Dire la réécriture, redire l’écriture

- Johan FAERBER -


Dire la réécriture, redire l’écriture, ce serait peut-être, tout d’abord, affirmer et réaffirmer trois positions ancestrales. Ce serait peut-être trouver et retrouver trois figures mythiques par lesquelles se donnerait à lire, à relire et à relier la réécriture. Dire la réécriture, redire l’écriture, ce serait découvrir et redécouvrir le muthos comme socle et fonds essentiels de la parole littéraire. Ce serait poser et reposer une parole qui elle-même ne connaît pas le repos. Trois figures mythiques comme autant de métaphores pour apercevoir la réécriture, ce serait dire et redire sans fin le mythe qui lui-même ne fait que redire dans un geste d’infinitude. Parole des commencements qui n’a pas d’origine, le mythe partagerait alors avec la réécriture son souci du dédoublement et du redoublement.

Trois figures mythiques plutôt que quatre - ou plutôt qu’aucune - pour tenter de dire et de suggérer la réécriture, c’est d’abord pointer et affirmer que la réécriture est une affaire d’éthique, qu’il existerait ainsi peut-être une éthique de la réécriture à défaut d‘un codex de la réécriture. Réécrire, ce serait mettre en jeu l’éthique au sens étymologique, rhétorique et aristotélicien d’ethos : c’est-à-dire mettre en scène l’ethos du chercheur, ce qui est relatif à sa personnalité, et à ses qualités mêmes. La réécriture permettrait alors de brosser son portrait mais un portrait qui viendrait à être, en définitive, celui de sa bibliothèque. Traquer le geste du réécrire, ce serait tenter d’apercevoir que les lignes qui se tracent, les lignes qui sont lues et relues par le chercheur sont celles, en définitive, des rayonnages de sa propre bibliothèque. Que sa bibliothèque rayonne dans ce qu’il lit comme une face sombre que d’autres n’aperçoivent pas, un fuscum subnigrum par où le mouvement de réécriture apparaît et puise ses virtualités dans le sombre fonds de son ethos.

Trois figures mythologiques donc à des degrés divers pour cerner le possible de la réécriture, autant d‘épreuves physiques et de preuves mythiques : Orphée, le vaisseau Argo et la bibliothèque de Babel.

1. La figure orphique

Réécrire, ce serait peut-être d’abord s’approcher du mythe d’Orphée à l‘imitation de ce qu‘avait déjà su mettre en évidence Maurice Blanchot selon qui Orphée montre que « Pour écrire, il faut déjà écrire [1]. » Il existerait en effet une possible tentation orphique dans le mouvement de la réécriture, tentation par laquelle celle-ci serait appelée à se retourner sur elle-même, et cela dès son préfixe même. Le « ré » de la réécriture constitue en latin le préfixe qui indique un mouvement en arrière : c’est le paradoxe aporétique de l’antéposition de la postériorité : c’est ramener à un état antérieur tout en cherchant à progresser. En ce sens, le premier poète appellerait et métaphoriserait ce geste même du réécrire, lui qui, parlant du fatum comme d‘un textus, entend « défaire la trame [2] ». Lors de sa remontée des Enfers, parti à la recherche d’Eurydice, Orphée, on s’en souvient, commet cet hybris, comme le dit Ovide, de « jeter les yeux derrière lui, avant d’être sorti des vallées de l’Averne [3] ». Désobéissant à cette recommandation du Rhodope, le poète thrace fait volte-face, ce qui imprime au Dire et à la parole ce retournement liminaire, et confère à la réécriture sa première métaphore. Réécrire, ce serait ainsi se retourner, revenir comme Orphée sur ses pas. Il s’agirait de jeter les yeux en arrière pour traquer son double, retrouver et redécouvrir sa propre trace avant que cette dernière ne disparaisse, avant qu’elle ne s’efface, telle une origine qu‘on ne pourrait assigner. Ou bien au contraire, il s’agirait encore de revenir sur ses pas, non de peur que ceux-ci ne disparaissent, mais pour les effacer. Dans une tentative comme dans l’autre, le poète et sa parole se heurtent au même paradoxe aporétique fondateur du retournement que pose plus largement aussi la réécriture dès sa préfixation : comment faire sans défaire, parfaire sans méfaire ? Comment mettre fin à ce miroitement d’un langage devenu retour et réflexivité ?

Cependant, outre cette tension du retournement, le préfixe « ré » pointe aussi vers la réécriture comme le mouvement de la répétition et de la réitération. Orphée, dans les Enfers, croise ces figures mythologiques de la répétition que sont Tantale, Ixion, Sisyphe, figures qui, au chant d’Orphée, suspendent leurs peines. Comment alors concilier ce retournement et la répétition ? Qu’est-ce qui permet d’atteindre cet éventuel objet perdu que serait une perpétuelle Eurydice dans la réécriture : revenir ou ressasser ? A cette question, Maurice Blanchot paraît répondre que « L’oeuvre dit le mot commencement à partir de l’art qui a partie liée avec le recommencement [4]. »

2. Le vaisseau Argo

Souvent tenu depuis Roland Barthes et son réflexif Roland Barthes par Roland Barthes [5] pour une métaphore éclairante du structuralisme, le vaisseau Argo, mené par les Argonautes auquel il donne son nom, et au nombre desquels Orphée se compte, paraît également pouvoir rendre compte métaphoriquement du travail de la réécriture sur le texte lui-même, de son action à sa réalisation. Réécrire, ce serait peut-être ainsi trouver et retrouver les gestes et la geste des Argonautes, finir par construire, sans arrêter de le reconstruire, ce même navire sur lequel ils prirent place. Ce vaisseau qui, lors de divers épisodes, a traversé un certain nombre de périples, se constitue lui aussi d’épreuves, d’essais successifs de lui-même. Sa permanence ne s’assure que dans un mouvement indéfiniment réitéré de reconstruction. Exposé à divers outrages qui l’obligent à être continûment réparé et refait, le vaisseau Argo adresse une question que ne peut également manquer de se poser la réécriture : structure mobile qui ne connaît pas le coup d’arrêt, qui ne cesse de se modifier, quel est son rapport à sa propre identité ? De ce qui est sans cesse repris, refait, quel rapport s’établit avec la structure première, avec sa première écriture, sa première construction ? S’agit-il du même texte ou d’un autre ? Comme le disait déjà Barthes à propos de ce navire [6], la substitution d’une pièce à une autre entraîne-t-elle l’apparition d’un nouvel objet ou la continuité d’une nomination identique assure-t-elle la persistance d’une modification à l’autre ? Le texte réécrit conserve-t-il ainsi un rapport avec le texte premier dont il est issu ? Ce rapport ne peut-il être maintenu que par le seul jeu d’une identité conférée par le nom, le titre ?

En outre, et enfin, le créateur même de ce vaisseau du réécrire peut lui-même apparaître comme une allégorie de la figure même du redire, et de son perpétuel roulis entre ce qui est fait, ce qui se fait et ce qui reste à faire. Argos, en effet, même s’il est souvent confondu avec d’autres, est paré d’un regard que toute réécriture paraît réclamer : selon la tradition dont le Grimal fait état [7], il possédait quatre yeux : une paire regardant par devant et l’autre regardant en arrière. Ainsi, à l’instar d’Argos, la réécriture supposerait un écrivain paré d’un tel regard, toujours double : l’oeil quadruple pourrait se regarder se regarder...

3. La bibliothèque de Babel

Cette dernière figure mythique n’en est pas une à proprement parler. Elle fait écho à la nouvelle de Borges intitulée « La bibliothèque de Babel [8] » qui elle-même fait écho à la tour de Babel biblique qu‘elle réécrit sans détours. Ce texte, on s’en souvient, présente un bibliothécaire vivant dans une bibliothèque labyrinthique supposée infinie, bibliothèque qui possède sur ses rayonnages tous les livres possibles. Cette nouvelle place la réécriture non comme une possibilité mais comme une nécessité de toute pratique scripturale. Si tous les livres sont déjà imaginés, l’écriture même ne peut plus se produire et provoquer l’événement. Dire la réécriture, redire l’écriture revient à poser que dans cette bibliothèque qui promet tous les possibles et qui les accomplit, tout est écrit si bien que tout ne peut être que réécrit. Tout geste tracé vient à suivre et à seconder un geste toujours-déjà là, toujours-déjà commencé, toujours-déjà achevé aussitôt que commencé. La bibliothèque de Babel confisque, par sa profusion inépuisable, l’écriture en l’assimilant à la lecture, posant entre les deux actes une identité réverbérée. La réécriture serait ainsi selon Borges ce moment où l’on oublie que l’on écrit mais serait bien plutôt cet âge où on lit, où, surtout, on se souvient d’avoir lu voire de s’être lu... La rhétorique ne sert plus : la bibliothèque prend sa place comme l’indique Michel Foucault : « La littérature commence [...] quand le livre n’est plus l’espace où la parole prend figure, mais le lieu où les livres sont tous repris et consumés [9] ». La bibliothèque de Babel donne ainsi naissance à ce que Foucault nommera encore « le moutonnement à l’infini des mots [10] ». Si tout a déjà été dit, réécrire reviendrait comme le dit Henri Michaux, à « skier au fond d’un puits [11] ».

Ainsi donc, dire la réécriture, redire l’écriture, c’est constater que nous sommes tous gagnés par cette pathologie du second demi-siècle, celle dont Roland Barthes a su mettre en évidence le symptôme le plus manifeste : « J’ai une maladie : je vois le langage [12]. »

NOTES

[1] Maurice Blanchot, L'Espace littéraire, Paris, Gallimard, collection « Folio », p. 232.

[2] Ovide, Les Métamorphoses, Paris, Gallimard, collection « Folio », p. 321.

[3] Ibid., p. 322.

[4] Maurice Blanchot, L'Espace littéraire, op. cit., p. 328.

[5] Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes in Roland Barthes, Oeuvres complètes, IV, livres, textes, entretiens, 1972-1976, Le Seuil, 2002, article « Le Vaisseau Argo », p. 626.

[6] Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1951, article « Argos », p. 49-50.

[7] Idem

[8] Jorge Luis Borges, « La Bibliothèque de Babel », Fictions, Paris, Gallimard, collection « Folio », p. 71-81.

[9] Michel Foucault, « Le Langage à l'infini » in Dits et écrits I, 1954-1975, Paris, Gallimard, collection « Quarto », 2001, p. 289.

[10] Ibid., p. 288.

[11] Henri Michaux cité in Tanguy Viel, « Idées en pente »

[12] Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, op. cit., p. 735.


POUR CITER CET ARTICLE

Johan Faerber, « Introduction », Les Cahiers du Ceracc, nº 2, 2003 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/introcahier2.html [Site consulté le DATE].

1. La figure orphique
2. Le vaisseau Argo
3. La bibliothèque de Babel

Johan Faerber est docteur ès lettres modernes de l'Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3. Ses travaux portent essentiellement sur l'esthétique baroque du Nouveau Roman mais s'intéressent également à la littérature contemporaine (Arno Bertina, Tanguy Viel), et à la possibilité d'une poétique des premiers romans. Membre du centre d'études du roman du second demi-siècle dirigé par Marc Dambre, il est actuellement ATER.











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