Se prostituer, dit-elle.
La prostitution comme enjeu poïétique dans l’œuvre de Marguerite Duras.
- Chloé CHOUEN-OLLIER -
« Elle se livre d’elle-même au sort qui se propose. Elle veut bien être reine. Elle veut bien être une captive. C’est selon ce que lui désire qu’elle soit » écrit Marguerite Duras en 1993 dans « Roma[1] », réécriture de l’histoire passionnelle de Titus et Bérénice. Le désir de soumission qui s’entend dans ce passage est révélateur de la posture littéraire de Duras, posture ambiguë, a priori contradictoire, puisque l’écrivain, un temps associé au féminisme, n’a cessé de revendiquer tout à la fois l’émancipation de la femme et sa dépendance à l’égard de l’homme. Si en 1974 Duras condamne l’aliénation de la femme et dénonce un système patriarcal, ce qu’elle appelle la « classe phallique[2] », elle écrit aussi en 1987 dans La Vie matérielle:
Nous possédons notre amant comme lui nous possède. Le lieu de cette possession est le lieu de l’absolue subjectivité. C’est là que notre amant nous assène les coups les plus forts que nous le supplions de donner pour qu’ils se répandent en écho dans tout notre corps, dans notre tête qui se vide. C’est là que nous voulons mourir[3] .
Cette double postulation qui conjugue volition et soumission, liberté et asservissement, où la femme est conjointement objet et sujet de désir, se retrouve dans le motif de la prostitution, prégnant dans l’œuvre de Marguerite Duras.
Que ce soit dans l’espace diégétique ou dans le paratexte, l’écrivain n’a cessé, au fil des années, de présenter une vision idéalisée de la prostitution. À une question posée par Hubert Nyssen sur ce qui la fascine, Duras répond : « Les prostituées. Les fous. Les criminels[4] ». Ce qui d’un point de vue sociologique est considéré comme un annihilement de la femme est envisagé, sur le plan littéraire, comme une forme de liberté. Ce paradoxe est visible dans le titre même d’une interview de 1963 donnée par la prostituée Marie-Thérèse; Duras, l’interrogeant sur sa pratique pour Le Nouvel Observateur, intitule l’interview « Enfer libre », témoignant par là même d’une tension inhérente à la femme, a fortiori, à la prostituée. Vendre son corps serait se débarrasser des chaînes qui entravent les femmes. Ce serait une consécration. C’est pourquoi on peut lire en 1954 dans la nouvelle « Le Boa » :
De même que les assassins, les prostituées (que j’imaginais à travers la jungle des grandes capitales, chassant leur proies qu’elles consommaient avec l’impériosité et l’impudeur des tempéraments de fatalité) m’inspiraient une égale admiration et je souffrais pour elles aussi à cause de la méconnaissance dans laquelle on les tenait.[…] Du moment qu’un sein avait servi à un homme, n’eût-ce été qu’en lui permettant de le regarder, de prendre connaissance de sa forme, de sa rondeur, de son maintien, du moment que ce sein avait pu féconder un désir d’homme, il était à l’abri d’une déchéance pareille. De là, le grand espoir que je fondais sur le bordel, lieu par excellence où on se donnait-à-voir [5] .
À travers ces propos, Duras entend ainsi réhabiliter ce qui jusque-là dans la société, était considéré comme une pratique honteuse. Ce que Georges Bataille qualifie, dans son essai sur L’Érotisme de « basse prostitution[6] » et qui repose sur une double défaillance, financière et morale, revêt par conséquent un aspect mineur chez Duras. Loin d’une conception négative de la prostitution perçue, depuis la chrétienté, comme un vice s’écartant de la morale, l’écrivain, attiré par la marge, fasciné par les personnages qui transgressent la loi, présente son œuvre comme une œuvre sacrilège. Car pour Duras, l’écrit est intrinsèquement subversif ; c’est un geste impie, lié à ce qu’elle appelle dans L’Amant « l’inconvenance fondamentale[7] ». De ce fait, Duras ne pouvait choisir meilleur sujet que la prostitution pour mettre en pratique sa conception de la littérature. L’écrivain s’attache ainsi à construire une poétique de l’écart, façonnant des personnages qui se livrent à la prostitution comme on s’abandonne à Dieu.
Si le sens premier du mot « prostitution », à savoir : « se donner en échange d’une somme d’argent » est très vite délaissé par l’auteur, c’est au profit du sens métaphorique, plus fécond sur le plan heuristique. Comme le formule l’auteur en 1974 dans Les Parleuses : « […] s’il y a prostitution de la femme […] il faut qu’elle soit voulue par elle[8] ». Ainsi on se donne, chez Duras, on s’abandonne à l’inconnu, moins par besoin financier que dans le but d’éprouver du plaisir. Qu’il s’agisse de Suzanne et de Carmen dans Un barrage contre le Pacifique (1950), d’Anne-Marie Stretter dans Le Vice-consul (1966) et India Song (1973), de l’enfant dans L’Amant (1984) et dans L’Amant de la Chine du Nord (1991), tous ces personnages incarnent des figures de prostituées qui apparaissent, à mesure du temps, comme des personnages marqués au fer rouge du désir. Contrairement à la prostitution liée à la misère sociale et donc contrainte, la prostitution consentie convoque les notions de désir, d’érotisme et de jouissance, notions centrales d’une œuvre tout entière hantée par la passion. Les discours rapportés des personnages féminins ainsi que la narration témoignent d’une recherche du plaisir et présentent la prostitution comme un moment de découverte où la femme est révélée à elle-même grâce à cet autre qu’est l’homme. Les passages qui suivent sont éclairants quant à cette révélation :
Dans L’Amant :
J’avais à quinze ans le visage de la jouissance et je ne connaissais pas la jouissance[9] .
Dans Le Navire Night :
Elle dit n’avoir pas su avant lui être désirable d’un désir d’elle-même qu’elle-même pouvait partager .[10]
Dans L’Amant de la Chine du Nord :
La voiture est dans le sens inverse de sa marche à elle. Elle pose sa main sur la vitre. Puis elle écarte sa main et elle pose sa bouche sur la vitre, embrasse là, laisse sa bouche rester là. Ses yeux sont fermés comme dans les films.
C’est comme si l’amour avait été fait dans la rue, elle avait dit.
Aussi fort [11].
Le baiser symbolique donné à voir dans L’Amant de la Chine du Nord apparaît comme la manifestation tangible d’un désir qui excède l’être. La jeune fille embrasse la vitre, aucun marqueur n’est présent grammaticalement pour rappeler le destinataire du baiser. Car le verbe « embrasser » est ici employé de manière intransitive : « embrasse là ». Sous la plume de l’écrivain, le geste du désir se fait événement, au point que Duras utilise juste après une comparaison (« comme si »), associant le baiser à l’acte sexuel. Un acte public, impudique, puisqu’il est question d’amour fait dans la rue. Ainsi la jeune fille est-elle associée à une prostituée, moins parce qu’elle se vend que parce qu’elle a du désir à revendre. Peu importe l’identité de l’autre, seule compte l’adresse, comme le formule Duras dans un entretien en 1979 :
[…] il s’agit d’un désir sans adresse, non adressé. Dès qu’il y a une identification, c’est autre chose. Il n’y a personne derrière le désir même. C’est blanc. Les désirs qui se vivent de façon privée, accidentellement, ils sont ces passages. L’effrayant, le tragique du désir ne se vit que dans l’anonymat. C’est le vide, le gouffre[12] .
En quête de jouissance, la femme revendique son statut de femme-objet et « fait la putain », péripatéticienne dont la marche sans fin témoigne d’une disponibilité absolue, au-delà de toute organisation prostitutive. C’est en effet un fantasme qui pousse les personnages durassiens à exposer leur corps, à vivre l’expérience d’une pratique de l’excès. Se prostituer participe d’une recherche du Tout, de l’absolu, c’est pourquoi l’acte prostitutionnel chez Duras peut s’appréhender en deux temps. La femme suspendue à un accueil, se constitue, telles les hiérodules dans l’Antiquité, en offrande, offerte à l’inconnu, ouverte à un pluriel : « J’aimerai quiconque entendra que je crie[13] ». En ce sens, se prostituer s’entend bien de manière intransitive. Mais cet acte doit aussi se comprendre de manière plus générale comme étape participant d’une vaste quête dans laquelle la femme, en attente, cherche à être prise, afin d’approcher le Tout. Ainsi se propose-t-elle, captive, à celui qui voudra d’elle et la prendra, à celui qui lui permettra d’approcher la totalité : « Elle bascula tout entière contre moi, mollement, pudiquement. Elle réclamait d’être embrassée sans le demander[14] ». Le don de soi requiert une dette, afin que l’autre, fût-il anonyme, transporte l’être vers l’extase, vers une sortie de soi. Le corps à corps préside ainsi à l’avènement d’une fusion où s’annihilerait enfin, la césure entre soi et l’autre. Où s’annoncerait, dans l’incandescence du désir, la brûlure de la mort, l’épiphanie d’une rencontre. La pénétration dans la prostitution représente donc l’inchoativité d’un mouvement sans fin, d’un don infini de soi, sans cesse réitéré car toujours proche d’en finir et ne finissant jamais. Ainsi nombre d’héroïnes durassiennes pourraient proclamer, à l’instar de la Française dans Hiroshima mon amour : « J’avais faim. Faim d’infidélités, d’adultères, de mensonge et de mourir [15] ». Si l’érotisme est, d’après Bataille, « l’approbation de la vie jusque dans la mort[16] », Duras explore à chaque texte un peu plus les méandres de l’érotisme et présente la prostitution comme un rituel initiatique.
On assiste ainsi à un sacralisation de la prostituée, nouvelle vestale installée dans un temple moderne : celui du bordel. L’écrivain multiplie les éloges et les superlatifs quant à ce personnage protéiforme qui ne cesse de se décliner dans l’œuvre. « Admirable putain, Tatiana[17] », peut-on lire dans Le Ravissement de Lol V. Stein à propos de la maîtresse du narrateur, Jacques Hold. Duras se met à sublimer ce qui d’ordinaire relève du profane et transmue la putain en « reine », ainsi qu’en témoigne le personnage d’Anne-Marie Stretter, femme fatale douée du pouvoir de mort connue dans le cycle indien pour ses nombreux amants et désignée dans Le Vice-consul par la périphrase « reine de Calcutta[18] ». Se prostituer équivaut donc à un don de soi, ce qui nous amène à souligner l’importance de la notion d’intentionnalité (au sens premier ici, non au sens phénoménologique) dans la prostitution durassienne. La prostituée n’est plus tant celle qui relève de l’abject que celle sur qui l’on se projette : d’exclue de la société, elle est réintégrée par l’auteur au point d’apparaître comme un parangon. L’écriture de Duras cherche donc à faire la lumière sur l’interdit, à dévoiler les arcanes de la prostitution. Elle invite le lecteur au partage d’un secret ; au partage du désir :
Elle devient objet à lui, à lui seul secrètement prostituée. Sans plus de nom. Livrée comme chose, chose par lui seul, volée. Par lui seul prise, utilisée, pénétrée. Chose tout à coup inconnue, une enfant sans autre identité que celle de lui appartenir à lui, d’être à lui seul son bien, sans mot pour nommer ça, fondue à lui, diluée dans une généralité pareillement naissante, celle depuis le commencement des temps nommée à tort par un autre mot, celui d’indignité [19].
L’isomorphisme prostitution / déréliction aperçu dans ce passage souligne une réflexion sur le pouvoir de nomination. La perte d’identité entraîne concomitamment une défaillance langagière, comme si l’écriture, rompant sous le poids du désir, ne trouvait plus le mot juste pour désigner le geste qui se joue sous nos yeux. La préposition « sans », que Duras affectionne dans son œuvre, est ici répétée (« sans plus de nom », « sans mot pour nommer ça »), comme s’il fallait, à chaque mot posé sur la page, soustraire le verbal, tendre vers l’indéfinition, le « ça ». La prostitution révèle ainsi un dysfonctionnement, celui d’une phrase qui peine à préciser les termes, celui d’un langage incapable de remplir sa fonction première : celle de dire le monde. Cette inadéquation entre les mots et les choses révèle combien l’écriture du Duras est une écriture de l’ineffable. Une écriture – et le paradoxe s’accuse – pudique, si on entend par pudeur, pour reprendre Anaïs Frantz, une pudeur « textuelle, existentielle avant que d’être sexuelle [20] ». Les phrases de Duras tournent autour d’un mot – « mot-trou[21] » , tissent autour de ce mot des fils qui se détachent pour ne laisser que les lambeaux d’un sens qui se dérobe. Et lorsque la nomination vient enfin, elle se révèle déceptive (« nommée à tort par un autre mot[22] » ), s’affirme comme telle, seul un détour permettant d’approcher le mot qui résiste. « Dites-moi un mot pour le dire » demande Jacques Hold à Lol dans Le Ravissement de Lol V. Stein. « Je ne connais pas[23] », lui répond-elle. Ainsi la prostitution apparaît-elle dans le récit pour mieux mettre en lumière la nuit, l’impossible révélation. L’écriture apocalyptique de Duras, qui révèle le vide qui la constitue, et par là même, se révèle à elle-même, consigne la défaillance perçue comme origine. Comme l’écrit Pascal Quignard dans La Nuit sexuelle, « [s]i derrière la fascination, il y a l’image qui manque, derrière l’image qui manque, il y a encore quelque chose : la nuit[24] ».
Écrire la prostitution, c’est pour Duras écrire en retrait, dans le retrait, dans les plis de la langue. C’est faire résonner l’abîme, l’appel d’une écriture toujours au bord d’en finir mais qui n’en finit pas et qui de fait, s’avère précaire. L’excès lié au thème de la prostitution est donc contrarié par un manque langagier. Quand l’un se propose, l’autre se soustrait. Cette poétique de l’effacement, mise en lumière par Bernard Alazet[25] , nous rappelle combien l’écriture durassienne est une écriture performative, ou plutôt, a-performative, au sens où l’auteur défait en même temps qu’elle dit. Plus le dévoilement de la prostituée est effectif, plus les mots sont en retrait. Ainsi qu’il est écrit dans La Vie matérielle : « Écrire ce n’est pas raconter des histoires. C’est le contraire de raconter des histoires. C’est raconter une histoire et l’absence de cette histoire. C’est raconter une histoire qui en passe par son absence [26] ». Il s’agit donc, pour chaque récit, de creuser un peu plus l’absence, de retrancher, couper, effacer le trop-plein de sens. Duras écrit ainsi comme une fille enlève sa robe. De ce fait, elle nous invite à considérer la prostitution comme principe poïétique à l’origine de son écriture.
En effet Duras écrit sur les prostituées, muses inspiratrices, et l’écrit est son corps. Mais envisager l’écriture durassienne comme simple pratique pornographique – au sens étymologique –, c’est réduire la portée de l’écriture, minimiser son rôle. Car l’auteur, plus qu’écrire sur les prostitué(e)s, écrit depuis la prostitution. La prostitution apparaît ainsi sur deux plans : elle inaugure l’écrit, relève du poïétique et se retrouve dans l’espace diégétique comme thème fondateur. Espace originel, elle permet au récit de se constituer, donne forme au romanesque, se présentant comme le creuset de l’écrit, ainsi que l’explique l’écrivain en 1979 à propos d’Anne-Marie Stretter :
Elle, c’est le tout. C’est le lieu même de l’écrit, c’est le lieu mouvant même de l’écrit, c’est-à-dire l’intarissable… qu’il a donc fallu tuer pour qu’il cesse. Ça j’avais essayé dans L.V.S. mais je n’y étais pas parvenue. Là, vraiment, j’ai compris en travaillant que c’était le lieu même de l’écrit, le lieu écrit d’elle. [ …] C’est cette femme qui m’a amenée à pénétrer le double sens des choses. À tous les points de vue. Elle m’a amenée à l’écrit peut-être. Peut-être c’est cette femme-là[27] .
L’association lieu / prostituée est ici remarquable : si le lieu est d’ordinaire un espace circonscrit, il prend, sous la plume de Duras, l’allure d’un « lieu mouvant », espace en flottement. Ainsi l’écrit ne serait plus ce lieu où se dit la passe mais serait le passage même, l’espace du partage, si l’on entend dans « partage » tout à la fois l’idée d’un échange et d’un départ. Écrire, c’est partir de soi pour mieux trouver l’autre, c’est quitter un lieu familier pour aller vers l’étranger. Ainsi Duras, à travers cette réflexion, nous invite à repenser le lieu de l’écrit comme un espace tout à la fois de la jonction et de la disjonction. Comme un écart. Entendons ce terme dans le sillage de la notion proposée par François Jullien dans L’Écart et l’entre, à savoir comme quelque chose qui « permet un dévisagement réciproque de l’un par l’autre : où l’un se découvre lui-même en regard de l’autre, à partir de l’autre, se séparant de lui[28] ».
Cette notion d’écart propre à l’écrit convient aussi pour qualifier la posture de l’écrivain, écartelé entre un passé à partir duquel il écrit et un futur dont il ignore encore tout. Écrire serait finalement assez similaire au geste de se prostituer : on prend appui sur les expériences passées dans le but de faire un meilleur usage de soi avec un / l’inconnu : « Écrire serait à l’extérieur de soi dans une confusion des temps : entre écrire et avoir écrit, entre avoir écrit et devoir écrire encore, entre savoir et ignorer ce qu’il en est, partir du sens plein, en être submergé et arriver jusqu’au non-sens[29] ». Mais cette rencontre avec l’inconnu ne peut se faire sans un travail au préalable de l’écrivain. Pour Duras en effet, il faut se départir de soi si l’on veut s’offrir à l’autre, se séparer du passé, oublier, afin d’accueillir :
Avant d’écrire on ne sait rien de ce qu’on va écrire. Et en toute lucidité. C’est l’inconnu de soi, de sa tête, de son corps. Ce n’est même pas une réflexion écrire, c’est une sorte de faculté qu’on a à côté de sa personne, parallèlement à elle-même, d’une autre personne qui apparaît et qui avance, invisible [30] .
Cette schize du sujet écrivant, dépossédé lors du passage à l’écrit, s’opère au moment où l’écrivain est « traversé » par l’écriture. Si « écrire c’est n’être personne[31]» comme il est dit dans l’avant-propos au Navire Night, cette perte identitaire revendiquée nous rappelle celle de la prostituée, qui incarne un genre, bien plus qu’une singularité comme le soulignent les récits La Maladie de la mort (1982) et Les Yeux bleus cheveux noirs (1986). « Prostituer », du latin prostituere (de
Être à l’écoute, ce sera donc toujours être tendu vers ou dans l’accès au soi (on devrait dire, en mode pathologique, un accès de soi : le sens (sonore) ne serait-il pas d’abord et chaque fois une crise de soi ?) Accès au soi : ni à un soi propre (moi), ni au soi d’un autre, mais bien à la forme ou à la structure du soi en tant que tel, c’est-à-dire à la forme, à la structure et au mouvement d’un renvoi infini puisqu’il renvoie à ce (lui) qui n’est rien hors du renvoi. Lorsqu’on est à l’écoute, on est aux aguets d’un sujet, ce (lui) qui s’identifie en résonnant de soi à soi, en soi et pour soi, hors de soi par conséquent, à la fois même et autre que soi, l’un en écho de l’autre, et cet écho comme le son même de mon sens. Or le son du sens, c’est comment il se renvoie ou comment il s’envoie ou s’adresse, et donc comment il fait sens[33] .
Cette sortie de soi (ek-stase) nécessaire afin d’accéder à soi, afin d’accéder à l’écrit, souligne l’importance du corps (physique comme métaphorique) ). C’est dans l’amour que l’être apprend la connaissance, dans l’écriture que le sujet voit son moi réfléchi (au sens photographique).
Duras, dans le sillage des romantiques, dresse l’ethos d’un écrivain dont le corps est marqué par la porosité, gagné par quelque chose qui le dépasse, inspiré par un dehors qui s’engouffre et ne ressort qu’une fois la conversion opérée. « Je fais mes livres avec les autres. Ce qui est un peu bizarre, c’est cette transformation que ça subit peut-être, ce son que ça rend quand ça passe par moi, mais c’est tout. C’est un son que ça rend quand ça passe par quelqu’un de donné[34] ». L’écrivain s’apparente à une caisse de résonance qui tout à la fois prolonge des échos venus de l’extérieur et les modifie, les déforme. Cette vision dionysiaque d’un écrivain inspiré par le dehors, écrivant au moment où il perd tout contrôle de lui-même, ne mentionne pas le divin ; néanmoins, elle fait de l’écrivain un médium, celui qui fait la transition entre le dehors et le dedans, celui qui voit ce que les autres ne voient pas. Là où certains parleraient d’inconscient, Duras emploie l’expression « ombre interne » pour théoriser sa pratique scripturale :
M.P. : […] C’est de cette manière que vous voyez l’écriture, vous dites souvent que c’est quelque chose qui vous traverse.
M.D. : Oui, comme un captage ; comme une fonction devenue folle, de captage du dehors, mais, encore une fois, qui en passe par l’engouffrement dans l’ombre interne, qui s’y noie, qui meurt à la mémoire claire et puis qui, un jour, sort, là, devant nous, évidemment méconnaissable, et recouvre le papier blanc[35] .
Cet ethos de l’écrivain déchiffrant ce qui se présente à lui, emporté, fût-ce de manière transitoire, par la folie, s’apparente au personnage de la sorcière, figure elle aussi idéalisée par Duras. À l’instar de cette figure qui vit dans la forêt et méconnaît toute forme de rationalité, l’écrivain écrit sous la pulsion, dans une sauvagerie qui lui révèle son autre :
Ça rend sauvage un écrivain. On rejoint une sauvagerie d’avant la vie. Et on la reconnaît toujours, c’est celle des forêts, celle ancienne comme le temps. Celle de la peur de tout, distincte et inséparable de la vie même. On est acharné. On ne peut pas écrire sans la force du corps[36] .
La bestialité contenue dans la pulsion se retrouve ici. L’écriture est une lutte du corps, un corps à corps permanent, violent, qui fait appel à ce qu’il y a de plus primitif, de plus archaïque chez l’être. Il est d’ailleurs remarquable que le terme métaphorique « gouffre », employé dans l’avant-propos du Navire Night à propos du gouffre téléphonique, puisse désigner conjointement le gouffre du désir et celui de l’écrit : « […] le gouffre, ce premier âge des hommes, des bêtes, des fous, de la boue[37] ». Dans la masse informe, dans la nuit, se tisse l’écrit, la préhistoire de tout récit.
Écrire la prostitution serait faire le constat d’un écart : entre le passage de l’enfance et le monde adulte, entre l’innocence et la découverte de la sexualité se dit le désir nostalgique de revenir au naïf (au sens étymologique). L’initiation sexuelle présente dans la diégèse fonctionnerait donc de manière antithétique à celle du cheminement de l’écrit. En effet, si les jeunes filles d’Un barrage contre le Pacifique et de L’Amant font l’expérience de la sexualité et ipso facto, de la prostitution, Duras cherche, à travers son écriture, à effectuer un chemin à rebours et à se rapprocher de l’enfance, voire de l’infans. En 1984, suite à la parution de L’Amant, elle théorise ce qu’elle a appelé dans un entretien « l’écriture courante », « celle qui court sur la crête des mots[38] ». Cette écriture proche de l’oralité et définie par l’urgence semble épouser, par son rythme effréné, par son absence de contrainte, la même définition que celle du désir, dont Patrick Djian rappelle :
[…] le désir, c’est ce tyran intime, indestructible, qui nous pousse dans la quête de l’objet de notre satisfaction, alors même que ce qui nous fait courir – la cause de notre course – est cet objet lui-même, cette cause perdue, originaire, née de la morsure du corps par le langage. Le désir est ce qui court, irréductible, sans représentation[39] .
L’écriture, comme le désir, s’ancrent dans le mouvement et convoquent l’illimité. S’y lit le hasard de la rencontre – entre les corps, entre les mots, s’y dit la nécessité de ne pas s’attarder sur les contraintes formelles grammaticales. « Le mot compte plus que la syntaxe. C’est avant tout des mots, sans articles d’ailleurs, qui viennent et qui s’imposent. Le temps grammatical suit, d’assez loin » affirme Duras dans Les Parleuses[40]. Il s’agit donc de trouver, d’inventer une écriture « physique[41] » qui a pour seule règle celle de ne pas se fixer, qui refuse la norme, qui passe, comme le temps, de façon précipitée. Lorsque dans L’Amant la mère de la petite réalise que sa fille risque de ne jamais pouvoir se marier à cause de la relation que cette dernière entretient avec le Chinois, l’écriture semble ainsi mimer la folie qui s’empare d’elle :
Dans des crises ma mère se jette sur moi, elle m’enferme dans la chambre, elle me bat à coups de poing, elle me gifle, elle me déshabille, elle s’approche de moi, elle sent mon corps, mon linge, elle dit qu’elle trouve le parfum de l’homme chinois, elle va plus avant, elle regarde s’il y a des taches suspectes sur le linge et elle hurle, la ville à l’entendre, que sa fille est une prostituée, qu’elle va la jeter dehors, qu’elle désire la voir crever et que personne ne voudra plus d’elle, qu’elle est déshonorée, une chienne vaut davantage[42] .
La multiplication de verbes d’action confère à la scène une rapidité, laquelle est renforcée par le mélange de narration et de discours indirect. Si le début de la phrase relève en effet de la narration, les hurlements de la mère, qui rendent public l’acte prostitutionnel de la petite, font basculer le récit vers le discours indirect (« elle hurle […] que sa fille est une prostituée »), discours qui, bien que rapporté, est ici très proche de l’oralité. La gradation, procédé employé tout au long du passage, amplifie par ailleurs la rapidité de la scène et révèle une violence de la mère dont la phrase s’empare à son tour : « qu’elle va la jeter dehors, qu’elle désire la voir crever ». La phrase, à l’image de la mère, s’affole, comme si la prostitution, une fois découverte, ne pouvait conduire qu’à l’excès, comme si la narratrice, débordée par le souvenir, ne pouvait relater la scène de manière organisée. La fille devient une « chienne », et l’écriture, proche, dans son vocabulaire et dans sa syntaxe, de l’archaïsme, fait résonner les cris de la mère, la folie des mots. S’il faut inventer une écriture physique, cela passe avant tout chez Duras par le rythme phrastique. « Écrire, c’est très près du rythme de la parole [43] » confie l’écrivain au seuil de la mort dans C’est tout.
Écrire la prostitution, c’est décrire le geste d’adresse à l’autre, mais c’est aussi faire crier la phrase, lui faire perdre ses repères, la mettre à l’écoute d’elle-même, pour que seuls résonnent les mots. Se prostituer serait ainsi faire sourdre conjointement le désir des corps et le désir de l’écriture, fuyante, mouvante, à l’image du vent. « Vanité des vanités. Tout est vanité et poursuite du vent. Ces deux phrases donnent toute la littérature de la terre[44] ».
Chloé Chouen-Ollier, « Se prostituer, dit-elle. La prostitution comme enjeu poïétique dans l’œuvre de Marguerite Duras. », Les Cahiers du Ceracc, nº 7, 2014 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/chouen.html [Site consulté le DATE].
Il s’agit ici de montrer comment la prostitution (au sens propre, mais surtout, métaphorique), motif omniprésent dans l’œuvre écrite de Marguerite Duras, est à l’origine même de l’écriture. Les figures de prostituées, nombreuses, idéalisées, fascinent l’écrivain, au point que l’œuvre ne cesse de décliner ces personnages habités par le désir. On se donne au plus grand nombre dans le but d’atteindre l’absolu, quête vouée à l’échec mais pourtant, toujours relancée. Une relance qui concerne aussi et surtout l’écriture, la prostitution apparaissant très vite comme le creuset de l’écrit. Ainsi, plus qu’un simple motif thématique, la prostitution se révèle être un principe poïétique.
Chloé Chouen-Ollier est enseignante dans le secondaire et chargée de cours à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Elle a soutenu sa thèse en 2013 sur Marguerite Duras (« La prostitution dans l’œuvre de Marguerite Duras : écrire l’écart ») et consacré plusieurs articles à cet auteur. Elle a participé aux éditions des tomes III et IV des Œuvres complètes de Duras dans la Pléiade et collabore au dictionnaire Marguerite Duras (à paraître aux éditions Champion).