sur son approche très personnelle du premier poème de Cendrars, perdu en français et retrouvé en russe – poème dont elle a tenté une réinvention. Intéressée par tout ce qui se perd dans les langues et ce qui œuvre, en elles, comme fragilité et étrangeté, elle aime côtoyer l’écriture sous ses deux formes – la poésie et la traduction – , attentive avant tout à la voix et au rythme des textes écrits.












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