La main invisible. Parcours dans l’œuvre visible de Borges, Valéry, Dante
- Erica DURANTE -
Lorsqu’on parle de réécriture, c’est à Pierre Ménard qu’on pense en premier : lui, personnage-clef de la fiction de la réécriture. C’est Borges qui l’a créé en 1939 ; son histoire est très simple, en dépit de toute la littérature qu’elle a générée :
imaginez Pierre Ménard, raconte Borges, parvenu à la fin d’une longue carrière littéraire ; or il en arrive à un moment où il s’aperçoit qu’il ne veut plus encombrer le monde de ses œuvres. Et qu’il ne recherche pas la renommée, bien que son destin soit d’écrire. […] alors il décide de se cantonner dans la plus grande discrétion et de récrire une œuvre déjà existante, je dirai même tout à fait existante, continue Borges, vu qu’il s’agit de Don Quichotte [1].
C’est à cette tâche ardue que se consacre Pierre Ménard. Il écrit un livre qui coïncide mot pour mot avec le Quichotte de Cervantès, mais c’est lui qui en est l’auteur. Lui, un Français de Nîmes, qui se lance dans l’œuvre « interminablement héroïque » de traduire le Quichotte, et qui finit par écrire le Quichotte lui-même, en faisant correspondre dans une autre langue un texte qui existe déjà et auquel il adhère complètement [2]. Cependant, en faisant cela, Ménard ne peut éviter de filtrer le texte à travers son propre système linguistique, esthétique, culturel [3]. Entre « la feuille blanche et le bouillonnement des mots ou des histoires qui prennent forme », pour Ménard, comme pour Silas Flannery, intervient « l’incommode diaphragme […] [du] style, [du] goût, [de] la philosophie, la subjectivité, la formation culturelle, [du] vécu, [de] la psychologie, [du] talent, [d]es trucs du métier. […]. Comme j’écrirais bien, regrettait Flannery, […] si je n’étais qu’une main, une main coupée qui saisit une plume et se met à écrire [4]… ». La main de Ménard, elle, est bien dans le prolongement de son bras… et même de deux bras en même temps. C’est que Pierre Ménard pourrait être en soi la version revue et corrigée de quelqu’un d’autre. De quelqu’un qui comme lui a publié dans cette revue de fin de siècle, que dirigeait Pierre Louÿs, et qui s’appelait La Conque, de quelqu’un qui comme lui s’est intéressé au pseudo-problème d’Achille et de la Tortue selon Zénon. De quelqu’un qui comme lui a cru que « penser, analyser, inventer […] ne sont pas des actes anormaux, [mais qu’] ils constituent la respiration normale de l’intelligence [5] ». Un symboliste de Nîmes, ce Pierre Ménard, « essentiellement dévot, de Poe, qui engendra Baudelaire, qui engendra Mallarmé, qui engendra Valéry [6] ». Paul Valéry : la vie et l’œuvre de Paul Valéry seraient comme le négatif de la vie et l’œuvre de Pierre Ménard. Une vie derrière laquelle d’autres ont cru voir l’ombre d’Unamuno ou celle de Louis Ménard, poète et traducteur, dont une biographie synthétique nous a été livrée par Rémy de Gourmont [7]. Cette hypothèse risque de passer pour une provocation vis-à-vis de Valéry qui tenait pour banales et superflues ces conjectures autour des personnages :
J’ai toujours trouvé ridicules, disait-il, ces critiques ou glossateurs qui traitent des personnages de roman ou de théâtre comme si ce fussent des personnes réelles, disputent de leur vraie nature, se demandent si Hamlet ou si Tartuffe furent tels et tels, spéculent sur les passions et les responsabilités de Phèdre hors de la pièce. Mais tous ces êtres s’évanouissent à peine sortis de la scène. On ne sait de quoi mange le Cid, ni si Béatrice n’avait mal aux dents […] [8] .
A ce sujet, Borges s’accordait parfaitement avec Valéry, comme d’ailleurs sur bien d’autres questions. Chez lui aussi c’est une figure dantesque, le comte Ugolin, condamné parmi les traîtres pour avoir mangé ses propres fils, qui donne lieu à cette réflexion sur la nature des personnages :
Pour Robert Louis Stevenson ( Ethical Studies, 110) les personnages d’un livre sont des suites de mots ; si blasphématoire que cela nous paraisse, c’est à cela que se réduisent Achille ou Peer Gynt, Robinson Crusoé ou Don Quichotte. Tout comme les puissants qui régirent le monde : Alexandre n’est qu’une suite de mots et Attila une autre. D’Ugolin nous dirons qu’il est une texture verbale d’une trentaine de tercets. Devons-nous inclure dans cette texture la notion de cannibalisme ? Il nous faut […] en avoir le soupçon, incertain et craintif [9].
En ce qui concerne le personnage de Pierre Ménard, « devons-nous inclure dans sa texture » Valéry ? Ne pas le faire serait aller à l’encontre de la technique qu’emploie Ménard, celles des « anachronismes délibérés et des fausses attributions ». Ce serait exclure des possibles, ce qui n’advient pas dans l’art. Parmi les pièces qui composent l’œuvre visible de Pierre Ménard, par opposition à son œuvre souterraine, qui est le Quichotte, figure une « transposition en alexandrins du Cimetière marin ». Une transposition, un passage, une variation dans un autre code, non pas linguistique, comme dans le cas du Quichotte que Ménard lit, et par là réécrit en français, mais dans un code prosodique. Le Cimetière marin est en effet l’un des rares poèmes modernes de la langue française à avoir entièrement été écrit en décasyllabes. Si nous remontons vers 1916, lorsque Valéry a très probablement commencé à écrire les premiers vers du Cimetière, nous voyons comment ce poème s’apparente intimement à un autre poème, qui est l’un des plus chers à Borges, La Divine Comédie de Dante Alighieri :
Quant au Cimetière marin, dit Valéry, cette intention ne fut d’abord qu’une figure rythmique vide, ou remplie de syllabes vaines, qui me vint obséder quelque temps. J’observai que cette figure était décasyllabique, et je me fis quelques réflexions sur ce type fort peu employé dans la poésie moderne ; il me semblait pauvre et monotone. Il était peu de chose auprès de l’alexandrin, que trois ou quatre générations de grands artistes ont prodigieusement élaboré. Le démon de la généralisation suggérait de tenter de porter ce Dix à la puissance du Douze. Tout ceci menait à la mort et touchait à la pensée pure. (Le vers choisi de dix syllabes a quelque rapport avec le vers dantesque) [10].
Résister à l’alexandrin, lutter contre ce que Valéry appelle « le démon de la généralisation », qui le ramenait vers l’alexandrin, a donc été l’un des enjeux d’écriture de ce poème qui porte en soi une « illumination musicale » venant de l’étranger et de très loin dans le temps. Lorsqu’en 1939 il écrivait Pierre Ménard, il est très probable que Borges savait qu’un des enjeux majeurs pour Valéry, au moment de la composition du Cimetière, avait été d’atteindre la sonorité d’un vers désuète pour la poésie française : l’hendécasyllabe, le vers de Dante, le vers italien par excellence, qui, à son tour, dérive du vers de dix syllabes de la poésie provençale. Le Cimetière est donc un texte qui lui est familier et cher. Il le préface lorsque paraît la traduction argentine du poème, par son ami, le poète Néstor Ibarra. Et c’est d’ailleurs à ce moment-là, sept ans avant qu’il ait eu l’idée d’écrire Pierre Ménard, que, toujours à propos de Valéry, toujours à propos du Cimetière, il s’était amusé à renverser, quoique d’une autre manière, le statut du poème, en anticipant cette manie propre de Ménard de « propager des idées strictement contraires à celle qu’il préférait [11] ». Il l’avait fait dans la même optique : celle de déposséder le Cimetière de son auteur unique, celle d’en faire un texte a-despote, comme disent les philologues, un texte qui ne porte pas le nom de l’auteur :
J’invite […] le quelconque sudaméricain – mon semblable, mon frère – , avait-il écrit, à se saturer de la cinquième strophe du Cimetière dans le texte espagnol, jusqu’à éprouver que le vers original d’Ibarra : la pérdida en rumor de la ribera est inaccessible, et que son imitation par Valéry : le changement des rives en rumeur n’en rend qu’imparfaitement l’effet. Soutenir le contraire avec une conviction excessive serait abjurer l’idéologie de Valéry en faveur de l’homme temporel qu’il a proposée [12].
Contemporain de Paul Valéry, le personnage de Pierre Ménard, qui alexandrinise le Cimetière, ne s’adonne pas à un simple exercice de transmétrisation, mais se pose le problème primordial de l’écriture en vers, celui du rythme [13]. Sa variation ne concerne pas la modification de l’aspect formel du texte, mais consiste dans une inversion plus profonde, qui touche au labeur de Valéry, et qui en changeant le son, change aussi le sens du texte [14]. Avant d’être auteur du Quichotte, Pierre Ménard serait donc auteur du Cimetière marin, qu’il manie et réécrit comme s’il s’agissait d’un brouillon et non pas d’un texte définitif. L’opération qu’il conduit sur le texte valéryen s’accorde parfaitement avec la célèbre formule de Valéry, d’après laquelle « un texte n’est jamais achevé, mais toujours abandonné [15] », et se fait l’écho de Borges qui affirme que « tout est brouillon […], l’idée de texte définitif ne relevant que de la religion ou de la fatigue [16] ».
A côté de Pierre Ménard, il y a un autre personnage, cette fois-ci non pas français mais argentin, Hilario Lambkin Formento, qui apparaît vingt-six ans après dans les Chroniques de Bustos Domecq. Un recueil de textes où l’on a également l’impression de perdre les traces de l’Auteur, Honorio Bustos Domecq n’étant que l’auteur imaginaire de ces chroniques, inventé par cet autre auteur qui est Biorges, anagramme de Borges et Bioy. Parmi les comptes rendus édités par Bustos Domecq, l’un porte sur Hilario Lambkin Formento. Un critique de profession qui publie des articles reconnus pour leur objectivité, et qui, en 1929, décide d’abandonner sa carrière pour se « consacrer entièrement à une étude critique de La Divine Comédie ». Pour ce faire, il commence à « éliminer le prologue, les notes, l’index, le nom et l’adresse de l’éditeur », et ne garde que le corps des trois cantiche de la Comédie, telles que les conçut Dante, en faisant « coïncider [son analyse] mot pour mot avec le poème [17] ». Cette œuvre, dépourvue de tous ces éléments paratextuels et extratextuels, est celle que s’approprie et que livre Formento, en éditant l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis. … C’est ainsi que la main invisible de Dante a atteint également celle de Borges, outre celle de Valéry. Avant même de le surprendre assis à sa table de travail, c’est dans sa bibliothèque que le fantôme de Dante effleure la main de Borges ; pour le poète argentin, le moment de la lecture est en réalité le moment privilégié de la réécriture dantesque. Dans le bus qui l’amène à son lieu de travail, une bibliothèque municipale à l’autre bout de Buenos Aires, Borges lit et note, au dos de son exemplaire de poche bilingue italien-anglais de La Divine Comédie, un, deux, trois vers qui pour diverses raisons le touchent plus que d’autres [18]. Alberto Manguel, romancier, historien de la lecture, qui a souvent participé et même animé par sa propre voix les heures de lecture du poète au moment où il était devenu aveugle, raconte la façon dont les livres devenaient vite avec Borges des objets parlants, des livres sonores, avec ces apostilles manuscrites qu’il y apposait. « Souvent, dit-il, [Borges] me demandait de noter quelque chose sur la page de garde à la fin du livre que nous lisions – la référence d’un chapitre ou une réflexion. Je ne sais pas quel usage il pouvait en faire, mais j’ai pris, moi aussi, l’habitude de parler des livres derrière leur dos [19] ». Certaines des notes de lecture inscrites sur les exemplaires de la Comédie que possédait Borges, ont récemment été retrouvées. Aujourd’hui encore inédites, elles sont très intéressantes, parce qu’elles contiennent des remarques, des bribes de réflexion, et parce qu’elles montrent comment le moment de la lecture de la Comédie coïncide avec le premier jet de la réécriture qui s’inspire de Dante. Une réécriture qui s’étend sur quarante ans, et qui connaît tous les genres, avant d’aboutir à la publication d’un recueil monographique sur la Comédie, les Neuf essais sur Dante, paru pour la première fois en 1982. Quatre de ces notes autographes, inscrites à quatre dates différentes, au dos de quatre éditions distinctes, se rapportent au cinquième chant de l’Enfer, le chant des luxurieux, de ces esprits condamnés pour avoir commis le péché de chair, parmi lesquels Dante rencontre deux amoureux infernaux, Paolo Malatesta et Francesca da Rimini :
[1] [1943, éd. Dent] E paion sì al vento esser leggieri [Enf., V, 75]
[Et qui semblent si légers dans le vent]
[2] [1947, éd. Casini] soli stavamo [sic] (De Sanctis) Cf. Furioso I, 22 [Enf., V, 129 n[ote]]
[nous étions seuls] (De Sanctis) Cf. Furieux I, 22]
[3] [1949, éd. Provenzal]…di quel che in noi si maturava [Enf., V, 129 n[ote]]
[… de ce qui mûrissait en nous]
[4] [1954, éd. Torraca] Notevole l'allitterazione: 142 [Enf., V, 142][20]
[Remarquable l’allitération : 142]
En transcrivant ces fragments, exactement comme Pierre Ménard, Borges se dissimule derrière le texte qu’il transcrit et enrichit de son œil de lecteur du XXe siècle. La première note consiste dans la reprise littérale d’un vers prononcé par Dante-personnage, avant qu’il adresse la parole à Francesca, et atteste de l’impression que Borges a reçue de la concision et de la force de ce vers. La troisième et la quatrième renvoient au commentaire contenu dans la note en bas de page, tantôt sur un problème d’interprétation [3], tantôt sur une impression rythmique [4]. Dans ce vers final du chant, qui est le 142e, Borges apprécie l’effet que Dante arrive à produire par une allitération qui lui paraît remarquable : « e caddi come corpo morto cade », « et je tombai comme tombe un corps mort [21] ». « Toute La Divine Comédie, dit-il, est pleine de bonheurs de ce genre ». Mais c’est surtout la deuxième annotation qui pose une question plus intéressante. « Soli eravamo e sanza alcun sospetto », « nous étions seuls et sans aucun soupçon [22] », avoue Francesca, et c’est notamment ce dernier mot, sospetto, « soupçon » qui fait résonner dans l’esprit de Borges une troisième voix, celle de l’Arioste. En voyant apparaître le substantif sospetto, l’analogie se fait chez lui avec un vers du premier chant du Roland Furieux : « insieme van senza sospetto aversi », « c’est ensemble qu’ils vont, sans avoir de méfiance [23] ».
D’une écriture à l’autre, d’une lecture à une autre, mais aussi d’une langue à une autre, l’épisode de Paolo et Francesca parcourt les âges. Comme s’il était conduit par une main invisible, il se glisse des peintures d’Ingres, aux poésies de Bécquer, D’Annunzio, Unamuno, de la musique de Rachmaninov qui lui consacre un opéra entier, à la prose de cet autre argentin, Leopoldo Lugones, pour arriver jusqu’à Borges, qui, vers la fin de sa vie, compose un long poème intitulé Inferno, V, 129 [24]. Sensible à ce foisonnement d’œuvres qui se développent autour des deux amants incestueux, Borges récupère, dans le texte de Dante, l’élément qui est à la fois à l’origine et à l’aboutissement de cette profusion de réécritures diverses. Un élément, le livre, déjà présent dans le texte dantesque, où il joue un rôle capital dans la révélation de la passion amoureuse :
127 Noi leggiavamo un giorno per diletto 127 Di Lanciallotto come amor lo strinse ; 127 Soli eravamo e sanza alcun sospetto. 130 Per più fïate li occhi ci sospinse 127 Quella lettura, e scolorocci il viso ; 127 Ma solo un punto fu quel che ci vinse. 133 Quando leggemmo il disïato riso 127 Esser baciato da cotanto amante, 127 Questi, che mai da me non fia diviso, 136 La bocca mi baciò tutto tremante. 127 Galeotto fu’l libro e chi lo scrisse : 127 Quel giorno più non vi leggemmo avante [25].
[Trad. : Nous lisions un jour par agrément/ de Lancelot, comment amour le prit:/ nous étions seuls et sans aucun soupçon/ Plusieurs fois la lecture nous fit lever les yeux/ et décolora nos visages/ mais un seul point fut ce qui nous vainquit./ Lorsque nous vîmes le rire désiré/ être baisé par tel amant,/ celui-ci, qui jamais plus ne sera loin de moi,/ me baisa la bouche tout tremblant./ Galehaut fut le livre et celui qui le fit ;/ ce jour-là nous ne lûmes pas plus avant] [26].
Lancelot du lac, un des romans du cycle de la Table Ronde, un livre, un de ceux qui ont alimenté la folie d’Alonso Quijano, le futur Don Quichotte. Un livre, voici ce que Dante met entre leurs mains comme aveu de cet amour, qui est réciproque et malheureux comme celui de Lancelot et de la reine Guenièvre. Tel le philtre dans le Roman de Tristan, ou le personnage de Galehaut, qui dans le Lancelot se fait l’intercesseur des amoureux, le livre devient ici un instrument de biographie pour ces « usufruitiers des lettres » qui sont Paolo et Francesca [27], mais, avant eux, Dante, qui connaissait les romans du cycle arthurien, et qui réécrit un fait ayant réellement eu lieu et circulant dans la Florence de son temps, à la lumière d’une autre littérature :
De tous les instruments de l’homme, affirme Borges, le plus étonnant est, sans aucun doute, le livre. Les autres sont des prolongements de son corps. Le microscope et le télescope sont des prolongements de sa vue ; le téléphone est un prolongement de sa voix ; nous avons aussi la charrue et l’épée, prolongement de son bras. Mais le livre est autre chose : le livre est un prolongement de sa mémoire et de son imagination [28].
Mémoire poétique et imagination sont d’ailleurs deux dimensions qui régissent la poésie de la Comédie. Dans un de ses derniers essais sur Dante, Borges écrit que La Divine Comédie « n’est pas le caprice isolé et fortuit d’un individu mais l’effort conjugué d’un grand nombre d’hommes et de générations. Rechercher ses précurseurs, continue-t-il, ce n’est pas se livrer à une misérable tâche de caractère juridique ou policier ; c’est sonder les mouvements, les tâtonnements, les aventures, les intuitions et les prémonitions de l’esprit humain [29] ». Si nous nous en tenons au chant de Paolo et Francesca, qui est à son tour à l’origine d’une longue descendance de réécritures multiformes, nous voyons qu’il n’est pas seulement la réinvention d’un épisode de Chrétien de Troyes, mais qu’il reprend aussi d’autres textes médiévaux, contemporains de Dante, et qui eux aussi abordent le thème de l’amour, tel les traités d’André le Chapelain, les chansons « stilnovistes » de Guido Guinizelli, ainsi que d’autres chansons écrites par Dante, et qui étaient déjà contenues dans la Vie nouvelle.
Dans Inferno, V, 129, l’image du livre ressurgit, bien qu’il ne s’agisse pas du Lancelot, mais plutôt de la Comédie, que Borges tient pour le sommet de la littérature, ou mieux encore il s’agit d’un livre à venir, unique, el máximo, le plus grand, qui contiendra en soi tous les possibles. Quel que soit ce livre, le geste initial de Paolo et Francesca est très significatif :
555Dejan caer el libro, porque ya saben 555que son las personas del libro. 555( Lo serán de otro, el máximo, 555pero eso qué puede importarles.) 555Ahora son Paolo y Francesca 555No dos amigos que comparten 555El sabor de una fábula 555Se miran con incrédula maravilla 555Las manos no se tocan 10 Han descubieto el único tesoro 555Han encontrado al otro 555No traicionan a Malatesta, 555Porque la traición requiere un tercero 555Y sólo existen ellos dos en el mundo [30].
[Trad. : Ils laissent de côté le livre, car ils savent/ qu’ils sont les personnages du livre./ (Ils le seront d’un autre, le plus grand/ mais ils ne s’en soucient guère.)/ Ils sont maintenant Paolo et Francesca/ et non deux amis qui partagent/ la saveur d’une fable./ Ils se regardent émerveillés, sans le croire./ Leurs mains ne se touchent pas./ Ils ont trouvé l’unique trésor/ Ils ont découvert l’autre./ Ils ne trahissent pas Malatesta,/ Puisque la trahison réclame un tiers/ et qu’il n’existe qu’eux deux au monde] [31].
Borges filtre l’épisode des deux amants en le délivrant de tout fardeau moral. Ni péché ni pitié, ni tourmente infernale n’apparaissent dans son poème. Une seule allusion au malheur dérivant de cet amour inavouable y est contenue : le nom de Malatesta, mari légitime de Francesca et frère de Paolo, mais, aussitôt écarté, le ton clément et harmonieux du texte n’en est pas altéré. Il y a pourtant un élément qui se maintient de Dante à Borges : le livre, fil conducteur de tout le poème. Il réapparaît peu après, par l’évocation d’Adam et Eve, le premier couple de pécheurs : c’est la Genèse, le premier de tous les livres qui composent la Bible. Métaphore textuelle de la réécriture, ce texte sacré est composé de tant de livres d’auteurs différents, appartenant à différentes époques, et pourtant attribués à un seul Esprit :
15 Son Paolo y Francesca 15 Y también la reina y su amante 15 Y todos los amantes que han sido 15 Desde aquel Adán y Eva 15 En el pasto del Paraíso. 20 Un libro, un sueño les revela 15 Que son formas de un sueño que fue soñado 15 En Tierras de Bretaña 15 Otro libro hará que los hombres, 15 Sueños también los sueñen [32].
[Trad. : Ils sont Paolo et Francesca/ et puis la reine aussi et son amant/ et tous les amants qui ont vécu/ depuis le premier Adam et son Eve/ dans la pâture du Paradis./ Un livre, un rêve leur révèle/ qu’ils sont les formes d’un rêve qui fut rêvé/ en terres de Bretagne./ Un autre livre accordera aux hommes,/ Rêves aussi, de les rêver] [33].
Cet empilement de rêves, cet emboîtement de lectures, dans cette fin de poème, pourrait faire croire, par ses bifurcations successives, à une dispersion d’unité, ce qui est peu probable pour Borges qui se figure la Comédie comme une estampe de portée universelle, comme une œuvre absolue, « où aboutit tout ubi et quando [34] ». Le procédé par enfilade qui voit dériver Paolo et Francesca d’un rêve que d’autres ont rêvé, et dont d’autres rêverons à partir d’eux, fait penser à la structure d’un arbre généalogique, où tant de dates, tant de noms, tant de liens en engendrent tant d’autres, qui racontent une seule lignée, une seule histoire qui se transmet de génération en génération sans pourtant être jamais la même. Pour les textes aussi on peut établir des arbres généalogiques ; ce sont les philologues qui le font. En écartant les différentes ramifications des témoignages qu’ils possèdent d’un texte, ils remontent à l’archétype. Ainsi, l’arbre généalogique montre plus qu’une dispersion du texte original, une ampliation d’unités, pour employer l’expression de Bustos Domecq [35]. Une ampliation, une dilatation, comme celle que depuis Chrétien de Troyes nous avons suivie tout au long de ce parcours.
De Dante, nous ne possédons aucun document autographe, pas de lettres, pas de poèmes, et bien sûr pas de vers de la Comédie. Il y a pourtant huit cents codices de la Comédie qui nous sont parvenus grâce à l’effort et à la patience de tant de Pierre Ménard, dont un des premiers fut Boccace, qui copia ce texte, en inaugurant une nouvelle tradition manuscrite de la Comédie. En comparant, en épurant ces codices de leurs contaminations, on est arrivé à établir un énorme arbre généalogique et donc un texte souche, qui devrait s’approcher le plus possible de celui que la main visible de Dante a écrit. Comme tout arbre généalogique, celui de la Comédie est toujours en évolution, tout en haut de ses branches, il y a désormais le Cimetière Marin, L’Aleph, Inferno, V, 129. Par cette multitude de réécritures, de branches qui se rejoignent et se croisent, la littérature finit par correspondre à l’image que Borges s’était fait d’elle : celle « d’une forêt, assez dense d’ailleurs, où nous nous empêtrons, et en perpétuelle croissance, […] une sorte de labyrinthe vivant […] [36] ».
Une forêt labyrinthique, dirait Borges, obscure dirait Dante.
Erica Durante, « La main invisible. Parcours dans l’œuvre visible de Borges, Valéry, Dante. », Les Cahiers du Ceracc, nº 2, 2003 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/durante.html [Site consulté le DATE].
Erica Durante est docteur en littérature générale et comparée de l'Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3