Le roman d’entreprise français au tournant du XXIe siècle.
- Aurore LABADIE -
Depuis les années 1980, un nombre croissant d'écrivains, s'inscrivant dans le mouvement de « refondations[1] » d’une littérature sur le réel, s'intéresse au travail, et plus spécifiquement à la grande entreprise – entendue au sens de grande « unité de décision économique qui […] utilise et rémunère travail et capital pour produire et vendre des biens et des services sur le marché dans un but de profit et de rentabilité.[2] » Initiant ce renouveau, François Bon et Leslie Kaplan publient de manière quasi simultanée deux romans sur l’usine en 1982 : Sortie d'usine[3] et L'Excès, l'usine[4].
S’ils participent du climat littéraire, ces ouvrages résultent également d’un contexte économique marqué par deux inflexions majeures. Le mode capitaliste de production entre dans une crise structurelle au cours des années 1970, lié au premier choc pétrolier de 1973, qui marque la fin des « Trente Glorieuses[5] » et le début des « Trente Piteuses[6] ». Cette crise économique, qui institue la fin d’une période de plein emploi et de forte croissance économique et industrielle, a pour conséquence l’entrée dans une période de récession, avec les manifestations socio-économiques qui en découlent : chômage, précarisation, situations d’exclusion, nouvelles formes de pauvreté. Dans le même temps, s’insérant pleinement dans l’internationalisation des économies, la France se désindustrialise. Les usines disparaissent progressivement des régions françaises traditionnellement industrielles – le Nord-Pas-de-Calais et la Lorraine – pour être délocalisées dans des pays où la main d’œuvre est à moindre coût et la rentabilité majorée. Cette désindustrialisation implique une restructuration des secteurs économiques, à savoir une tertiarisation des emplois et une réduction considérable du nombre d’ouvriers qui, de catégorie socioprofessionnelle majoritaire, « représent[e] [aujourd’hui] 6 millions environ de salariés […], soit 23% de la population ayant un emploi.[7] » Cette prise de conscience de la « fin » d’un temps, celle d’un âge industriel, doublée de l’entrée dans une période de « crise » structurelle, suscite une abondance de romans capables d’en énoncer la complexité.
Pour autant, si 1982 inaugure la refondation d’une littérature sur le monde du travail, le motif de l’entreprise dans le roman ne prend son plein essor qu’à partir des années 2000. Alors qu’entre 1982 et 2012, plus de cent cinquante romans ont été publiés sur ce thème en France[8], 90% l’ont été après le tournant du XXIe siècle. La décennie qui précède cette expansion romanesque est marquée par les débuts du « nouvel esprit du capitalisme[9] ». Imposant à la grande majorité des salariés français ses exigences neuves – adaptabilité, flexibilité, précarisation, autonomisation, mise en concurrence des individus et implication accrue dans le travail – cette nouvelle configuration idéologique change le rapport objectif et subjectif du salarié au travail[10] en même temps qu’elle accompagne un discours anthropologique inédit[11]. L’ancienne entreprise, hiérarchiquement organisée, laisse alors place à une entreprise en réseau dotée d’« un cœur svelte entouré d’une nébuleuse de fournisseurs, de sous-traitants, de prestataires de services, de personnels intérimaires permettant de variabiliser les effectifs[12] » et de nouvelles méthodes de management. Ces différents registres imbriqués – existentiel, idéologique, économique, managérial – appellent les romanciers à une nécessaire mise en récit de l’accélération massive des mutations du monde de l’entreprise.
L’interrogation qui organisera ma réflexion sera la suivante : en quoi Sortie d’usine, en opérant la renverse de « l’écriture de l’usine en l’usine comme écriture[13] », fonde le « roman d’entreprise » contemporain, sous sa forme la plus exigeante ? Ce concept de « roman d’entreprise », qui n’est pas à entendre comme une réalité fermée sur elle-même, suppose un roman qui réfléchit l’entreprise depuis l’histoire socio-économique récente, mais également depuis l’histoire littéraire, d’où l’importance d’en constituer la généalogie. Loin d’être une réalité neuve en littérature, le thème de l’entreprise a en effet une histoire romanesque dense dont héritent les romanciers d’entreprise actuels. Dévoilant les mutations récentes de cette dernière, l’écriture de l’entreprise invite l’écrivain à élargir les bornes du roman en faisant appel aux sciences humaines et en concevant ce dernier comme un laboratoire d’écriture dans lequel l’entreprise, qu’elle soit entendue au sens d’innovation formelle ou au sens d’institution offrant des biens ou des services, origine le texte. Je montrerai donc comment les romanciers d’entreprise travaillent au renversement de l’écriture de l’entreprise en l’entreprise comme écriture.
Pour comprendre les enjeux du roman d’entreprise, il nous faut, en guise de préambule, retracer rapidement, ce qui sera a fortiori schématique, l’histoire romanesque du motif de l’entreprise dans le roman français.
Il faut attendre les tentatives réalistes et naturalistes du XIXe siècle pour qu’une position inédite soit accordée à l’entreprise dans l’histoire de la littérature française – ce qui, au regard des mutations économiques françaises, n’a rien d’étonnant. La naissance et l’extension sans précédent de la grande entreprise, corollaire de l’entrée progressive dans le capitalisme industriel, cristallise l’intérêt des romanciers témoins de ces grandes mutations économiques et sociales. Parallèlement, avec l’« affirmation de la bourgeoisie[14] » industrielle, conséquence de la Révolution Française, c’est la perception positive du travail comme moteur d’ascension sociale qui naît : « on peut en effet faire remonter aux années 1815-1820 le moment où se développe soudainement en France un discours de valorisation du travail, qui s’effectue à travers la notion d’industrie.[15] » Dans ce contexte, la représentation de l’entreprise dans le roman peut naître. Pour Honoré de Balzac, fils de fonctionnaires de moyenne bourgeoisie et Émile Zola, né d’un « ingénieur entreprenant[16] », le travail n’est pas méprisable et peut du même coup accéder à la représentation : alors que Balzac s’attelle, entre autres, au milieu du petit commerce et aux débuts de la spéculation dans César Birotteau (1837), les frères Goncourt (Germinie Lacerteux, 1865) et Zola (L’Assommoir, 1877 ; Germinal, 1885) accordent une place nouvelle dans l’histoire de la littérature au peuple qui travaille. L’entreprise y est représentée à travers une esthétique qui cherche à dire la réalité sociale dans sa vérité, ce qui implique un véritable culte porté à la documentation : les « notes » de Flaubert et les « fiches » de Zola consignent toutes les choses vues et les informations lues pour préparer et nourrir le futur roman dans un souci d’objectivité – méthode qu’on retrouvera un siècle et demi plus tard chez certains romanciers d’entreprise, dont Elisabeth Filhol, auteure de La Centrale[17].
Pour autant, comme l’explique Michel Ragon dans son Histoire de la littérature prolétarienne de langue française, l’intérêt porté au monde ouvrier et à l’usine n’a été le fait que de quelques auteurs et l’écrivain ouvrier est resté jusqu’alors une exception, telle Marguerite Audoux, auteure de Marie-Claire (1910) et L’atelier de Marie-Claire (1920). À la suite de la première guerre mondiale s’ouvre, au contraire, un véritable débat sur l’usage social de la littérature, sur son contenu et sur les visées qu’elle entend se donner. Les tenants de la littérature populiste, à l’instar d’André Thérive, Léon Lemonnier, Eugène Dabit et André Baillon, souhaitent un renouvellement du roman réaliste zolien, une littérature qui valorise le « peuple » et l’élève en véritable esthétique. La littérature prolétarienne, quant à elle, se cristallise autour de son chef de file, Henry Poulaille, qui en délimite les bornes : elle se définit au regard des conditions sociologiques de sa production – les textes littéraires doivent être écrits par des autodidactes nés de parents ouvriers ou paysans – et doit témoigner des conditions d’existence de la classe des prolétaires. Ainsi du Pain quotidien (1931) d’Henry Poulaille, centré sur l’accident d’un ouvrier charpentier condamné à être immobilisé plusieurs mois sans obtenir aucune indemnité.
Après la surreprésentation du thème de l’entreprise dans la littérature populiste et prolétarienne des années 1930, une nouvelle période s’ouvre alors, de la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’au début des années 1980, dans laquelle le motif est mis sur la touche. Dominique Viart nomme cet entracte « le syndrome Bartleby[18] », en référence à la nouvelle d’Herman Melville dans laquelle le personnage principal décline toute invitation laborieuse de la formule « I would prefer not to ». Deux raisons peuvent expliquer cette désertion. Économiquement, il s’agit d’une période de plein emploi où le travail, foisonnant, n’est pas une préoccupation et où les avancées sociales et syndicales sont importantes. Par ailleurs, d’un point de vue littéraire, la critique structuraliste et le Nouveau Roman dominent la scène littéraire, ce qui implique un régime d’activités séparées entre la littérature pensée hors du monde et l’engagement politique qui se pratique hors littérature. Néanmoins, quelques romans qui figurent l’entreprise marquent l’époque. Dans L’Etabli (1978), Robert Linhart témoigne de la pratique de l’établissement, mouvement d’intellectuels ayant abandonné leurs études pour partir travailler en usine, en même temps qu’il raconte son année passée dans l’usine Citroën, les méthodes de surveillance, la répression, la grève et le travail à la chaîne. L’œuvre de Roger Vailland, en outre, marque les esprits. L’auteur publie deux romans sur l’usine appartenant au cycle de « L’homme nouveau » : Beau masque (1954) et 325 000 francs (1955). Elise ou la vraie vie (1967) de Claire Etcherelli, enfin, très marqué par la guerre d’Algérie, témoigne de l’utilisation de la main-d’œuvre algérienne fraichement immigrée aux tâches difficiles dans l’usine.
À partir des années 1980, un mouvement de refondation d’une littérature sur l’entreprise prend forme, comme je l’ai évoqué plus haut. Il s’initie grâce à deux éditeurs de renom qui font émerger deux auteurs – François Bon et Leslie Kaplan – et une inflexion romanesque, le « roman d’entreprise ». Si ce dernier enserre des enjeux communs à l’ensemble des romans – représenter les mutations macroéconomiques, néomanagériales et linguistiques de l’entreprise – on voit se dessiner trois directions bien distinctes.
Initié par Sortie d’usine et L’Excès l’usine, le roman ouvrier, première inflexion du roman d’entreprise, s’écrit à partir de la conscience de la fin de l’âge industriel français liée à la globalisation économique, ce que soulève nombre de titres : des Derniers jours de la classe ouvrière d’Aurélie Filippetti jusqu’à la Classe fantôme de Jean-Pierre Levaray, c’est bien la « mise à mort[19] » de la classe ouvrière et de son espace de travail – l’usine – qui est envisagée. Ce constat d’un monde qui disparaît sans laisser de traces invite alors les écrivains à constituer le roman en lieu de mémoire et d’historication de la classe ouvrière. Daewoo, de François Bon, en est un parangon. Il narre la lutte des ouvrières des usines Daewoo mises au chômage suite à la délocalisation des trois unités de production lorraines en Pologne et en Chine, où le coût de production est moindre. On pourrait aussi citer Mémoires de l’enclave (1986) de Jean-Paul Goux, qui se présente comme le résultat d’une enquête réalisée en 1984-1985 sur les usines Peugeot de la région de Montbéliard ; Atelier 62 (2008) de Martine Sonnet, récit de filiation sur les forges des ateliers Renault de Billancourt où travaillait le père de l’auteure ; Les derniers jours de la classe ouvrière (2003), d’Aurélie Filippetti, récit de filiation qui narre la lutte des mineurs de Lorraine au moment où l'Etat a décidé de fermer les mines de l'Est au début des années 1980.
Alors que les enjeux du roman ouvrier sont ceux d’une classe sociale qui meurt, le roman du précariat, deuxième inflexion prise par le roman d’entreprise, donne à voir un nouvel ensemble professionnel qui apparaît : les précaires. Ce groupe hétéroclite qui manque de visibilité et dont les frontières ne sont pas clairement définies oriente le roman vers de nouveaux enjeux : les écrivains cherchent à donner à voir la polymorphie de la précarité et les nouvelles formes de domination au travail qu’elle subit. Ainsi de Petites natures mortes au travail d’Yves Pagès qui offre une véritable cartographie de ceux que Sarah Abdelnour nomme « les nouveaux prolétaires[20] ». Conformément aux mutations de la société, le roman sur la précarité éclipse en nombre le roman ouvrier et l’on y voit apparaitre une somme de salariés subissant des CDD à répétitions (« Qu’est-ce que tu vas faire ? » d’Hélèna Villovitch, publié dans le recueil L’entreprise), la sous-traitance (La Centrale, d’Elisabeth Filhol) et l’intérim (Composants, de Thierry Beinstingel).
Enfin, une troisième inflexion représente les salariés d’entreprise aux prises avec les nouvelles réalités économiques néolibérales : néomanagement (L’os du doute, de Nicole Caligaris), plans sociaux (Plan social, de François Marchand) ou rachats d’entreprise par des grands groupes (Nous étions des êtres vivants, de Nathalie Kuperman).
Quelle que soit sa forme, le roman d’entreprise, pour figurer les mutations de cette dernière, emprunte aux autres disciplines, déplace les marges et les limites de la littérature. Un « pli sociologique[21] » est nettement perceptible, tant dans le fond, par l’attention portée à la représentation des conditions de travail, que dans la forme, par le travail d’enquête, d’investigation sociologique initiant le projet d’écriture. Cette « sociologisation[22] » du roman d’entreprise se double d’un pli historique : le matériau de l’écriture, archivistique, jalonne les récits et permet de rendre compte d’une réalité en mouvement. Les mutations de l’entreprise pénètrent ainsi l’univers romanesque.
Enquête, enquêteurs : le roman comme mode de connaissance et de reconnaissance
Plusieurs écrivains témoignant de la désindustrialisation, tels Jean-Paul Goux et François Bon, s’« impliquent[23] » dans la représentation des conséquences humaines et sociales des délocalisations d’usines : des centaines de salariés conduits au chômage. Les romanciers se rendent sur les lieux des anciens grands pôles industriels récemment désertés afin de partir en quête de témoignages ouvriers. Cette pratique, qui consiste à recueillir la parole du témoin laissé-pour-compte avant de la retranscrire à même l’ouvrage, est formellement proche de la méthode sociologique utilisée par Pierre Bourdieu dans La Misère du monde[24] et, plus récemment, par Stéphane Beaud, Joseph Confavreux et Jade Lindgaard dans La France invisible[25]. Ces deux ouvrages de sociologie sont singuliers par la place qu’ils accordent à la parole des individus qui ont fait l’objet de l’enquête :
« Habituellement, les entretiens d’enquête ne font pas l’objet d’une publication en tant que tels, mais ils servent de matériaux à l’élaboration d’une interprétation sociologique des faits qui occupe la place centrale dans l’ordre d’exposition. Renvoyés en notes ou en annexes dans la plupart des ouvrages sociologiques, y compris ceux de Bourdieu, les entretiens font ici l’objet d’une transcription minutieuse qui leur donne une place centrale. On se trouve donc devant une impressionnante collection de "témoignages"[26] ».
De nature hybride, Daewoo, de François Bon, affiche clairement sa généalogie bourdieusienne dans la place centrale laissée à l’enquête, aux entretiens et aux témoignages d’ouvrières, souvent cités au discours direct. Les scènes d’entretien elles-mêmes sont représentées à plusieurs reprises et permettent à François Bon d’exhiber les coulisses de l’ouvrage en même temps qu’elles le placent dans un ethos de sociologue :
« Je suis entré et ai serré la main des institutrices. […] nous sommes entrés dans le bureau qu’on m’avait proposé pour l’entretien. Nous avons d’abord échangé comme on explore, sur l’usine, la chaîne, les contremaîtres, la description du travail. Et puis, sur une phrase, j’ai demandé la permission d’enregistrer, ai sorti mon Sony MiniDisc.[27] »
À cette mise en scène du travail de l’enquêteur avec l’interviewé s’ajoute l’explicitation de la méthode employée. La question du protocole du recueil des paroles des témoins, de leur analyse et de leur « toilettage[28] » est abordée dans les textes :
« Je ne prétends pas rapporter les mots tels qu’ils m’ont été dits : j’en ai les transcriptions dans mon ordinateur, cela passe mal, ne transporte rien de ce que nous entendions, mes interlocutrices et moi-même, dans l’évidence de la rencontre. Je notais à mesure, sur mon carnet, les phrases précises qui fixent une cadence, un vocabulaire, une manière en fait de tourner les choses. La conversation vous met d’emblée dans une perspective ouverte, tout ce qu’on suggère au bout des phrases, et qui devient muet si on se contente de transcrire. C’est cela qu’il faut reconstruire, seul, dans les mois qui suivent.[29] »
Le dispositif narratif de l’enquête intégré dans le roman participe de l’implication sociologique et éthique de l’auteur de deux manières. Tout d’abord, convoquer la figure du témoin dont la société étouffe la parole permet à François Bon de rendre aux ouvrières une mémoire collective, leur offrir une visibilité sociale et une chance d’être entendues. Dès les premières pages, l’auteur se met en scène dans la posture d’un enquêteur qui détient le pouvoir de relayer la parole de celles qui, par leur position sociale ou « misère de position[30] », ne l’ont pas : « alors qu’on vous raccompagne à l’ascenseur d’un de ces immeubles qui émergent des herbes derrière le rond-point, on vous retient comme d’attraper une dernière fois la main serrée : "Voilà comment ça s’est passé, et c’est bien que ce soit dit."[31] » Le roman se constitue alors comme un lieu de reconnaissance, c’est-à-dire un lieu de pouvoir. Daewoo commence de fait par cette injonction initiale : « Refuser. Faire face à l’effacement même[32] », leitmotiv du roman. Ce refus de l’effacement devient du même coup exigence de visibilité. En permettant à la parole d’émerger, à la fois de manière verbale lors des entretiens, puis de manière écrite lors de la retranscription, le romancier surmonte les impasses éthiques de la représentation qui consiste à faire parler les « invisibles[33] » plutôt que de leur donner vraiment la parole. Par ailleurs, la convocation de témoins oculaires victimes de la globalisation permet à François Bon de s’impliquer par une Histoire alternative, proche de l’Histoire orale telle qu’elle s’est développée aux Etats-Unis dans les années 1920-1930, procédant par enquêtes sur les groupes sociaux marginaux. Le roman se constitue ainsi lieu d’accueil d’histoires professionnelles en marge, d’ordinaire tues par ceux qui détiennent le sens de l’Histoire officielle. Selon les propres mots de François Bon, « le visible est à construire[34] ». De fait, le roman d’enquête sociologique devient le lieu d’une connaissance historique et sociale alternative, c’est-à-dire le lieu d’un savoir, à l’heure où la littérature s’est vue progressivement dépossédée de ses aires de compétences par les autres formes de connaissance que sont les sciences humaines. Les ouvrières elles-mêmes ont conscience de cette place de témoin privilégiée qui est la leur et elles se placent volontiers dans une posture de transmission. Ainsi de cette phrase du roman Daewoo qui émerge dès la première section : « "Voilà comment ça s’est passé, et c’est bien que ce soit dit."[35] » Ainsi d’ouvrages qui résultent de commandes sociales d’anciens ouvriers désireux de faire entendre leurs voix et leur vécu : Mémoires de l’enclave de Jean-Paul Goux, L'Usine de ma vie : mémoires vives des travailleurs de la cokerie de Drocourt (Pas-de-Calais) d’Alain Bellet, Metaleurop. Paroles ouvrières : entretiens avec des ouvriers de Metaleurop de Frédéric-H. Fajardie et Notre usine est un roman de Sylvain Rossignol.
L’enquête, en collectant du matériau verbal ouvrier, permet de réhumaniser les processus historiques en réinjectant l’humain dissimulé derrière l’écriture factuelle. Elle permet, à l’heure du tout économique, de redonner une place aux véritables acteurs de l’entreprise. Dans Daewoo, l’écriture romanesque oscille entre une écriture journalistico-historique déshumanisée – car chiffrée – et les possibles du roman permettant l’émergence de la partie sensible de l’humain au moyen du témoignage. À l’intimité de l’expérience de l’incendie brûlant l’usine de Mont-Saint-Martin fait écho la section historique « Daewoo en Lorraine » qui retrace successivement les fermetures des usines Daewoo. La confrontation des deux extraits, qui relatent une seule et même réalité, permet de mesurer l’étendue de l’implication de l’écrivain par le jeu des contrastes :
« Mon mari y travaillait, à Mont-Saint-Martin. Quand ça a brûlé, on a eu tout de suite le téléphone qui a sonné. Et comme moi je travaillais aussi à Daewoo, mais Villers, on a pris la voiture, on y est allés tous les deux. Vous avez vu une usine qui flambe ? Moi, c’est depuis et c’est pour ça que j’ai peur. […] Le feu, alors, tu le portes pour longtemps dans la tête. Le bruit que cela fait, avec des boums et des cracs. Dedans, ils ont dit que les bouteilles de gaz explosaient, et les citernes de produits. Alors, pendant des nuits, dans le noir de ta chambre, tu vois encore ces flammes bleues, ou vertes, ou rouges : une usine ne flambe pas avec des flammes jaunes, des flammes normales. Ou tout d’un coup plus rien, et puis c’est le mur de fer qui se tord, qui se déplie comme matière molle, se rétracte sur lui-même, et puis rien qu’un squelette dans le noir. Moi, toute seule, dans la chambre, j’appelle ça la photo.[36] »
« Les 229 salariés de Daewoo Villers sont licenciées depuis décembre 2002, et leur usine fermée. On annonce pour le 31 janvier 2003 la fermeture de Daewoo Fameck et le licenciement des 170 salariés qui ont échappé au plan social de l’année précédente. Le 23 janvier, un incendie détruit l’usine Daewoo de Mont-Saint-Martin, en grève depuis le 19 décembre, occupée le 20 janvier mais où le travail avait repris le 20 janvier. Fin. Mais pour elles, mais pour eux ?[37] »
Le deuxième extrait montre que, dans la grande entreprise, ce sont les processus économiques et la loi de la rentabilité qui gèrent l’échiquier. Les salariés ne s’exhaussent jamais au rang de sujets-acteurs des phrases, si ce n’est d’énoncés à la forme passive. À l’inverse, le procédé de l’enquête et de la collecte de paroles, parce qu’il permet à un « je » de s’exprimer, inverse le processus déshumanisant généré par les entreprises.
Dire la désindustrialisation par la collecte d’archives écrites.
À ce travail de rassemblement de matériau verbal issu d’enquêtes sur le terrain s’adjoint un travail plus proche de celui de l’historien : la récolte d’archives professionnelles collées telles quelles dans le roman. Cette pratique est particulièrement sensible dans Atelier 62, de Martine Sonnet. Ce récit de filiation fait alterner deux types de chapitres : aux sections numérotées en chiffres arabes correspondent les souvenirs personnels de l’enfance tandis qu’on trouve, dans celles chiffrées en grec, les archives recopiées, les strates mémorielles conquises par consultation de documents. Apparaît donc, avec cet ouvrage, ce qui tient d’une véritable convergence entre la littérature et l’histoire : Martine Sonnet conjoint un travail d’écriture mémorielle autour de la figure du père à une véritable enquête de sociologie historique sur le monde ouvrier, en l’occurrence celui des forges Renault de Billancourt où travaillait le père de l’auteure. Le livre frappe donc par sa nature totalement hybride, qui emblématise parfaitement la porosité à laquelle littérature et sciences humaines sont parvenues. Si son travail n’a pas consisté à redonner une parole aux « invisibles[38] » comme François Bon, elle cherche elle aussi à offrir une visibilité romanesque à ceux qui ne l’ont pas, comme elle s’en explique dans un entretien donné à Marie Marcon :
« Je me suis dit qu’on ne pouvait pas balayer la mémoire de tous les hommes qui étaient passés par là. […] On ne peut pas gommer du paysage tous ces hommes, tous les itinéraires de ces personnes venues de loin. Ça avait été la vie, la vie complète d’un certain nombre de générations d’ouvriers. Et il se trouve qu’il y avait mon père, dedans.[39]»
La représentation des mutations de l’entreprise.
Si la forme romanesque exhibe une ouverture du roman aux sciences humaines, l’attention portée aux différentes mutations de l’entreprise va dans le même sens. Témoins de la propagation de l’idéologie néolibérale, les romans d’entreprise représentent le mouvement généralisé de privatisation des services avec son cortège de conséquences sur le quotidien du travail. Dans Central, Thierry Beinstingel met en scène un narrateur qui a consacré de nombreuses années de sa vie au central de Télécommunications. Parmi les mutations successives subies par l’entreprise, un moment charnière le marque plus que tout autre, celui de l’ouverture du central à l’économie privée lorsque l’Etat cède une partie de son capital à des actionnaires privés. L’auteur montre le travail de rationalisation des postes qui suit l’ouverture à l’économie privée : chacun est alors sommé de remplir la Description d’emploi, en puisant dans un Glossaire des verbes, de manière à décrire son activité avec le plus de précision possible. L’auteur exhibe la corrélation entre le début de la privatisation et les nouveaux modes de gestion au sein de l’entreprise, marqués par la suspicion et le travail de sape de l’humain. « La mode des relations humaines[40] » et sa manière humaine de gérer le personnel a laissé place, au début des années 1980, à la mode de la qualité venue avec les Japonais – « le zéro défaut. Tout vérifier. Tout analyser. Tout compter. Tout informatiser. En déduire des statistiques. Des lois. Des diagrammes.[41] » – disparu avec l’ère de l’action et des statistiques. Au fil de ces transformations, de manière symptomatique, les salariés changent de désignation :
« Délaissé aussi le « Service du personnel », devenu « Ressources humaines » et ses éléments, les « Agents », appellation injurieuse et policière transformée en abréviation encore plus barbare, les MU (Moyens Utilisés », et là, tous devenus, d’un instant à l’autre, des choses informes, obscures, incompréhensibles, deux lettres abrégées tout comme ET, de la chair d’extraterrestre pour nourrir le capital, avec, dans la prononciation, une résonnance de peau de serpent caché sous une pierre : le MU.[42] »
Cette manière réifiante de nommer les salariés répond aux nouveaux modes de gestion du personnel qui, à l’heure de l’entreprise en réseau, placent la préoccupation humaine derrière l’économique. L’entreprise moderne doit pouvoir variabiliser ses effectifs de manière à rentabiliser ses dépenses, ce qui implique une perception gestionnaire du salarié qui n’est qu’un « Moyen Utilisé » en vue d’une fin : le profit.
Avec la flexibilité interne, qui permet à l’entreprise de mobiliser de la main d’œuvre non intégrée à sa masse salariale, de nouveaux personnages entrent dans le panthéon de la littérature, qui interrogent ce qu’il reste de l’humain lorsqu’il est soumis à la flexibilisation. Ainsi du personnage de l’intérimaire dans Composants de Thierry Beinstingel, recruté une semaine par la société Méca-Industrie pour ranger des composants mécaniques dans un entrepôt. Tout au long du livre, il porte sur lui le catalogue du grossiste intitulé « engrenages et composants mécaniques », catalogue qui répertorie les différents composants qu’il doit classer sur les étagères. Par un subtil renversement, le lecteur est amené à se questionner sur le signifié de ces « composants mécaniques » : qui sont-ils ? Sont-ce les éléments classés sur l’étagère ou s’agit-il de l’intérimaire lui-même devenu le composant d’un engrenage qui loue la mécanique de ses gestes ?
« Répétition des tâches. S’approcher du tas, saisir un carton. Diable. Comptoir. Ouvrir la caisse. Feuille d’étiquettes, décoller la première, extirper une boîte, coller le code barre, reposer la boîte. Deuxième code barre, nouvelle boîte. Carton vidé, dernière boîte, les remettre dedans. A nouveau le diable, déposer le colis au pied des étagères. Revenir vers le tas. Saisir, ouvrir, décoller, agripper, poser, reposer, déposer, tourner, retourner. Mouvements qui s’empilent en strates de dixièmes de secondes, poussière remuée, agitation d’air, l’inconscience des mains qui s’agitent, le cerveau qui donne l’ordre, influx nerveux, électricité, ion, onde sinusoïdale vibratoire, un mystère intégré à tous, pas d’option, contenu dès la naissance en chaque corps humain. [43] »
L’accélération du rythme de la syntaxe par la juxtaposition des verbes à l’infinitif sans sujet mime la mécanisation du geste devenu automatisme et la robotisation du salarié.
Sous la plume d’Elisabeth Filhol, c’est le caractère mortifère de la sous-traitance qui est stigmatisé dans La Centrale. Centré sur le personnage de Yann, narrateur intérimaire récemment irradié, le roman représente les conditions de travail des ouvriers du nucléaire. S’appuyant sur la matière de l’essai d’Annie Thébaud-Mony, elle dévoile le problème de « la gestion de l’emploi par la dose » de radiation : le salarié le plus précarisé, non qualifié et intérimaire, est celui qu’on envoie sur les missions les plus dangereuses, au cœur du réacteur. Suivi en continu, son taux de radiation détermine la durée de son contrat, interrompu juste avant qu’il ne dépasse le seuil autorisé :
« Il y a des initiales pour ça. DATR. Directement affecté aux travaux sous rayonnements. Avec un plafond annuel et un quota d’irradiation qui est le même pour tous, simplement certains en matière d’exposition sont plus chanceux que d’autres, et ceux-là traversent l’année sans épuiser leur quota et font la jonction avec l’année suivante, tandis que d’autres sont dans le rouge dès le mois de mai, et il faut encore tenir juillet, août et septembre qui sont des mois chauds et sous haute tension, parce qu’au fil des chantiers la fatigue s’accumule et le risque augmente, par manque d’efficacité ou de vigilance, de recevoir la dose de trop, celle qui va vous mettre hors jeu jusqu’à la saison prochaine, les quelques millisieverts qui vous reste, les voir fondre comme neige au soleil, ça devient une obsession, on ne pense qu’à ça[44] .»
À l’instar des autres ouvriers du nucléaire, lorsque Yann doit choisir entre préserver son emploi et sauvegarder sa santé, il choisit la première solution qui le protège du chômage, quand bien même son corps se transforme en « chair à neutrons[45] ». Nouveau visage de la domination au travail, l’externalisation des services fait sortir le travail du cadre du droit en le jetant au cœur du système de la concurrence dans lequel les salariés extérieurs se font concurrence les uns les autres.
Les personnages anonymes de Thierry Beinstingel, à l’égal de Yann, sont, en un sens, les héritiers d’Etienne Lantier ou de Gervaise Macquart. Si leurs existences n’ont rien de comparable, elles permettent de réactualiser la question de la domination au travail, à travers le filtre d’un déplacement, en montrant que « le nouveau prolétariat, ce sont les précaires[46] ». La mise en extinction du monde industriel au profit d’un secteur tertiaire élargi n’a pas éradiqué les rapports de violence, elle les a simplement décalés. Certains auteurs s’attachent aux conséquences de ces nouveaux modes de gestion : à un travail qui mettait en question le corps – le corps violenté, voire amputé – se substitue une pression d’ordre psychologique permise par la place prise par le travail et les nouvelles méthodes de management. Dans les tous premiers chapitres de Central, la répétition de la formule « dans la nuit de dimanche à lundi », incessante au début du roman, stigmatise l’obsession du travail, la place démesurée qu’elle prend dans l’esprit et sur le temps – à commencer par le temps de vacances :
« Ressentir cet afflux d’images, d’odeurs, de sensations. Cela généralement dans la nuit du dimanche au lundi, le sommeil tardant à venir et remplacé par ce kaléidoscope de vie passée, cela probablement après ces malaises ressentis quelques heures auparavant, dans la traîne de l’après-midi. Oui, dire malaise. Penser au lundi matin, le réveil, la course à venir, le trajet en voiture et le mal de dos toujours latent, sentir un ennui, la geôle du travail jusqu’au prochain week-end. Combien banales ces idées noires et répandues partout parmi ceux appelés actifs, parfois évoquées entre nous sur le ton de la plaisanterie et puis vite réprimées.[47] »
Thierry Beinstingel invite à s’interroger sur la corrélation entre travail et anxiété, en même temps qu’il montre une certaine banalisation du travail anxiogène. Cette question prend un tour d’autant plus tragique à travers le motif du suicide au travail. Si certains auteurs l’abordent frontalement, tels François Bon dans Daewoo avec la figure de Sylvia qui se suicide suite à son licenciement et Eric Reinhardt dans Cendrillon avec le personnage du père qui se plante une fourchette dans la gorge après avoir subi les affres de la précarisation, la plupart le placent en toile de fond, comme marqueur d’un fait social, d’une époque professionnelle. C’est le cas d’Elisabeth Filhol dans La Centrale et de Thierry Beinstingel dans Retour aux mots sauvages. Quel que soit le mode de représentation, il est systématiquement figuré en tant qu’il questionne le pouvoir mortifère des nouvelles organisations du travail.
Si le roman représente les évolutions structurelles et idéologiques de l’entreprise, il se constitue, dans un même mouvement, roman sur l’entreprise romanesque. Les écrivains, pour les plus exigeants d’entre eux, recherchent des formes nouvelles pour dire un objet nouveau, ce qui suppose une implication par la forme. Cette réflexion place alors la langue de l'entreprise, sa littérature ou ses enjeux, en point de départ poétique du texte.
Des formes littéraires signifiantes.
Les romans les plus novateurs, héritiers du formalisme des avant-gardes, cherchent à inscrire dans leur forme même celle de l’entreprise : la structure romanesque épouse alors le thème qu’elle développe. En partant en quête de formes neuves, ces romans disent en creux qu’exprimer les nouvelles formes du travail exige de nouvelles formes littéraires. Les métamorphoses de la structure de l’entreprise et de son organisation invitent le roman à une mutation formelle, plus apte à dire sinon l’entreprise, du moins l’imaginaire de cette dernière. De cette exigence formelle naissent des romans qui touchent parfois aux limites du genre ou, pour le penser autrement, des romans qui jouent des absences de limites formelles offertes par le genre.
La fragmentation est une des stratégies mimétiques utilisée par les auteurs, tels Yves Pagès et Hélèna Villovitch. Elle prend acte d’une transformation structurelle de l’univers de l’emploi – celle que Denis Clerc analyse dans La France des travailleurs pauvres : la multiplication des emplois temporaires entrecoupés de périodes de chômage et la migration de la pauvreté au cœur du travail. Les quatre fragments de « Qu’est-ce que tu vas faire ? » d’Hélèna Villovitch rétrécissent au fur et à mesure que la durée des contrats de travail de la narratrice se resserrent, du premier Contrat à Durée Déterminée de trois mois incarné par un fragment de huit pages, au dernier de quatre heures matérialisé par un tronçon d’une page. La forme mime la précarisation de plus en plus grande de la narratrice au fur et à mesure qu’elle s’enlise dans des petits contrats de travail sans lendemain. Si les fragments pagèsiens des Petites Natures mortes au travail miment cette multiplication d’emplois atypiques, ils permettent également de rendre compte, à travers la forme morcelée, d’une nouvelle forme de domination au travail : l’atomisation des « nouveaux prolétaires[48] ». Au roman réaliste propre à dire l’unité prolétarienne des dernières usines, où syndicats et ouvriers formaient une unité contre le patronat, répond la fragmentation du roman contemporain apte à montrer l’évolution du monde du travail, devenu le lieu d’une désocialisation.
En outre, un certain nombre d’ouvrages prennent pour modèle formel un matériau d'entreprise – une archive, un document – de manière à écrire sur l’entreprise depuis sa propre littérature. L'expérience la plus limite se trouve dans « Zéro défaut », récit d’Yves Pagès tiré du recueil L’entreprise. Pastiche de fascicule d’entreprise présentant les nouvelles politiques de management d’une maison d’édition, le texte offre un « travail de mimétisme documentaire[49] » où forme et fond imitent le document d'entreprise au point de confondre le lecteur. L’efficacité, selon l’auteur, réside dans ce travail d’imitation : « faire le perroquet, c'est le b.a ba de la satire.[50] »
Les mutations du langage : l’irruption de la novlangue d’entreprise dans l’écriture romanesque.
Prenant acte de l’emprise du travail sur la langue de l’individu, certains auteurs représentent des personnages contraints d’adopter une langue de substitution – la langue de l’entreprise – qui s’impose en remplacement de leur langue maternelle et qui les soumet à une nouvelle syntaxe et un nouveau lexique. Cette langue de l’entreprise agit telle une « novlangue », concept emprunté à Georges Orwell, auteur de 1984. Comme l’explique Alain Bihr, cette novlangue est
« destinée à rendre impossible tout doute, toute réflexion autonome, a fortiori toute critique et toute contestation de la part des citoyens, en les privant des conditions mêmes de possibilité de telles attitudes, non seulement sur le plan intellectuel mais encore et plus fondamentalement sur un plan linguistique et psychologique.[51] »
Cette langue extérieure à l’individu, contraire aux « mots sauvages[52] », cherche à déposséder le salarié de sa propre langue, ses pensées et concepts. Ainsi de la question du « surmenage[53] », invalidé par le personnage de Dièse dans L’os du doute de Nicole Caligaris :
« DIESE – Surmenage ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Si vous ne vous en sortez pas, c’est que vous ne savez pas gérer.
BILLE – C’est la charge.
DIESE – Ça s’appelle gestion du temps ça.[54] »
La question n’est donc pas celle de la « charge de travail » ou de sa cadence, mais celle de la bonne ou mauvaise « gestion du temps ». Au « surmenage », perspective clinique qui permet d’aller « "au plus près du vécu des acteurs" pour comprendre comment ils vivent les phénomènes, comment ils les éprouvent (dans leur corps, dans leur psyché), et ce qu’ils peuvent en dire[55] », le néo-management substitue la « gestion du temps », approche gestionnaire et suspicieuse de l’individu. Nicole Caligaris dévoile cette « oblitération du sens[56] » qui, selon les mots d’Alain Bihr, consiste à « rendre inaccessible, impraticable, un sens ou un terme par l’intermédiaire d’un autre qui lui fait obstacle ou écran.[57] » En essayant de brider le langage, la novlangue néomanagériale empêche de penser à travers le filtre de certains concepts et évacue tout un champ de la compréhension de l’individu – en l’occurrence, ici, la psychologie et la sociologie clinique du travail.
Les romanciers usent de différentes stratégies d’insertion de cette novlangue au sein du récit. Les expériences les plus limites jouent la carte de l’immersion en aliénant lexique et syntaxe romanesque à la langue de l’entreprise, pour raconter au mieux ce qu’est l’entreprise depuis sa langue. Central de Thierry Beinstingel reprend la directive venue des hauteurs de la Direction, qui a imposé à chacun de décrire son emploi en n’utilisant que des verbes à l’infinitif et au participe présent sans sujet. Les contraintes syntaxiques exigées à l’échelle d’un formulaire s’étendent à celle du roman pour en dévoiler les enjeux. Entièrement contaminés par le parler de l’entreprise, le roman est alors à même de montrer la puissance d’aliénation de cette novlangue en même temps qu’il exhibe un déplacement : aux anciennes formes d’aliénation du salarié par le geste s’est substituée une aliénation par le langage. L’œuvre littéraire produit ainsi une connaissance spécifique du social avec les moyens de la fiction, par l’usage d’une syntaxe et d’un lexique signifiants.
Le roman d’entreprise est donc un roman qui s’appuie sur toute une généalogie littéraire, classique et avant-gardiste, pour penser les questions présentes. Il dévoile les mutations structurelles et idéologiques de l’entreprise, en réévalue les concepts phare en même temps qu’il fait de sa forme une entreprise littéraire propre à penser, de manière neuve, ce qui se joue au présent.
Aurore Labadie, « Le roman d’entreprise français au tournant du XXIe siècle. », Les Cahiers du Ceracc, nº 7, 2014 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/labadie.html [Site consulté le DATE].
Aurore Labadie présente ses travaux de recherche dans le cadre de sa thèse de doctorat intitulée « Le roman d’entreprise français au tournant du XXIe siècle. Thierry Beinstingel, François Bon, Nicole Caligaris et Yves Pagès ». Après avoir retracé une brève généalogie de cette inflexion romanesque et défini une typologie, elle montre comment le roman d’entreprise dévoile les mutations structurelles et idéologiques des grandes entreprises, en même temps qu’il se constitue roman sur l’entreprise romanesque.
Aurore Labadie certifiée de lettres modernes, est professeure dans le secondaire (collège Les Mousseaux, Villepinte). Elle prépare depuis septembre 2010 un doctorat à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris III, sous la direction de Bruno Blanckeman. Son sujet de recherche porte sur le roman d’entreprise depuis les années 1980 et s’attache en particulier à l’étude de quatre auteurs : Thierry Beinstingel, François Bon, Nicole Caligaris et Yves Pagès.