Faire et défaire le mythe dans Les Guérillères de Monique Wittig
- Anaïs FRANTZ -
« Il me semble que cette opération éminemment concrète, de construction (ou de déconstruction ce qui revient au même) touche, est contiguë, à une opération qu’on envisage généralement en termes philosophiques et qu’on appelle universaliser […] »
Monique Wittig, Le Chantier littéraire
En 1949, Simone de Beauvoir définit les mythes comme les « pièges de la fausse objectivité » au moyen desquels la société patriarcale impose « aux individus ses lois et ses mœurs d’une manière imagée et sensible[1] ». C’est, écrit-elle dans Le Deuxième sexe, « sous une forme mythique que l’impératif collectif s’insinu[e] en chaque conscience. Par l’intermédiaire des religions, des traditions, du langage, des contes, des chansons, du cinéma, les mythes pénètrent jusque dans les existences les plus durement asservies aux réalités matérielles [2] ». Simone de Beauvoir dénonce en l’occurrence ce qu’elle nomme « le mythe de la Femme[3] » dont les différentes facettes recouvrent une même opération de mise à distance : « Mante Religieuse » ou « Terre nourricière[4] », Vierge mère ou séductrice pécheresse, la réduction de toute figure féminine à une Idée intemporelle ou à un symbole entretient le mythe de la femme mystérieuse, autrement dit intouchable. Sarah Kofman, autre philosophe féministe française de la seconde moitié du XXe siècle, a montré l’ambivalence de cette intouchabilité. L’envers du respect des femmes est leur rabaissement. La mère et la prostituée sont, mises sur un piédestal ou tenues en respect, toujours maintenues à l’écart[5]. Le « Mystère féminin », idolâtré ou redouté, véhicule la mythologie de « l’Autre absolu[6] » que Beauvoir met en parallèle avec la stigmatisation « du Juif ou du Noir[7] ».
Première remarque : la « libération des femmes » se pose d’emblée comme une déconstruction des mythes à leur endroit. Si Beauvoir considère, comme Barthes le fera quelques années plus tard dans Mythologies[8], que le mythe est une parole qui peut être orale ou visuelle, et par conséquent se trouver sous la forme de contes ou d’œuvres cinématographiques, le discours écrit joue un rôle primordial dans la construction du « mythe de la Femme ». Partant des mythes religieux et des mythologies scientifiques en tous genres et de plus d’une culture, Beauvoir passe au crible l’histoire littéraire. Elle soupçonne certains auteurs d’utiliser leurs personnages féminins pour affirmer l’Un par rapport à l’Autre, cependant qu’une autre littérature, que Beauvoir qualifie d’« authentique », opposerait au mythe l’expérience vécue, fondant ses récits sur la « vérité[9] » des conduites et des passions, en accordant aux personnages féminins le statut d’« êtres humains[10] » à part entière. Enfin, en tant que philosophe et écrivain, Beauvoir transgresse l’opposition actif/passif que Virginia Woolf relevait en 1929[11] entre un sujet-masculin-parlant et un sujet-féminin-parlé. Elle engage à mettre fin aux mythes de la femme mystérieuse par un discours cru et sans artifices : « La femme ? c’est bien simple, disent les amateurs de formules simples : elle est une matrice, un ovaire ; elle est une femelle : ce mot suffit à la définir[12] ».
Car de même que le respect des femmes a deux visages, la maman et la putain, la mythologie de l’Autre a deux faces, le voile du mystère dissimulant la réduction et l’exploitation de la chair. D’où les « Sorties[13] » d’Hélène Cixous, en 1975, dans Le Rire de la méduse, appelant à lever les voiles, par l’écriture, sur le non-mystère du sexe féminin représenté dans la mythologie grecque par le regard pétrifiant de Méduse. Lorsque Cixous écrit « Qu’ils tremblent, les prêtres, on va leur montrer nos sextes ![14] », elle reproduit le geste de Baubô, autre figure mythologique qui découvre à Déméter ses parties génitales, déclenchant le rire de la déesse égarée par la douleur d’avoir perdu sa fille, Perséphone, ravie par Hadès[15]. Or ce n’est pas un « sexe » que Cixous exhibe, mais un « sexte », c’est-à-dire un corpus et non un corps. Chez Cixous, la libération passe par l’écriture qui retouche aux mythes sans refonder une identité – quoique Le Rire de la méduse soit considéré comme le manifeste de l’écriture féminine et le texte-phare des féminismes dits « essentialistes ».
Seconde remarque : Beauvoir, comme Cixous, appréhende la cause des femmes dans le cadre d’une généalogie de la domination, c’est-à-dire de la construction de la différence sexuelle et raciale[16]. Le Mystère, écrit Simone de Beauvoir au sujet de la mythologie de l’Autre, est la « propriété de l’esclave[17] ». Dans le même mouvement, lorsque Cixous affirme que « Le "Continent noir" n’est ni noir ni inexplorable », elle vise ensemble le phallogocentrisme des discours philosophiques (fondés sur le logos grec) et de la psychanalyse (avec le système du phallus), pour lequel le corps féminin est le « continent noir », et la condition du colonisé à laquelle Cixous a été confrontée en tant que femme juive née à Oran à la fin des années 1930.
Monique Wittig, dans le cadre du féminisme matérialiste, considère quant à elle la différence de sexe comme une catégorie idéologique, économique, sociale et politique[18], fabriquée par la société hétérosexuelle pour s’approprier le travail des femmes, c’est-à-dire, en partie, la reproduction, de la même manière que, dans la perspective marxiste, la classe dominante exploite la production des ouvriers. La révolution, pour Wittig, consisterait en la suppression de la classe de sexe et l’abolition du « mythe de la-femme[19] » qu’elle graphie en reliant l’article défini et le substantif par un tiret. « La réalité « femme » doit disparaître, de même que la réalité « esclave » après l’abolition de l’esclavage, de même que la réalité « prolétaire » après l’abolition des classes et du travail forcé[20] ». Ce que Wittig appelle « la réalité » passe en premier lieu par le langage qui la façonne et la régit : en ce sens, elle n’est pas l’opposé du mythe, bien au contraire. L’idéologie, selon Wittig, est une construction rhétorique qui s’enveloppe de mythes, a recours aux énigmes, procède par métaphores[21]. Logos et mythe sont liés. Le travail de l’écrivain consiste en quelque sorte à démythifier le langage pour retrouver un matériau brut. Mais si le mot « femme » lui apparaît « irrécupérable[22] » parce que fondamentalement marqué par l’oppression de genre, l’impact du langage sur ce que Duras nomme la « vie matérielle[23] » atteste de la plasticité fictionnelle de celle-ci et, partant, de son caractère éminemment mythique.
De fait, Wittig ne lutte pas seulement contre « le mythe de la-femme » ; son travail romanesque combat les mythes d’une certaine littérature tels qu’ils ont été mis en évidence par Nathalie Sarraute dans L’Ere du soupçon et Alain Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman. Les romans de Monique Wittig sont écrits dans les années 60 et sont publiés aux éditions de Minuit. L’Opoponax, en 1964, a reçu une critique élogieuse de la part de Claude Simon[24]. En 1983 le texte est réédité avec une postface de Duras. Dans ce contexte, l’usage, par Simone de Beauvoir, des mots « authentique » ou « vérité [25] », pose problème. Tandis que Beauvoir en reste à une conception d’une littérature « ressemblant[e][26] » sans interroger la construction du « réel » par le langage, Wittig appréhende l’humain dans sa condition linguistique et donc fictionnelle. L’humain, pour elle, « est toujours de l’ordre du potentiel, du possible et n’a pas encore été réalisé[27] ». Ce potentiel est poétique. La révolution doit d’abord se faire, pour Wittig, sur le terrain du littéraire, car c’est là que s’expérimentent les formes grammaticales qui forgent le sujet et fondent son rapport au monde. Ce qui ne signifie pas, comme le suggère Cixous dans Le Rire de la méduse, qu’il y ait des « écritures marquées[28] », « féminines » ou « masculines ». Même si ce que Cixous entend par « féminin » et « masculin » est plus complexe que l’appartenance à un sexe biologique, le concept d’« écriture féminine » est, pour Wittig, à rejeter radicalement, car non seulement ce à quoi l’adjectif « féminine » renvoie est « une formation imaginaire[29] », mais encore parler d’« écriture féminine » revient à définir l’écriture comme une sécrétion naturelle alors qu’il s’agit d’un travail formel.
Si, donc, l’écriture littéraire est l’arme qu’à la suite de Virginia Woolf et de Simone de Beauvoir, et comme Hélène Cixous, Monique Wittig choisit pour déconstruire « le mythe de la-femme », la posture de Wittig déplace la problématique. Ce n’est pas le statut des femmes par rapport aux hommes ou le sexe de l’écriture qui font son cheval de bataille, mais le genre grammatical qui conditionne l’énonciation et reconduit le mythe d’une binarité constitutive telle que la tradition distingue un masculin-abstrait-général et un féminin/sexe/nature[30]. La littérature constitue dès lors le champ de bataille privilégié sur lequel l’écrivain pourra rendre universel le point de vue minoritaire et mettre au jour des genres sans précédent. L’œuvre de fiction n’est pas, pour Wittig, le reflet de la réalité, comme elle l’est pour Beauvoir. L’action de l’écrivain vise la matérialité du langage par un travail au corps des mots et une refonte du sens ; son engagement est poétique autant que politique ; le terrain d’affrontement est l’Histoire littéraire dont elle se sert comme biais pour surprendre l’Histoire. Parler de « littérature engagée » équivaut pour elle à parler d’« écriture féminine » en recourant à des « formations mythiques[31] » qui amalgament des systèmes séparés. Elle y insiste : « L’histoire met en relation des individus, la littérature met en relation des formes[32] ».
Wittig critique donc les usages idéologiques du mythe. Mais les mythes sont omniprésents dans son œuvre théorique et littéraire. Les écrivains sont pour elle des « fabricateurs de chevaux de Troie[33] », c’est-à-dire à la fois des créateurs de mythes et des inventeurs de stratagèmes pour déjouer leur séduction et défaire les constructions politico-sociales[34]. C’est précisément ce que le roman intitulé Les Guérillères met en scène, Wittig utilisant le mythe des Amazones à la manière dont les Grecs se sont servis du Cheval de bois pour s’introduire par ruse dans la ville. La forteresse dans laquelle l’auteur pénètre, en l’occurrence, est « le mythe de la-femme » que le roman va miner de l’intérieur de la perspective féministe.
La déconstruction n’est pas une mise à sac. Les Guérillères ne relate ni tout à fait une défaite militaire ni tout à fait une victoire militante. L’engagement de l’écrivain est avant tout poétique, même si le texte paraît en 1969 alors que se lèvent en France les mouvements de libération des femmes auxquels Monique Wittig participe activement : en mai 1968, dans la Sorbonne occupée, elle a créé, avec d’autres artistes et intellectuels, le Comité révolutionnaire d’action culturelle (CRAC) ; au mois d’octobre de la même année, elle a organisé, avec Antoinette Fouque et Josiane Chanel, dans un studio prêté par Marguerite Duras rue de Vaugirard, la première réunion de ce qui s’appellera le MLF, qui sera rapidement divisé, Wittig s’orientant par la suite vers des mouvements lesbiens, ni féministes, ni féminins[35]. C’est dans cette effervescence qu’elle écrit Les Guérillères. Publié aux éditions de Minuit, la même année que Détruire, dit-elle de Duras, le roman ne prétend pas néanmoins faire table rase de la tradition littéraire : il en recycle les « formes simples », pour reprendre la terminologie d’André Jolles[36], que sont la légende, la chanson de geste, le mythe et le conte. Or tandis que, selon Eliade, « le mythe relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des commencements[37] », Les Guérillères est écrit au temps verbal du présent de l’indicatif – mode grammatical de la geste performative et du geste révolutionnaire. Davantage, la structure narrative est ainsi faite qu’une tension dramatique demeure, laissant à tout moment de la lecture le récit en attente de l’événement à venir, à savoir la guérilla-révolution des guérillères-amazones-féministes-lesbiennes.
En effet, le livre est composé de trois parties qui ne sont pas données à lire dans l’ordre chronologique. Dans la première partie, la guérilla a déjà eu lieu ; or, en même temps, elle reste à venir pour le lecteur car la bataille est rapportée dans la troisième partie. La fin du livre enchaîne sur son commencement, la première partie lui faisant suite narrativement parlant. Le retournement structurel oblige à une lecture cyclique et non téléologique.
En littérature, le cycle désigne une série de poèmes épiques ou romanesques se déroulant autour d’un même sujet et où l’on retrouve plus ou moins les mêmes personnages[38]. Les Guérillères correspond à cette définition à plus d’un titre. Le sujet du livre est épique : il s’agit de la guérilla menée par un héros collectif, le pronom personnelle féminin pluriel « elles », contre le masculin général[39]. Dans un article intitulé « Quelques remarques sur Les Guérillères », Wittig raconte l’effet grammatical qu’elle a cherché à produire de manière à ce que le sujet collectif « elles » prenne d’assaut le lecteur, fasse basculer le pronom « ils » en tant que général, et lui dérobe son universalité[40]. La tactique relève de la guérilla dont les caractéristiques sont d’être menée sur le propre territoire, ici la grammaire française, et de procéder par effets de surprises, embuscades, harcèlement de l’adversaire ; d’où le néologisme de « guérillères » au lieu de « guerrières ». « Guérillères » apparaît aussi comme la forme armée de la personne grammaticale pluriel « elles » dont le mot se trouve revêtu des attributs guerriers que deviennent les lettres « g », « u » et « r ».
La guérilla a donc bien lieu dans la langue, c’est-à-dire au niveau de la fabrique de tout récit. La présence du mythe, dans Les Guérillères, ne répond ni à la réécriture, ni à la mention, ni à l’allusion. La geste est en gestation ; la légende (legenda) est littéralement donnée à lire, c’est-à-dire à construire et à déconstruire.
Le décalage opéré par la composition narrative est révélateur de la déconstruction à l’œuvre dans le roman. Plusieurs conséquences en résultent. La plus évidente concerne le genre littéraire du texte. Alors que le thème des guérillères, en plus de faire signe vers l’épopée et la chanson de geste, puise dans le mythe des Amazones[41], le retournement temporel donne au récit la facture d’un roman d’anticipation. Le procédé est courant selon lequel l’imaginaire des œuvres de science-fiction s’inspire largement des mythes et de la mythologie. Ici l’ordre est inverse. Le mythe des guérillères s’écrit depuis l’à venir du roman, c’est-à-dire son potentiel. Monique Wittig utilise l’horizon qu’offre le roman d’anticipation pour déconstruire le mythe de la-femme et le mythe de la lutte finale : le souffle poétique, souple et intempestif, renverse les constructions rigides trop rigides des discours politiques.
Au début du roman, donc, la guerre a déjà eu lieu – cependant que le rythme du texte, pressant, ne cesse de l’annoncer. La première partie du livre décrit la reconstruction d’un système de valeurs à partir, non pas de la logique du logos et du modèle du phallus comme dans l’ancienne société patriarcale désormais abolie, mais du cercle avec sa symbolique féminine : cycle menstruel, sexe féminin, procréation. Des « féminaires » ont remplacé les textes de la tradition phallogocentrique. Il s’agit de petits livres qui vont progressivement être abandonnés pour, dans la deuxième partie du roman, ne plus servir qu’à amuser les fillettes.
Elles disent que les féminaires privilégient les symboles du cercle, de la circonférence, de l’anneau, du O, du zéro, de la sphère. Elles disent que cette série de symboles leur a donné un fil conducteur pour lire un ensemble de légendes qu’elles ont trouvées dans la bibliothèque et qu’elles ont appelées le cycle du graal. Il y est question des quêtes pour retrouver le graal entreprises par un certain nombre de personnages. Elles disent qu’on ne peut pas se tromper sur le symbolisme de la table ronde qui a présidé à leurs réunions. Elles disent qu’à l’époque où les textes ont été rédigés, les quêtes du graal ont été des tentatives singulières uniques pour décrire le zéro le cercle l’anneau la coupe sphérique contenant le sang. Elles disent qu’à en juger par ce qu’elles savent de l’histoire qui a suivi, les quêtes du graal n’ont pas abouti, qu’elles en sont restées à l’ordre du récit.(Wittig, 1969 : 61 -62)[42]
Cet extrait correspond à l’un des fragments textuels dont l’enchaînement compose le roman. Le blanc laissé entre chaque paragraphe empêche une lecture linéaire, et invite à une lecture à deux temps : d’un côté, le lecteur construit le récit qui lui est pour ainsi dire livré en pièces détachées ; de l’autre, il déconstruit le discours des guérillères par rapport auquel, du fait de la trame lacunaire, il garde une distance critique. Les « féminaires » évoquent les projets qui se sont multipliés à partir des réunions de femmes à la fin des années 1960 pour relire les mythes et les textes fondateurs – ici la légende du Graal – sous un angle féminin ou féministe. Wittig met en garde contre les limites de telles pratiques qui tendent à inverser la relation de domination pour valoriser le féminin à la place du masculin. Elle moque le culte de la vulve qui succède au culte du phallus. Par ailleurs, et à l’instar des écrivains du Nouveau Roman, l’auteur ne dissocie jamais le discours de la forme. Ainsi, au sujet de la quête du Graal qui en serait restée « à l’ordre du récit », est-il en vérité question du roman dont la structure cyclique évite l’aboutissement, laissant le lecteur dans le désir de la révolution, tout en affirmant l’impossibilité de toute révolution.
La révolution des guérillères ne peut avoir lieu, de fait, que dans « l’ordre du récit », c’est-à-dire dans l’espace-temps utopique du cycle poétique où l’action se situe « à la fois dans le présent, le futur et le passé[43] ». Elle n’est ni Lutte Finale, ni Mouvement de Libération des Femmes. Les guérillères ne sont pas des femmes : ce sont des créatures fabuleuses sorties de la bibliothèque de l’écrivain. L’anaphore « Elles disent… Elles disent… Elles disent… » découvre la stratégie syntaxique de Wittig qui consiste à harceler le genre grammatical du masculin général sur le terrain de la rhétorique des discours dominants. Mais la lutte ne confronte pas des individus de sexes opposés ; les guérillères sont des êtres de papier, non biologiques. Elles supplantent les dichotomies en tous genres et traversent tous les textes. Elles comptent parmi leurs rangs des « jeunes hommes aux cheveux longs » (Wittig, 1969 : 206) et de vieilles soldates grisonnantes (Wittig, 1969 : 208).
Pour le dire autrement, à la différence du geste de retranchement mythique des Amazones, qui se coupent le sein et mutilent ou tuent les enfants mâles, les guérillères de Wittig procèdent par adjonction et augmentation. Le mythe a traditionnellement une visée explicative à la fois rassurante et interrogative afin de combler les failles de la connaissance et tromper les limites du savoir humain. Chez Wittig, le mythe est mélancolique. Non seulement il n’est pas un récit des origines – lorsque le roman commence « l’histoire » est déjà terminée – mais encore, il outrepasse les limites que sont la victoire et la défaite, la naissance et la mort. A la fin du livre, la Marche funèbre l’emporte sur l’Internationale :
« Mues par une impulsion commune, nous étions toutes debout pour retrouver comme à tâtons le cours égal, l’unisson exaltant de l’Internationale. Une vieille soldate grisonnante sanglotait comme une enfant. Alexandra Ollontaï retenait à peine ses larmes. L’immense chant envahit la salle, creva portes et fenêtres, monta vers le ciel calme. La guerre est terminée, la guerre est terminée, dit à mes côtés une jeune ouvrière. Son visage rayonnait. Et lorsque ce fut fini et que nous restions là dans une sorte de silence embarrassé, quelqu’une au fond de la salle cria, camarades, souvenons-nous de celles qui sont mortes pour la liberté. Et nous entonnâmes alors la Marche funèbre, un air lent, mélancolique et pourtant triomphant. » (Wittig, 1969 : 207-208)
La fin de la guerre n’est pas la victoire. Le triomphe est « embarrassé ». Il porte le deuil de la révolution. La littérature permet de ne pas céder aux discours positivistes simplificateurs, réducteurs et idéologiques. La défaite du mythe fait aussi sa puissance : la guerre est terminée, « vive nos révolutions[44] ».
Le cycle détermine donc à la fois la forme poétique et la posture politique que soutient le roman de Wittig. Plutôt que de tendre vers une résolution, la lecture accroît et resserre la tension épique qui s’épanouit dans le chant final, irréductible, « mélancolique et pourtant triomphant ». Depuis l’incipit, toutes les cinq pages, une liste de prénoms – des prénoms sans nom, délivrés d’une autorité patriarcale, sans joug conjugal – livrés sans ponctuation, interrompt la trame fragmentaire du récit. Ecrits en lettres capitales, entrechoquant leurs syllabes comme autant de lances et de boucliers, ces prénoms qui convoquent l’imaginaire mythique ou historique de toutes les cultures et de tous les temps grossissent les rangs des guérillères tout au long du livre. Ils contribuent au harcèlement propre à la guérilla, revenant à l’assaut à un rythme cadencé et persistant : HELENE JUSTINE VILAINE LEDA FULVIE CELINE TAN-JI MOANA…
Du point de vue politique, la guérilla littéraire exige une veille sans relâche et sans idéaux, perpétuel qui-vive. « TOUT GESTE EST RENVERSEMENT » (Wittig, 1969 : 7) est-il annoncé au début du roman qui se termine sur les mots apposés sans articulation grammaticale, mimant le déchaînement de la narration : « SANS RELACHE/GESTE RENVERSEMENT » (Wittig, 1969 : 205). Du point de vue poétique, l’écriture de Wittig revendique l’intertextualité, notion qu’elle reprend à Kristeva, de la littérature qui puise sans fin et dans tous les sens dans la bibliothèque universelle dont les frontières avec l’Histoire sont poreuses – ainsi le nom de la femme politique communiste et féministe russe Alexandra Kollontaï (1872-1952) est-il devenu Ollontaï, le O initial étant alors exposé tel l’emblème des guérillères. L’excipit du livre est suivi par une liste bibliographique dans laquelle se côtoient L’Assemblée des femmes d’Aristophane, Le Deuxième sexe, la Genèse, L’Iliade, Problèmes de la guerre et de la stratégie de Mao Tsé-toung, les Contes de Perrault, Le sexe de la femme de Zwang… La liste est classée par ordre alphabétique mais la lettre Z est suivie par « etc. ». Wittig défend de la sorte la matérialité textuelle de l’oppression sexuelle, et réaffirme le geste poético-politique de ses révolutions. Plus encore, au lieu de condamner le mythe comme le lieu de fabrication de l’idéologie sociale, elle en fait l’angle d’attaque pour déconstruire la normativité du savoir et du pouvoir.
Le Cheval de Troie, dans Les Guérillères, a revêtu l’apparence du cercle. Etranges et familiers, sophistiqués et bruts, trois cercles épais tracés au milieu d’une page blanche font figure de têtes (décapitées) de chapitre, séparant les trois parties du roman, non pas dans un ordre chiffré (partie 1, partie 2, partie 3), mais selon le désordre organisé du cycle qui n’a ni début ni fin et incite à la relecture. Ils placent le roman à l’enseigne de la sphère de Pascal dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Symboles de la féminité, formes vide, signes vers l’infini, insignes mythologiques ou emblèmes guerriers, ils minent toute construction mythique de par leur indécidabilité. Ils jouent le rôle effrayant et apotropaïque du sein unique des Amazones en rompant avec la logique linéaire-binaire, et en déstabilisant par leur plénitude énigmatique et lacunaire.
Ces trois cercles sont chaque fois une remise à zéro, c’est-à-dire une démythification du langage et une refonte de l’imaginaire littéraire par un recyclage radical de ses formes et de ses codes. Ils signent la défaite du mythe des guérillères, ainsi que les révolutions accomplies, ouvrant un horizon imprévisible.
La guérilla littéraire est le chantier sur lequel l’écrivain n’en finit pas de construire et de déconstruire en vue d’universaliser, non pas un genre à l’encontre d’un autre, mais la vigilance poétique qui permettra de « maintenir une relation critique et transformatrice[45] » avec les normes qui relèvent toujours, de quelque manière, de la fabulation.
Anaïs Frantz, « Faire et défaire le mythe dans Les Guérillères de Monique Wittig », Les Cahiers du Ceracc, nº 7, 2014 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/frantz.html [Site consulté le DATE].
Le roman de Monique Wittig intitulé Les Guérillères (Minuit, 1969) utilise un mythe, le mythe des Amazones, comme arme poétique pour combattre un autre mythe : le mythe de « la-femme » et tous les mythes qui s’y attachent quant à une « nature féminine ». Tel est le principe de la « guérilla », mot sur lequel est formé le néologisme de « guérillères » : elle a lieu sur le propre terrain et a recourt au harcèlement. C’est une guerre d’usure. C’est aussi une guerre intime. L’ennemi n’est pas l’étranger mais le frère de sang, en l’occurrence le frère d’encre issu de la même matrice grammaticale : le masculin général (comme on dit un « général d’armée ») que la sortie épique du pronom féminin pluriel, « elles », dans le roman, vise à renverser. C’est cette double révolution poétique et politique que l’article entreprend d’étudier.
Anaïs Frantz est docteur en littérature et civilisation françaises. Elle enseigne la littérature, le cinéma et les féminismes français dans les Universités américaines de Paris, et est chargée d’un séminaire de master de lettres modernes à La Sorbonne Paris 3. Elle a publié Le Complexe d’Eve : la pudeur et la littérature (2013) chez Champion et codirigé Fictions des genres (2013) aux Editions universitaires de Dijon.