L’Écrivain à l’ombre de l’Auteur ? Robert Pinget de Cerisy à New York
- Aline MARCHAND -
Auteur publié aux éditions de Minuit et apparenté au Nouveau Roman, Robert Pinget s’est pourtant toujours présenté comme « poète » :
Pour moi le roman n’a été qu’une façon de développer mes sensations de poète. […] J’ai aimé le Nouveau Roman qui brisait l’anecdote au profit de la forme et du travail sur le langage. Mais j’ai eu de la peine à intituler mes premiers livres des romans. C’est Jérôme Lindon qui me l’a demandé (puisque je faisais partie du groupe)[1].
Cette double polarité poétique et néo-romanesque s’observe aussi bien dans les textes que dans leurs implications pragmatiques : la genèse de l’écriture paraît travaillée par des signaux génériques ambivalents, quand la réception semble cadrée par l’étiquette du Nouveau Roman. Mes recherches étudient ainsi les contradictions génériques entre la (re)présentation de soi de l’écrivain comme poète et celle de l’auteur de Minuit (l’œuvre signée sous son nom n’étant pas étiquetée comme poétique)[2]. S’inspirant de l’analyse du discours[3], ma réflexion porte sur la confrontation entre deux régimes de présentation de soi : l’ethos de l’écrivain désigne la présentation de celui qui écrit (indépendamment de ce qu’il publie) quand l’ethos de l’auteur correspond à la figure de celui qui signe et se porte garant de son œuvre publiée. Cette partition ne dessine pas une frontière (l’auteur impliquant l’écrivain) mais permet d’articuler les deux présentations que Pinget propose de lui-même tout en évitant une dualité essentialiste (chaque ethos dit ou montré étant une construction notamment discursive)[4].
Lors des deux colloques regroupant le Nouveau Roman, à Cerisy-la-Salle en 1971 et à New York en 1982, Pinget est tenu de s’exprimer et de s’expliquer devant ses compagnons de Minuit. Ces événements prennent une valeur institutionnelle pour tout Nouveau Romancier, dont l’acte de présence signe son appartenance au groupe quand son propos vise à le situer et le positionner en son sein. Or Pinget y surexpose ou minimise certains aspects de son travail d’écrivain, alors que ce dernier s’affranchit des propos de l’auteur ou en critique l’œuvre dans le geste scriptural[5]. Pendant cette décade, Pinget négocie constamment entre la construction d’une carrière d’auteur du (second) Nouveau Roman et les expériences scripturales d’un écrivain se présentant comme poète. Je questionnerai donc ces tensions à la fois posturales et génériques dans le discours et l’œuvre, au fondement d’une écriture polémique où l’ethos du romancier se confronte à celui du poète. Cette réflexion entend éclairer la dynamique conflictuelle unissant l’auteur néo-romanesque et l’écrivain poète, au moment même où le Nouveau Roman se redéfinit.
Les colloques de 1971 et de 1982 se sont en effet chargés de construire une périodisation du Nouveau Roman en bornant une période « néo-néo-romanesque ». L’appellation de « Nouveau Nouveau Roman » fait peu à peu son apparition dans les années soixante, avant d’être consacrée à Cerisy, où Robbe-Grillet établit la charnière entre le premier Nouveau Roman (encore suspect de naturalisme et de phénoménologie) et ce second Nouveau Roman (plus subversif, expérimentant radicalement les tensions entre littéral et référent)[6]. Lors de cette nouvelle phase, Pinget abandonne sa première manière romanesque : le récit, au flux jusque-là relativement continu et monolithique, se fragmente après Cerisy en versets et involue en maints retours. Au sein des romans pingétiens qui se fondent désormais sur la mise en abyme et la structure, ces procédés néo-néo-romanesques mènent une critique sourde à l’encontre du premier Nouveau Roman ; la nostalgie du lyrisme ressurgit, alors, entre les décombres du récit.
Au moment de gloire du structuralisme et de la linguistique, alors que le discours théorique connaît une inflation, Pinget accepte de sortir de sa réserve pour participer au colloque de Cerisy en 1971. Le texte qu’il y présente est écrit en trois fois, par montage de sa postface au Libera (1968) et de communications présentées à des étudiants. La hantise de la théorisation, manifeste dès le titre « Pseudo-principes d’esthétique », caractérise la posture d’un théoricien incompétent et d’un auteur en retrait, s’effaçant derrière l’écrivain. N’intervenant jamais dans les discussions à la différence de Ricardou et de Robbe-Grillet, il se cantonne à exposer sa pratique de l’écriture, quitte à reprendre un texte vieux de trois ans, connu de son auditoire, débutant par une prise de distance à l’égard d’un cliché du Nouveau Roman :
[…] l’intérêt de mon travail jusqu’aujourd’hui a été la recherche d’un ton. C’est un problème de forme et qui explique peut-être mon appartenance à ce qu’on a appelé le nouveau roman. Mais il serait erroné de me croire partisan d’une école du regard. S’il s’agit d’être objectif, l’oreille a d’aussi tyranniques exigences[7].
Le positionnement de l’écrivain est ambivalent, oscillant entre une distanciation distinctive (l’école de l’oreille contre celle du regard) et la reconnaissance d’une quête commune de formes romanesques inédites. Si Pinget partage la hantise de tout académisme avec ses compagnons de Minuit, il emploie une terminologie postromantique qui fait sursauter tout le Nouveau Roman[8], en comparant le processus d’écriture romanesque à une séance de psychanalyse apte à dévoiler une « vérité tout bêtement morale […] profondément enfouie sous les contradictions[9] ». Il finit par qualifier son écriture selon une attitude lyrique, « l’expression d’un individu » passant par l’identification proprement autobiographique entre auteur, narrateur et personnage à travers « le je dans tous [s]es livres, […] à chaque fois différent[10] ». L’accent se déplace ainsi, de la promotion d’un roman nouveau à la poésie : « Mon dégoût du roman dans l’acception classique me dicte le vocable plus général de création signifiant poésie, ou le contraire[11] ». Pinget ne revendique pas l’appartenance de sa production romanesque au genre poétique, puisqu’il attribue à la « poésie » son sens étymologique et supra-générique. Or, en ajoutant « aucune prétention à cela », il reconnaît implicitement que la poésie en tant que genre historique siège en haut de la pyramide littéraire. Le flottement lexical traduit la bivalence posturale et générique d’un auteur néo-romanesque se (re)présentant comme un écrivain poète.
Cette oscillation persiste dans les développements que Pinget ajoute pour le colloque de Cerisy. Il conforte son ethos de Nouveau Romancier en revisitant des catégories romanesques pour les renouveler : la « situation » se substitue à l’intrigue ; les rapports au temps, à l’espace et au personnage sont désormais régis par la réversibilité, l’incertitude et le possible. L’enjeu revient à ne pas incarner l’épigone de Balzac ou de Dostoïevski. Pourtant une ultime remarque invalide tout l’exposé : « le peu de chose que j’essaie de vous dire n’a de valeur qu’ouvrant la voie à une formulation contraire[12] ». Il contredit alors systématiquement ce qui précède. En mettant en œuvre le principe de contradiction qui sous-tend son écriture romanesque, le romancier fait un pied de nez au théoricien improvisé. Dans le même temps, Pinget ménage sa liberté d’écrivain puisqu’il fait état des coulisses de l’écriture sans s’arroger une autorité sur les livres qu’il a signés (leur valeur comme leur interprétation restent de la responsabilité du lecteur). En somme, cette communication est moins l’exposé autoritaire d’un auteur que la présentation de soi d’un écrivain qui donne des gages néo-romanesques (en insistant sur le signifiant et une dynamique novatrice) tout en marquant son autonomie par rapport à une orthodoxie théorique (à travers la subjectivité, l’identification au personnage-narrateur, l’oreille et la poésie).
L’année même du colloque, Pinget publie un « récit » en deux parties, intitulé Fable. Dès le seuil du livre, l’auteur du second Nouveau Roman s’affirme en choisissant deux substituts au « roman » sur la couverture. Or ce double évitement du « roman » est contemporain de Cerisy, alors que le Nouveau Roman s’inscrit dans une deuxième phase, plus subversive que contestataire. Cette convergence collective pour ouvrir une nouvelle page esthétique du genre romanesque se marque également dans le creuset de l’écriture.
Ainsi, le souci formel, constant chez l’écrivain, devient éminemment visible au moyen d’une structuration en diptyque, redoublée par le dédoublement onomastique du protagoniste (Miaille / Miette). Lors d’un premier volet, ce personnage double est fasciné par les mythes de Narcisse et d’Œdipe. Dans la seconde partie, ses tentatives pour atteindre la clairvoyance intérieure se muent en une nouvelle illusion : l’édification d’un palais des glaces « où on trouve sa tronche à tous azimuts, idée cocasse pour un aveugle » (Fb, 115). Le motif du miroir conforte non sans humour le narcissisme structurel de Fable, confortant son inscription dans l’horizon du second Nouveau Roman.
Plus étonnamment, le deuxième volet du récit s’ouvre sur une liste exutoire, énumérant les poncifs néo-romanesques :
Transcrire les propos quotidiens. Ménagères, artisans, voyageurs de commerce. Discours usé jusqu’à la corde. Il y aurait sur la gauche un square. Arbres en fleurs, bancs publics, pelouses. Des amoureux, des bonnes, des enfants. Même langage. Onomatopées. Usé jusqu’à la corde. (Fb, 83-84)
Le représentant de commerce conversant avec une gardienne d’enfants fait songer au roman, adapté à la scène, de Duras, Le Square (1955), opus précédant l’entrée de l’auteur chez Minuit en 1958 avec Moderato cantabile. Mais Pinget n’est pas en reste avec une de ses propres pièces (La Manivelle, 1960), qui transpose également une séquence de l’un de ses premiers romans (Clope au dossier, 1961) et gravite autour du vieux Toupin, tournant la manivelle de son orgue :
Plus loin sur la droite l’amorce d’un pont qui enjambe une rivière. Un orgue de barbarie, un aveugle à la manivelle. Groupes d’étudiants. Lumières d’avril. Usé jusqu’à la corde. (Fb, 83-84)
L’ironie égratigne également les romans de Butor, depuis L’Emploi du temps (1956) où le touriste égaré à Bleston est obsédé par la grande aiguille de l’horloge, jusqu’à La Modification (1957) et les va-et-vient temporels d’un récit se déroulant au sein d’un wagon de train :
Plus loin sur la droite la vieille tour à l’horloge. Des touristes guettent sortant de la boîte une kyrielle de santons ridicules. Célèbrent la culmination du jour. Commentaires et rappels d’histoire. Usé jusqu’à la corde. Plus loin sur la gauche la gare et ses évocations houleuses. Période de vacances. Ou retour. Ou redépart. Ou reretour. Idem. (Fb, 84-85)
La critique vise le premier Nouveau Roman ou sa « période contestataire » pour reprendre la terminologie de Ricardou[13]. Alors que la genèse de Fable coïncide avec la préparation du colloque de Cerisy, Pinget glisse ici des indices de (re)positionnement. Il ne s’agit pas de s’attaquer à ses compagnons de Minuit, puisqu’il choisit un de ses propres livres comme cible, mais de marquer la volonté d’un (re)nouveau romanesque. La figure d’auteur qui se dessine ici concilie un positionnement individuel et collectif : Butor a définitivement abandonné le roman et Pinget appose la mention « récit » à Fable, pendant que les écrivains-théoriciens mûrissent le second baptême du Nouveau Roman.
Pour autant, l’auteur désormais néo-néo-romanesque laisse entendre la voix de l’écrivain poète. Cette ambivalence posturale se joue sur la scène fictionnelle et énonciative, dans la seconde partie du livre où la ville devient métaphorique de la fable. Grâce à la liste exutoire des lieux communs à déserter, la « fable neuve » surgit des décombres romanesques pour tendre vers le lyrisme. Après la crevaison des yeux (achevant la première partie), le récit bascule dans le registre de l’ouïe. À la fascination pour les ombres du monde sensible, se substitue l’écoute aveugle des voix :
J’écoute dit-il, j’écoute, la plainte sourde ne suffit pas, il me faut des paroles distinctes. Mais plus personne ne prononcera des coquelicots ni des bleuets, je devrai tendre les mains et palper les minces corolles, la déchirure tant redoutée s’inscrira dans les pierres du chemin, tout se divise contre moi. (Fb, 85)
La tension vers l’approche orale du monde correspond également à une intériorisation du narcissisme : le sujet ne contemple plus son image mais l’émiettement des bruits qui le traversent, « des sifflets aigus, des crissements, des bruits de scie » (Fb, 86). Toute cette seconde partie de Fable tentera de s’abstraire d’un narcissisme discursif (la fascination du texte contemplant ses reflets) afin de trouver un ton neuf, parmi les voix discordantes (théologie, mythologie, mais aussi Nouveau Roman). Cette quête d’un ton propre met en scène musique, chant et voix dans un horizon de plus en plus lyrique. Ce lyrisme pingetien, en tant qu’expression d’une identité divisée, s’enracine dans une remémoration des topoï :
Vieille corde d’instrument éventré par les barbares. Rafistoler l’âme de cette viole ou crincrin et de la corde rajustée tirer des harmoniques. Suggestion par bribes de la mélodie première, une voie où s’aventurer pour reconnaître les lieux hantés jadis, palais, ruelles, jardins, places publiques. (Fb, 83)
L’instrument d’Apollon est dégradé en viole brisée par les « barbares » – au sens étymologique de ceux qui restent en-deçà du langage articulé. Pour faire chanter sa corde vocale, l’écrivain doit s’abstraire du bruit, trouver le « ton » ; il en trouve le moyen dans la citation des poncifs, dans la fréquentation des lieux communs, comme il l’indique ici dans une métaphore spatiale du discours, elle-même héritée de la rhétorique latine. Mais les voix des autres doivent être appropriées, reconnues, afin de conjurer le risque d’aliénation et de dispersion. La pratique intertextuelle de Pinget s’inscrit ainsi dans une poétique de remémoration du patrimoine littéraire. Il ne s’agit ni de coudre un patchwork compliqué, ni de rabâcher, mais de « tout redire pour tout renouveler » (Fb, 30), de revivifier des paroles mortes, les redonner à écouter afin de reconquérir une unité discursive et tonale.
Cette tension vers l’oralité est intimement liée à l’aspiration lyrique, à cette recherche inquiète d’une poésie disparue, celle que chantaient les aèdes accompagnés d’une lyre. Mais ce chant lyrique, victime des vicissitudes du temps, ne s’entend plus qu’à travers une forme dégradée de la poésie (au sens classique de littérature) : le roman fondé sur une énonciation différée. La métaphore filée de la lyre brisée parcourt l’ensemble de ce livre intitulé Fable, et sous-titré récit, ces deux étiquettes insistant toutes deux sur la dimension narrative, conçue en modernité comme antithétique de la poésie[14] : la réconciliation du lyrisme et du narratif semble s’ériger contre les décombres, précisément à contretemps, par la fiction d’une parole hypermnésique, réactualisant les mythèmes et autres bribes narratives.
La quête d’un ton neuf génère un dialogue permanent entre auteur et écrivain sur la scène de l’écriture ; chaque livre signé et publié se voit discuté lorsque Pinget se remet au travail. L’ambivalence de l’auteur du second Nouveau Roman et de l’écrivain poète, au cœur de Fable, se transforme ainsi dans Cette Voix, paru en 1975. Désormais, l’écriture s’en prend aussi bien au structuralisme du Nouveau Romancier qu’aux illusions de l’écrivain poète.
Fable était construite en diptyque, Cette Voix ironise sur la structure : « Coupez. / Pour donner l’impression de structure ce vieux piège à cons. » (CV, 222). Cette métalepse met en garde contre les obsessions structurelles fédérant le groupe de Minuit et la Nouvelle Critique ; la formule, volontiers provocatrice, suggère pourtant une certaine ambivalence : la structure serait une feinte mais aussi un effet perversement recherché. Parallèlement, les dernières pages du roman multiplient les mises en scène d’un narrateur sommé de s’expliquer sur son travail d’écrivain et le terme de « poésie » apparaît alors systématiquement :
Elle racontait son aventure d’un ton de somnambule inquiétant monocorde et reprenait ensuite da capo comme un vieux disque qui aurait tourné sans arrêt. La mort qui l’attendait au coin de l’oreiller. Des années après nous rappelant ces détails je m’efforçais de leur faire admettre qu’il s’agissait de bien autre chose que de rebondissements faciles ou de jeux de mots ils ne m’écoutaient pas et me traitaient d’ignorant comme si le drame ne pouvait être le fruit que d’un raisonnement logique. Et d’analyser le pourquoi et le comment et de décréter en fin de compte que la poésie n’existait pas en dehors d’un certain mode d’emploi. Ou comme si supprimer l’oreiller éloignait la mort du même coup. Ah s’il s’agissait de poésie nous comprenons votre. Coupez. (CV, 216-217)
La construction formelle du livre est expliquée ici en termes musicologiques, comme une reprise de la même phrase musicale depuis le début (da capo) par une voix au ton unique. Le locuteur rejette l’analyse logique et les canons académiques, qui seraient dépositaires du sceau poétique. Une lecture attentive à l’action (au muthos constitutif de l’épique et du dramatique) ou à l’utilisation ludique du langage (selon un mode d’emploi), serait inappropriée, car elle ferait abstraction du « drame » de « la poésie », cette expérience s’approchant au plus près de la mort – les limites imposées au désir infini des possibles, le couperet fatal qui achève l’écrit et frappe simultanément l’écriture d’un goût d’inachevé. La référence récurrente à la poésie, signalant l’apothéose du roman, mérite l’attention.
La poésie, entrevue in fine, marque un travail ascétique d’une voix narrative s’abstrayant peu à peu de tous les désirs hétéronomes – les genres ou courants établis, conçus par d’autres, inscrits dans le temps littéraire et potentiellement attendus par les lecteurs. Or cette ascèse, à l’ironie ambivalente, concerne aussi bien l’auteur du second Nouveau Roman que l’écrivain idéalisant la poésie au point de ne jamais signer de poème. Cette Voix peut ainsi se lire comme la réécriture d’une trajectoire poétique, tant personnelle que collective, croisant l’évolution des valeurs et des normes de la poésie, depuis sa codification formelle jusqu’à sa visée théologique :
Et puis en ce qui nous concerne la fin d’une époque de tergiversations métaphysiques de malaise individuel qui avait donné lieu à quelques développements dits poétiques tout ça tellement dépassé qu’en feuilletant le manuscrit on était pris de vertige devant tant d’activité en pure perte ah oui la fin d’une époque vivement la suivante et merde à nos neveux. (CV, 122)
La voix revit et intériorise l’époque fin de siècle, marquée par la crise du vers, du sujet et du langage. Le patronage mallarméen est rejeté, comme la filiation classique, quitte à se mettre à dos la postérité (« neveux » au sens classique). Pourtant, la muse poétique demeure à l’état de trace, empreinte de nostalgie et d’ironie, dans une écriture fragmentaire et involutive.
L’ascèse de l’écrivain consiste non seulement à se dépouiller des artifices de l’auteur néo-néo-romanesque (la structure par exemple) mais également à s’émanciper des illusions de la poésie. Avant le cri final de soulagement, « enfin rendu en poésie », plusieurs acceptions (historiques, codifiées) de la poésie sont mises en scène et congédiées :
Café des illusions. En a-t-on rêvé de gloire et de salut public et de moralité et de poésie messieurs quelle chose puisse-t-elle passer le cap de la vingtième année or comptant ceux qui restent à la cultiver monsieur Théo n’alignait pas trois noms sortant de sa valise des brochures anciennes il se mettait à réciter les odes à chose les élégies à machin et les sonnets d’un. Bétoine mélampyre bluet coquelicot. Dodo l’enfant do. Vieilles chimères tout se défait. Le calme relatif de l’âme. (CV, 196 ; je souligne)
Différentes formes poétiques, volontairement datées, sont inventoriées et confrontées à un auditoire sourd et moqueur. Le texte reproduit la morgue de l’auditoire (par les travestissements familiers ou la troncature) pour mettre en scène la réception commune et contemporaine face à la poésie versifiée. Défenseur anachronique du vers lyrique, monsieur Théo incarne le jeune homme attardé, plein d’une « illusion vraie[15] », en décalage avec sa société, mais aussi avec l’écrivain mûr. Le roman multiplie ces figures de poètes publiant odes, élégies, sonnets, rondeaux, marginalisés par la société et en rupture avec l’auteur qui s’en détache. Cette Voix met en tension « l’illusion vraie » (du jeune poète, enfermé dans ses lectures au point de confondre le genre historique de la poésie versifiée avec la poésie) avec « l’illusion de réalité » (d’un horizon contemporain (tel que se le représente l’écrivain), qui jugerait la poésie obsolète, naïve et réservée aux premiers émois sentimentaux). Ce hiatus fait d’ailleurs écho à l’abandon par le jeune Pinget du genre poétique pour le roman, puisqu’il ne publie qu’un recueil à compte d’auteur, sous pseudonyme[16], dont il taira ensuite l’existence.
Cette relation ambivalente à la poésie entre en résonnance avec une formule de Marthe Robert, que souligne Pinget dans le Roman des origines et origines du roman, paru trois ans avant Cette Voix, pour la commenter en ces termes :
« Incurable infantilisme des illusions » dit M[arthe] Robert ; or illusions implique nécessairement aspiration à une condition meilleure (sans admettre, et c’est là le hic, la validité des efforts d’autrui, des bâtards, mus par le désir de conquête du réel)[17].
L’écrivain se range, face aux Bâtards du roman réaliste du XIXe siècle, parmi les Enfants trouvés, en compagnie de Don Quichotte, Kafka et Beckett, dont il comprend la particularité par la tension entre un progrès rendu impossible (à cause de la nostalgie du Paradis originel) et « l’insatisfaction permanente, donc malgré tout le désir de changement à l’intérieur du moi[18] ». En ce sens, cette dialectique sans résolution rejoue, sur la scène de l’écriture, l’attraction pour l’ancien et le mouvement inquiet vers le nouveau ; le dialogue avec un précédent essai de Marthe Robert se fait entendre :
Les bruits anciens qui se mêlent aux nouveaux répétait ce pauvre Alexandre voilà pourquoi j’ai la tête comme une usine. (CV, 188)
Ce tourbillon de traces littéraires fonde véritablement une écriture hypermnésique, qui ne peut dire sans redire (et inversement)[19]. Pour autant, le poids de l’ancien risque de nuire à la liberté créative (l’imagination), en l’engonçant dans l’imitation (obsolète dans l’horizon moderne).
Au fond, la poésie et le poète se situent sur une ligne de crête, ente ascèse et tentation, en ce qu’ils sont tous deux non pas inaccessibles mais intenables : ils ne sauraient être atteints sans un mouvement inquiet de perpétuelle recherche. La poésie en tant qu’éthique est synonyme d’instabilité et résiste à toute tentative de classification. Si Pinget délaisse les formes poétiques institutionnalisées, aussi bien la versification classique que le surréalisme, il prend garde à ne pas l’institutionnaliser lui-même, à la figer formellement, à tel point que le cri de soulagement « enfin rendu en poésie » s’entend, à la toute fin du roman, moins comme le constat d’un aboutissement que l’appel à la nouveauté : « Une voix différente qui doit assurer la relève ». L’ethos de l’écrivain se dérobe tant à l’image de l’auteur du second Nouveau Roman qu’à la figure du poète illusionné qu’il fut dans sa jeunesse.
Cette émancipation de l’écrivain vis-à-vis de l’auteur prend une forme paradoxale dans son roman publié en 1980 : L’Apocryphe pousse à son paroxysme la structuration, l’écriture spéculaire et la subversion des codes narratifs, mais dans le même temps, ces procédés du second Nouveau Roman sont instrumentalisés par l’écrivain poète pour discuter certains présupposés de la Nouvelle Critique. L’expérimentation du neuf devient alors une scène polémique et contradictoire d’où surgit une poésie aimantée par l’ancien.
Dans ce diptyque romanesque, composé de 168 « strophes », chacun des deux volets s’ouvre en décembre, sur l’image d’un berger, pour se finir à nouveau sur le dernier mois de l’année. Ces indices de structuration, disposés dans les lieux stratégiques d’ouverture et de clausule, assurent le positionnement du romancier de Minuit. Pinget sature son roman d’indices de réflexivité thématique et énonciative : la mise en abyme de l’écriture et de la lecture fait tournoyer, autour d’un manuscrit dont l’authenticité est questionnée, la ronde des écrivains-lecteurs fictifs – mémorialistes, compilateurs, biographes, commentateurs, exégètes, dépositaires, bibliophiles, etc. Les niveaux d’énonciation (extraits du manuscrit, commentaires mais aussi notes commentatives du texte en chantier) finissent par s’entrecroiser. Toutes les intrigues sont trouées, avortées, contredites par des voix discordantes. Pour autant, le mouvement continu de contradictions n’opère aucune « guerre des récits », pour reprendre la formule de Ricardou désignant ainsi une stratégie où chacune des méga-variantes tend à « devenir le récit, dont les autres ne seront plus dès lors, que les aspects apocryphes[20] ». Ici rien de tel, les contradictions ne sont pas résorbées (même virtuellement) au point que tous les récits sont les variantes d’un récit blanc. Le matériau narratif est pulvérisé en éclats fictionnels, dont les raccords manquent pour constituer une trame romanesque.
Or la dispersion narrative se développe autour d’une image rémanente, celle d’un berger poète. La fin de L’Apocryphe suggère dans un style télégraphique cette épure bucolique, impossible pour un Nouveau Romancier tenu aux développements descriptif et narratif :
Abandonner terme château. Supprimer descriptions mobilier et rappels atmosphère opulence. Limiter mémoires scènes berger. Le travailleur tombe sur cette note qui le déroute. Limiter le livre aux scènes du berger serait le réduire à quelques pages, ce qui est impensable. Pourrait être un jour la tâche du filleul, il prendra la relève et ses propres responsabilités. (Ap, 137)
Le lecteur fictif, filleul d’adoption, tend à se confondre avec le lecteur implicite. Or ces « scènes du berger » cristallisent une poésie éphémère et éternelle, dont les digressions descriptives et narratives se font l’écrin. Les citations bibliques, entrelacées avec celles des Bucoliques, finissent par se superposer dans l’image fluctuante « comme en surimpression » (Ap, 155) d’un berger jouant du flûtiau et assumant le rôle du bon pasteur. Le double intertexte virgilien et biblique entre en résonnance avec le topos du temps dévastateur, ce qui polarise doublement le texte vers l’ancien. Dans L’Apocryphe la réactualisation des « grands textes » (Virgile, Saint-Augustin, la Bible) passe par la performance de leur relecture plus que de leur récriture. Si les « références réconfortent » (Ap, 81), c’est bien parce qu’elles sont données à relire (recréant le cercle de la communauté des lecteurs, où se replace l’écrivain) et maintenues dans leur perfection originelle (rarement détériorée)[21].
Le titre même du livre indique une éthique de la modestie, se proposant non pas de supplanter l’ancien par le nouveau (roman), mais de se mouvoir autour du Texte. En atteste le motif récurrent du testament, sans cesse remanié et jamais arrêté, dont l’autorité se perd de générations en générations de mémorialistes, compilateurs et exégètes :
Il hésite à classer le document, l’allure du texte lui donne des doutes quant à son authenticité. Il continue d’hésiter. Mais quelle importance, il s’agit pour lui de rassembler le matériau d’un livre à faire, rien d’autre, il n’en sera jamais l’auteur, il exécute une clause du testament, et encore. Chacun sait que l’original a été mainte fois repris, qu’il en existe plusieurs variantes aux termes contradictoires. (Ap, 84)
Pinget semble s’inscrire dans la topique moderne de la mort de l’auteur, qui s’efface en tant que personne dans un « tissu de citations[22] ». La fiction problématise le motif du manuscrit apocryphe pour mettre à distance la théologie négative (de Mallarmé à Barthes, dont Pinget a lu maints ouvrages) ; les scripteurs fictifs, anonymes, apparaissent comme le faire-valoir de l’auteur réel, qui, lui, signe le livre de son nom. Dès lors, la « disparition élocutoire du sujet[23] », que la Nouvelle Critique a retenue de Mallarmé, apparaît comme une fantaisie : une image exerçant la fascination et une illusion. Ce mythème de la mort de l’auteur conforte la sacralisation de l’œuvre, idéal nécessairement inaccessible et négatif : « Mais qu’est-ce qu’un beau livre » (Ap, 51). Pinget demeure plus ambivalent avec cet autre trait de l’horizon moderne, travaillé par la négativité et la transcendance du Beau. Le scepticisme interdit une adhésion pleine et entière à cette foi en l’absolu littéraire, à la différence de Blanchot, dont plusieurs livres figurent dans la bibliothèque pingétienne. Une éthique de l’inquiétude interroge constamment la question de la valeur. Ainsi, le Livre croise les fantasmes et les soupçons aussi bien des personnages que de l’écrivain, entre mythification et mystification :
Ce fameux livre Monsieur a beau prétendre le connaître mieux que personne, en faire l’apologie, se gargariser des nombreuses références qu’il contient, prôner la beauté des gravures, bref le qualifier de chef-d’œuvre, je vous ferai remarquer qu’il ne nous a jamais fait l’honneur de nous le montrer à nous autres profanes, m’est avis que dans la dèche où il se trouve il essaie avant de le confier à la salle des ventes de créer tout autour une sorte de légende, la manœuvre est habile, afin le jour de la criée d’en retirer le maximum, dans l’excitation du moment les gogos se l’arracheront […] (Ap, 107-108)
L’idéalisme du croyant littéraire se confond avec la promotion mensongère auprès des consommateurs profanes ; l’intransitivité du livre (qui n’est plus expression de l’auteur) apparaît ironiquement comme un nouveau leurre capitaliste. Ici, ce n’est pas l’auteur, produit du positivisme capitaliste selon Barthes, qui devient un argument de vente pour ce livre, mais au contraire la description d’« un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, […] un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture[24] ». Au moyen d’un lexique mystique, Pinget ironise sur cette posture moderne intenable : la fiction exhibe un topos de la Nouvelle Critique, selon laquelle le meurtre symbolique de l’auteur suffirait à émanciper la littérature du système capitaliste. En cela, le roman creuse l’écart entre cette nouvelle mythologie qui fascine l’écrivain et la pratique moderne de l’écriture, qui se donne à lire dans des livres matériellement bornés et signés individuellement. L’Apocryphe se joue de la mort de l’auteur proclamée par Barthes – en la déplaçant dans la fiction, à travers des scripteurs vieillissant, à l’« imaginaire corrompu » (Ap, 154) et à l’inspiration essoufflée – pour en sur-jouer l’hypertrophie moderne. Au fond, l’originalité pingétienne réside sans doute dans l’impossibilité de l’imitation (« perdue, infiniment reculée » selon Barthes, dans l’horizon moderne) qui se manifeste par le recours de plus en plus visible et paradoxal à la citation. L’« horreur de la mémoire[25] » si prégnante dans Cette Voix, cette crainte du plagiat ou de l’absence d’innovation, est conjurée ici par la mise en scène d’auteurs fictifs, copistes et herméneutes érudits ; mais simultanément, une intertextualité restreinte extrêmement dense, reprenant entre autres des formules de Passacaille ou de Cette Voix, inscrit Pinget lui-même dans le patrimoine au même titre que ses illustres prédécesseurs et renforce son auctorialité[26].
La figure d’auteur implicite se construit autant par l’affirmation de compétences culturelles que par l’originalité de son positionnement littéraire (dans la sélection des intertextes volontairement anciens et emmêlés, essentiellement bibliques et virgiliens). Les citations deviennent une modalité, non de l’inscription du scripteur, mais de l’expression de l’écrivain qui affirme sa présence sur la scène de l’écriture[27]. Ainsi, L’Apocryphe conjugue l’organisation formelle en diptyque avec une pratique de l’intertextualité choisie, pour produire un effet de généricité contradictoire : les reprises-repentirs s’inscrivent dans la subversion narrative du second Nouveau Roman (« l’Unité impossible », selon Jean Ricardou[28]), alors que la scansion répétée de formules bibliques et virgiliennes laisse entendre une unité proprement poétique.
Réunis une nouvelle fois en 1982 à New York, les représentants du Nouveau Roman s’expliquent collectivement et individuellement sur leur travail. Le succès de cette mouvance outre-Atlantique, notamment à l’Université, justifie le lieu de la réunion mais le cercle s’est rétréci : sont présents Pinget, Robbe-Grillet, Sarraute et Simon. Dans ce contexte plus apaisé et moins dogmatique que celui du colloque de Cerisy, Pinget prend la parole avec davantage d’assurance pour discuter les impasses de la théorie concernant son travail et s’inscrire dans une filiation poétique.
D’emblée, il se positionne par rapport à l’institution universitaire. Dans le prolongement de L’Apocryphe qui questionnait la Nouvelle Critique en s’emparant de son matériau thématique et idéologique (l’histoire d’un manuscrit, tissé de citations, dont l’autorité individuelle se dissout), Pinget énonce les conséquences qui découlent, logiquement et non en fait, de ces propositions théoriques :
Il serait logique, en l’état actuel des choses, que les auteurs qui ont adhéré pleinement à l’esprit de cette discipline renoncent à signer leurs textes puisqu’ils admettent qu’ils ne leur appartiennent pas en propre. Or ils continuent de les signer. Il y a donc là un phénomène à retenir[29].
Cependant, une fois posé le refus de cantonner ses écrits à une « production » qui ne pourrait être lue qu’« à la lumière de la pure raison déductive », Pinget se plie aux contraintes de la communication en colloque : « S’il est de rigueur, devant cette assemblée, de parler technique, je dirai très schématiquement que la structure de mes romans est souvent établie sur les récurrences[30] ». L’auteur se livre alors à l’exercice de la typologie, afin de classer ses romans en fonction du mode de répétition choisi :
1° La récurrence complète, ab initio, ou répétition de la première partie du livre dans la seconde. Structure bipartite donc. Exemples types : Le Fiston, Fable, L’Apocryphe. […]
2° La récurrence partielle et progressive, c’est-à-dire au fil des pages. […] Exemples types : Quelqu’un, Le Libera, Passacaille. Structure « unipartite » donc.
3° La récurrence complète mais inversée, à partir du milieu du livre, de la première partie dans la seconde qui la répète ainsi en remontant jusqu’au début. Structure bipartite mais déguisée en « unipartite », le livre étant d’un seul tenant. [...] Exemple unique : Cette Voix[31]
La construction sommairement dialectique de cette classification (structures bipartite, unipartite, et faussement unipartite) exclut toute une partie de ses romans. Pinget ne s’encombre pas de développements explicatifs et en laisse le soin aux théoriciens aux aguets. Il répertorie uniquement ses romans publiés depuis 1959 (Le Fiston), jusqu’au jour de cette communication, à quelques exceptions notables. Cette périodisation est intéressante dans la mise en conformité d’un ethos individuel à l’ethos collectif du second Nouveau Roman : Le Fiston est contemporain du roman Dans le labyrinthe ouvrant, selon Robbe-Grillet, une nouvelle vague néo-romanesque. De plus, Pinget oublie ses romans parus entre Le Fiston et Quelqu’un (1965) pour mentionner toute sa production romanesque de 1965 à 1980. L’effet (voire l’intention) est de surreprésenter la période la plus consensuelle du Nouveau Roman seconde manière.
Mais l’écrivain ressurgit à l’ombre de l’auteur pour rappeler que l’engouement pour les romans en deux volets (pendant la décade Cerisy-New York) relève, bien plus que d’une manie d’écriture, d’un principe poétique visant à « ébranler les certitudes qu’on peut capter à la lecture de la première partie[32]». L’exigence compositionnelle se fonde ainsi sur une éthique de l’inquiétude, où entrent en tension dispersion narrative et récurrences poétiques. Après s’être plié à l’exercice néo-romanesque de la typologie structurelle, Pinget mentionne un quatrième « excitant forme[33] » dont il offre de plus amples détails, à savoir « la répétition pure et simple de certaines phrases clefs ou leitmotive [tout au long du livre, qui le fait ainsi plus nettement ressembler à une œuvre musicale[34] ». La tournure superlative « plus nettement » dénote la tension constante de l’écriture vers la musicalité, quel que soit le type de structure choisi. Pinget associe alors les leitmotive à la « poésie », en évoquant le rôle fondamental qu’ils jouent dans l’écriture et la réception : les « difficultés de lecture » (pluralité, éparpillement et divergences thématiques) tendent ainsi à être résolues par un facteur musical et auditif, ces « leitmotive » qui redonnent mouvement et cohésion au texte (« unité de surface[35] »). Le modèle musical est solidaire de la poésie en ce qu’il institue une réception non linéaire ou prosaïque, mais fondée sur une écoute rétroactive, attentive aux phénomènes d’échos, de correspondances sonores ou rythmiques, fondamentalement sensible aux « équivalences structurales[36] ».
Pinget, en tant qu’auteur s’exprimant sur son œuvre publiée, tente ainsi de concilier son ethos de nouveau romancier et son ethos de poète lors de ce dernier colloque, après l’avoir expérimenté sur la scène de l’écriture.
Lors des quinze années d’écriture qui suivent, Pinget délaisse l’écriture romanesque[37] pour se consacrer à la forme fragmentaire des carnets dans un cycle initié par Monsieur Songe, l’année même du colloque new yorkais. Cet essoufflement du romancier incite à réévaluer l’influence de la biographie de l’auteur (les événements de sa vie publique) sur les expériences de l’écrivain. Le colloque de New York contribue à opérer une césure dans l’écriture romanesque, de même que celui de Cerisy l’avait marqué de son empreinte.
Ponctuellement, l’auteur peut prendre le pas sur l’écrivain ; Pinget a vraisemblablement davantage intériorisé les destinataires néo-romanesques lors de l’écriture des romans qui ont entouré les colloques : dans la genèse de Fable (« récit » et non « roman »), contemporaine de la préparation de Cerisy, ou encore dans la genèse plus longue des romans qui ont succédé aux deux réunions du Nouveau Roman (Cette Voix en 1975, et L’Ennemi en 1987).
Au fond, l’essai de théorisation de l’auteur en dehors du geste de l’écriture problématise la pratique de l’écrivain ou, plus exactement, l’invite à quitter un territoire générique trop cerné. Il déclarait ainsi à New York : « je n’ai jamais éprouvé le besoin de définir une théorie indépendamment de mes écrits. » S’il restreint sa communication au corpus romanesque, seule l’écriture des romans devient ensuite difficile, et non celle des carnets (encore vierges de commentaires) ou du théâtre (sur lesquels il ne s’explique pas en colloque). L’ombre portée de l’auteur de Minuit, signant une œuvre néo-romanesque et s’en portant garant, révèle en négatif la figure d’un écrivain en quête de formes inédites, d’une poésie à venir et jamais figée.
Aline Marchand, « L’Écrivain à l’ombre de l’Auteur ? Robert Pinget de Cerisy à New York », Les Cahiers du Ceracc, nº 7, 2014 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/marchand.html [Site consulté le DATE].
Les colloques de Cerisy-la-Salle (1971) et de New York (1982) prennent la valeur d’événements institutionnels pour tout Nouveau Romancier, dont l’acte de présence signe son appartenance au groupe quand son propos vise à le situer et à le positionner en son sein. Lors de cette décade néo-néo-romanesque, Robert Pinget négocie constamment entre la construction d’une carrière d’auteur du (second) Nouveau Roman et les expériences scripturales d’un écrivain se (re)présentant comme poète. Aline Marchand étudie ces tensions à la fois posturales et génériques dans le discours et l’œuvre, au fondement d’une écriture polémique où l’ethos du romancier se confronte à celui du poète.
Aline Marchand est agrégée de Lettres Modernes et PRAG à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Elle a soutenu en 2012, sous la direction de Marc Dambre, sa thèse intitulée « Un Nouveau Poète à Minuit. Ethos et horizons poétiques dans l’œuvre de Robert Pinget » (à paraître aux éditions H. Champion). Ses travaux portent sur le Nouveau Roman et la littérature contemporaine, en croisant sociopoétique, pragmatique des genres et histoire littéraire.