Les renouvellements du roman symbolique : Henry Bauchau, Sylvie Germain, Philippe Le Guillou
- Jean-François FRACKOWIAK -
La thèse de doctorat sur laquelle je travaille a trouvé son origine dans la lecture d’œuvres romanesques aux identités fortes, celles de Sylvie Germain, Philippe Le Guillou, puis de Henry Bauchau.
Ces œuvres se caractérisent par leur ampleur, que l'on considère le nombre de livres publiés, leur variété générique, et la force de l'imaginaire qui s'y déploie. Ils sont à des stades différents de reconnaissance, même si tous trois ont reçu des prix littéraires importants. Mais ils s'insèrent dans des questions que la littérature se pose à elle-même, et au-delà même de ce caractère institutionnel, on pourrait, en respectant leur unicité, leur appliquer ce que Patrick Grainville écrivait au sujet de Philippe Le Guillou dans une critique de son dernier roman Le Pont des Anges, publié en 2012 : il y évoque un « univers […] massif, à prendre ou à laisser, un labyrinthe de documents pointus et d’obsessions personnelles, le tout dans une écriture racée[1] ». Les trois écrivains abordent en effet, par la fiction et par le prisme de l'imaginaire, de grands sujets, et, de métaphores obsédantes en mythes personnels, construisent un univers[2] à la fois divers et cohérent. Ils apportent ainsi leur contribution tout à fait singulière à la question des différents « retours », ce terme étant à utiliser avec précaution, qui ont marqué la littérature française depuis les années 1980 : retour à la fiction, retour au sens, retour au sujet, etc. Or, c'est précisément au cœur de cette décennie que Sylvie Germain et Philippe Le Guillou ont commencé à publier, et que l’œuvre romanesque d'Henry Bauchau a été davantage prise en considération, à partir de la publication d'Œdipe sur la route notamment (en 1989).
Ces œuvres doivent donc prendre toute leur place dans l'analyse du renouvellement des formes romanesques dans la littérature contemporaine. Elles ont en commun d'être habitées par la thématique du sacré et le motif de l'initiation ; la représentation du monde qui s'y lit est adossée à une rêverie élémentaire qui peut évoquer les travaux de Gaston Bachelard ou de Gilbert Durand ; le traitement de l'espace et du temps peut ouvrir à une lecture symbolique de l'histoire ou de la géographie ; l'imaginaire mythologique et biblique y est très clairement réinvesti ; et on y voit se tisser des liens entre la littérature et l'art, singulièrement la peinture, posant la question de la représentation.
Au croisement de toutes ces lignes de force, je me suis demandé si l’on pouvait parler de « roman symbolique » pour appréhender ces œuvres, comme on a pu naguère utiliser l'expression de « roman mythologique » pour aborder celle de Michel Tournier. Il s'agit naturellement d'éviter l'écueil que pourrait constituer le recensement de symboles dont on ferait ensuite le catalogue, mais de se pencher sur la variété des manières de narrer, de fabuler, qui empruntent au mode symbolique dans la mesure où il s'agit non seulement de figurer, mais aussi de configurer et, parfois, de transfigurer la réalité référentielle. Dès lors, nous verrons que s'établit une distance symbolique entre le réel et les fictions, qui varie entre les auteurs d'une part, et d'un livre à l'autre, à l'intérieur d'une même œuvre, d'autre part.
Aussi s'est-il agi de constituer un corpus à la fois diversifié, pour embrasser l'ensemble de la problématique, et représentatif des différentes « veines » des auteurs. Leurs œuvres font alterner des romans ancrés dans l'époque contemporaine (Éclats de sel, Les Sept Noms du peintre, L'Enfant bleu, L'Inaperçu, Le Boulevard périphérique), voire projetés dans le futur (Le Dieu noir), et d'autres qui rompent avec le temps présent en se situant dans l'Antiquité et au Moyen Âge, en congruence avec un projet de réécriture (Œdipe sur la route, Livres des guerriers d'or, Douze années dans l'enfance du monde). Mais le « foisonnement intertextuel » peut aussi passer par une transposition dans un cadre plus contemporain (Tobie des marais). Enfin le diptyque de Sylvie Germain, composé de Livre des Nuits et Nuit-d'Ambre, revisite plus d'un siècle d'histoire en mobilisant les ressources du mythe, du conte et de la légende, comme pour revisiter le passé proche en le reliant au temps des origines. Ainsi ce corpus permet-il d'explorer différentes manières de se saisir de la réalité et de marquer avec elle un écart qui appelle à l'interprétation, et qui invite à discerner en elles une dimension symbolique. Celle-ci peut surgir de façons différentes, être inscrite dans les œuvres sur un mode majeur ou sur un mode mineur, être affichée avec ostentation ou présente plutôt en filigrane. Précisons que ce n'est pas le seul cadre temporel qui permet ces variations ; l'évolution est patente sur ce point-là dans l’œuvre de Sylvie Germain, et la différence entre les premières œuvres, souvent qualifiées de baroques, et les dernières en date, plus épurées, a aussi des conséquences sur les variations de la distance symbolique entre l’œuvre et le monde. La diversité des modes d'inscription de cette dimension symbolique dans les romans a donc des implications esthétiques, et des répercussions sur la pensée du symbole. Si ce que nous appelons « le roman symbolique » contribue au renouvellement des formes romanesques, on peut donc se demander en retour dans quelle mesure les variations romanesques contemporaines que nous considérons renouvellent en partie la vision du symbole, pour esquisser les contours d'une esthétique symbolique propre à notre temps.
La relation au monde inférée par le « recours aux symboles » suggère aussi une dimension philosophique et idéologique. Le roman postule un envers du monde qui est cette réalité abstraite, intelligible, vers laquelle le symbole a pour mission de faire signe. Une dimension spirituelle est suggérée, une doublure du réel qui peut être très sombre (elle a à voir alors avec la question du mal), ou lumineuse. On y accède par initiation à cet envers, et par l'exploration de l'intériorité ; aussi les romans se déploient-ils parfois en parcours qui font sens, et abordent l'invisible ou encore la psychologie des profondeurs. L'approche de cette dimension est à mettre en relation avec les cheminements intellectuels particuliers à chacun des trois auteurs ; ainsi faut-il souligner que Sylvie Germain est philosophe de formation, marquée par l'enseignement de Lévinas ; qu'Henry Bauchau a fait deux analyses et est devenu psychanalyste lui-même, selon sa formule il était « psychanalyste par nécessité » et « écrivain par espérance ». Quant à Philippe Le Guillou, professeur de Lettres puis Inspecteur Pédagogique Régional et aujourd'hui Inspecteur Général de l’Éducation nationale, il est hanté par la question de la transmission et celle de devenir soi-même et de naître à son destin en s'inscrivant dans une filiation, le tout dans la perspective aussi de lutter « phrase après phrase, contre le désenchantement du monde[3] ». Ainsi peut-on interpréter les romans symboliques comme des variations sur le thème de la présence d'une « surréalité », et de la vérité humaine qui s'en trouve révélée, mais il apparaît aussi que cette vérité est marquée par son caractère plurivoque et non maîtrisable, distinguant en cela la démarche symbolique de l'allégorie.
Notre propos consistera donc à donner un aperçu des différents moyens d'inscrire dans la trame romanesque une distance symbolique, en évoquant quelques pistes qui permettront de voir se dessiner avec ces différentes œuvres, ni une école, ni un mouvement, mais une « constellation », qui a sa cohérence et qu'on peut tenter de situer dans la littérature française au présent. Puis nous aborderons les réflexions en cours qui ont pu naître à l'étude du corpus, quant à la manière de poser la question du sens, de l’aborder et de le postuler sans le figer, ce qui nous semble pouvoir également marquer un renouvellement de la pensée et de l’esthétique symboliques aujourd’hui.
La dimension symbolique est d'abord présente dans certains des romans du corpus, à travers la représentation du sacré, sous la forme du cérémoniel et du liturgique. Le roman évoque alors le domaine symbolique, mais en tant qu'élément qui participe de la mimésis, ce qui peut faire penser au roman catholique, à la manière de Barbey d'Aurevilly, ou Bernanos, dans lequel on trouvait le personnage du prêtre dont le rapport à la liturgie faisait partie des attributions. La symbolique religieuse est alors partie prenante d'une entreprise qui est aussi réaliste, impliquant une reconstitution, à l'aide de documents. Ainsi le roman Le Dieu noir, sous-titré « Chronique romanesque du pontificat de Miltiade II pape du XXIe siècle », fait-il une place importante à la description de célébrations éminemment symboliques, par exemple la messe de couronnement du pape. De manière générale, le chant, la statuaire, les ornements liturgiques, occupent une place importante pour ce pape, qui se distingue par son désir de réhabiliter la tiare et la chaise à porteurs, et qui accorde donc une très grande attention aux manifestations symboliques de sa souveraineté. Le personnage exprime l'idée suivante : « Si l’on veut redonner de l’éclat à l’Église, il faut la réancrer dans sa tradition la plus glorieuse. Le faste est la plus belle expression qui soit de la foi[4]. »
Or, ce goût pour le faste est à interpréter comme une volonté de marquer, dans et par la célébration, un écart avec l’existence habituelle et de souligner le franchissement de la frontière qui sépare le sacré du profane. Rappelons que le mot latin à l’origine de « profane » signifie littéralement « devant le temple » ; or, Miltiade II attache une grande importance à la dimension de son ministère qui s’accomplit dans les sanctuaires, et qui passe par les symboles. Ainsi, avant la cérémonie de son couronnement, le « cinéaste » qui la met au point lui dit :
Vous êtes le chef du monde chrétien. Vous devez affirmer votre autorité. Nous vivons une époque de signes et de symboles. […] Le Tiers monde a besoin d’un roi… Ce monde se meurt d’une absence tragique du sacré… Si votre couronnement est une réussite visuelle, je vous prédis des milliers d’ordinations dans les mois qui viennent[5].
Le faste selon Miltiade II ressortit donc de la symbolique, mais il en attend un impact réel dans le domaine religieux, dans l’ordre de la foi, car les deux sont liés en lui, dans son rôle même de pape : « Tous mes gestes sont symboliques, universels… parce que vécus, portés à un niveau mystique[6]... ». Mais au cours du roman cette dimension symbolique est comme « absorbée » par l'image. C’est pourquoi Miltiade renonce peu à peu à ce faste : « Je me dépouille progressivement de tout ce qui au début de mon pontificat fut autour de moi fausse richesse [7] ». Et en définitive, les gestes qu’il accomplit paraissent dénués de sens à Miltiade : « Et plus il parlait dans le grand vaisseau de marbre, plus il avait conscience de jouer un rôle absurde, sous la mitre et la chasuble blanches, […] plus il avait l’impression de célébrer un rituel vide, une comédie inutile [8] […] ». Cette vacuité est présentée comme celle de son ministère même : « Suis-je un pape indigne, coupé du monde, condamné à ne commettre que des actes symboliques [9] ? »
Ainsi le pape est-il campé comme un souverain dont le règne est symbolique : mais l’on passe au long du roman du sens plein de ce terme à son sens affaibli. En effet, après avoir porté une attention extrême aux rites, à la liturgie, aux célébrations dont il espère qu'ils agiront tant sur les réalités profanes, politiques, que dans le domaine spécifiquement religieux de la foi, le pape se révèle un roi « symbolique » comme on parlerait d’un euro symbolique : vis-à-vis de l’Église qui part à vau-l’eau et dont l’unité vole en éclats, les gestes qu’il pose semblent n’avoir pas d’efficacité ni de valeur en soi, et ses actions sont perçues comme « symboliques » précisément parce que leur portée est faible.
Le sujet du roman peut donc conduire à aborder la symbolique en tant que thème, et on peut s'interroger sur l'ambiguïté de cette inscription dans la parole romanesque. Elle marque de fait un écart, le récit se saisit à travers elle de la célébration fastueuse qui reproduit dans le texte un mouvement d'élévation distinct du plain-pied avec la réalité quotidienne. Ce caractère sublime rejaillit sur le roman qui en retire une certaine ampleur. Choisir un personnage de pape revient de fait à se pencher sur une vie majuscule. Mais la symbolique est aussi représentée comme séparée du domaine réel, et participe de la marginalité du personnage. Ce pape féru de liturgie et de mystique erre parfois dans son palais, presque indifférent à la marche du monde. Le mouvement qui l'exhausse au-dessus de la réalité est aussi un pas de côté, qui l'amène à prendre conscience de son absence d'emprise sur elle.
De même que le goût pour les vies minuscules peut être interprété comme représentatif du changement de la place de l'écrivain dans la société de son temps, par contraste avec d'autres époques où son influence était plus grande, on peut dès lors se demander si cette présence de la symbolique en tant qu'élément de la représentation mimétique ne peut pas être interprétée comme la figuration d'une volonté claire de ré-enchanter le monde soulignant dans le même temps qu’un gouffre sépare une puissance symbolique d’un pouvoir réel.
À travers cet exemple, on peut donc mesurer les questions que soulève un roman symbolique, entre réenchantement du monde, inscription du sacré dans un roman par définition profane, et interrogation en filigrane sur le pouvoir de la littérature à une époque où la place des images et des symboles est elle aussi à réexaminer.
Tout différent est ce qu'on peut appeler le mode symbolique, quand dans la parole romanesque se dit un écart entre l'écriture et l'objet dont elle se saisit. Comment un domaine symbolique peut-il être introduit dans la trame du romanesque, comment fait-il irruption, en dehors de la seule mention des lieux (sanctuaire) et des moments (célébration) qui le circonscrivent ?
Le roman symbolique peut ainsi, au premier abord, se présenter comme une construction romanesque à distinguer des romans plus directement héritiers du réalisme et de l'idée de « tranche de vie », si l'on se réfère à cette classification proposée par Marthe Robert :
En gros, et sans tenir compte des innombrables formes transitoires, l'illusion romanesque peut être traitée de deux façons : ou bien l'auteur fait comme si elle n'existait pas du tout, et l’œuvre passe pour réaliste, naturaliste ou simplement fidèle à la vie ; ou bien il exhibe le comme si qui est sa principale arrière-pensée, et dans ce cas l’œuvre est dite onirique, fantastique, subjective, ou encore rangée sous la rubrique plus large du symbolique [10].
Cette bipartition permet, avec une certaine clarté, de distinguer du réalisme la rubrique du symbolique en fonction de la revendication plus ou moins affirmée de fidélité à la réalité référentielle ou au contraire, d'ostentation d'une distance avec cette réalité. Cette exhibition du "comme si" peut prendre plusieurs formes, dans les romans de notre corpus, que nous étudierons comme autant de variations de la « distance symbolique ».
La première forme que nous signalerons est celle d'une écriture pour laquelle le terme de baroque a souvent été employé, spécialement en ce qui concerne Sylvie Germain et Philippe Le Guillou.
On peut prendre le détour d'une image, issue d'un passage des Sept noms du peintre dans lequel l'artiste revendique ceci pour ses tableaux : « J'exige simplement qu'ils soient richement et lourdement encadrés, et protégés par une vitre. Je veux qu'éclatent aux yeux de ceux qui les regardent la distance et l'artifice de ces déjections[11] ». Distance et artifice éclatent aussi, dans la langue elle-même, par un vocabulaire riche, l'emploi de termes rares, le déploiement des phrases, en somme par la naissance d'une forme de prose poétique que l'on retrouve aussi dans le rapport au langage d'Henry Bauchau. Le Guillou reconnaît lui-même dans son écriture « un penchant descriptif très marqué , accompagnant « une attention que certains jugeront excessive aux astres, aux lumières, aux arbres, aux limons et aux minéraux[12] », qui peut aller en effet jusqu'à l'ekphrasis. Or, ce caractère baroque, riche, de l'écriture, participe d'une problématique littéraire pour notre temps. » Dans un article intitulé « Les plis du baroque », consacré à Sylvie Germain, Laurent Demanze écrit en effet : « À rebours des écritures minimalistes, Sylvie Germain forge une langue qui enivre, […] libérée des entraves parfois asséchantes de l'ère du soupçon[13] ». Effectivement une langue ainsi chargée peut être considérée comme une réaction au soupçon, jusqu'à même en faire un rejeton paradoxal : « L'ère du soupçon n'a pas seulement conduit au "minimalisme", qui en est sans doute l'un des accomplissements, mais aussi au "maximalisme" de Sylvie Germain[14] ». De proche en proche, le baroque conduit en effet à cette notion de maximalisme, qui se situe dans une relation d'opposition avec une écriture plus dépouillée qui, de son côté, va plutôt de pair avec l'inscription dans une filiation réaliste. C'est ainsi que Le Guillou écrit :
Autant dire, et sans ambages, le peu d'intérêt qu'éveille en nous le roman confidentiel, intimiste et anémique. Pâle décalque de la réalité, fidèle miroir, tout entier asservi à un monde qu'il recopie, sans rupture, ni transfiguration […]. Il ne nous appartient pas de condamner cette forme de roman, mais force est de dire que notre quête ne s'inscrit nullement dans ce sillage [15].
Ainsi, le choix d'une langue qualifiée de « baroque » s'opère dans une optique de transfiguration, elle est en soi une manière de remodeler la réalité, qui fait rupture, qui établit une distance, ce qui rejoint cette expression de Bruno Blanckeman au sujet de Sylvie Germain, évoquant la « puissance spectaculaire d'une langue qui, en esthétisant son objet, instaure à même la narration une distance propice à l'interrogation fascinée[16] ». Cette distance nous semble bien rejoindre l'exhibition du comme si selon Marthe Robert caractérisant la « rubrique du symbolique ».
Dans un autre texte, publié en 2006, Le Guillou se réfère à un extrait de Solitude de la pitié de Jean Giono et écrit : « Ceux qui ont asphyxié le roman français [...], ceux qui l'ont anémié en le privant des ressources d'une langue inventive et forte feraient bien de méditer ces lignes que fouette le vent salubre des départs rimbaldiens[17] ». D'une fin de siècle l'autre, la mention de Rimbaud peut évoquer la nébuleuse du Symbolisme de la fin du XIXe siècle, entendue dans l'acception large du terme, et non pas limitée à l'école réunie autour du manifeste de Jean Moréas, publié en 1886. Cette distance symbolique qui se démarque du réalisme, et qui se manifeste d'abord dans la langue, n'est pas sans lien de fait avec la sorcellerie évocatoire de Rimbaud et l'idée mallarméenne, qu'on trouve dans Crise de vers, du « double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel[18] ». La langue porterait en elle une charge qui détermine la situation littéraire des auteurs qui l'emploient, comme l'énonçait Julien Gracq dans En lisant en écrivant à propos de Huysmans : « Le rejet à terme du naturalisme était, chez Huysmans, dès le début inscrit dans son style : en littérature, comme en politique, les moyens subvertissent immanquablement les fins[19] ».
Transposée aux auteurs du corpus et à l'époque contemporaine, cette assertion, si on y adhère, suggère que la langue même les écarte nécessairement d'une approche purement réaliste, et pourrait bien inscrire dans les œuvres ce « quelque chose » qui, selon Francine Figuière et Yannick Haenel, résiste dans la littérature, et l'empêche d'être « tout à fait absorbée dans la simple langue de communication », chose qui « a à voir avec du "sacré[20]" ». On retrouve ce besoin d'une expression distincte de l'usage de la langue ordinaire dans ces phrases d'Henry Bauchau, qui concernent la poésie mais qui peuvent s'étendre justement à la langue littéraire, quand elle confine à la poésie, présente aussi dans le roman : « Devant la formidable inflation verbale des médias et surtout de la publicité, qui use, érode et affadit constamment le langage par le caractère répétitif de ses effets de choc, la poésie n'a pas d'autre voie que de "donner un sens plus pur aux mots de la tribu", ainsi que l'a dit ou prophétisé Mallarmé. La découverte de ce sens plus pur demande aux lecteurs un certain effort de décryptage [...][21] ».
La langue est donc l'un des effets de seuil qui visent à marquer la frontière entre la littérature et la réalité, au lieu de faire en sorte que la première mime la seconde. Un autre de ces effets qui contribue à établir une distance symbolique est la revendication de l'ancrage du récit dans l'imaginaire, distinguant explicitement la fiction de la réalité. Cela peut être mentionné au frontispice de l’œuvre, comme l'indique par exemple le sous-titre du roman de Philippe Le Guillou, Les Sept Noms du peintre, « Vies imaginaires d'Erich Sebastian Berg[22] ». La présence du terme de « Livre » dans des titres de roman va dans le même sens, il exhibe le caractère de création littéraire des œuvres considérées : on pense au Livre des Nuits de Sylvie Germain, ou encore à Livres des guerriers d'or de Philippe Le Guillou. Le pluriel de « Livres » dans ce titre, ajouté au fait que le roman soit structuré par des chapitres intitulés « Le livre du druide », « Le livre des glaces », « Le livre des Hautes Terres », « Le livre de la cathédrale », « Le livre d'Arthur », « Le livre de Bretagne », fait de cet ouvrage un « livre des livres[23] » qui peut être interprété comme une référence à la constitution de la Bible, nom issu du pluriel biblia, tandis que le contenu de ces titres se rattache explicitement à la matière de Bretagne, la littérature arthurienne, soit à un autre Livre, celui du Graal.
Or, ce motif du livre a des implications culturelles : au rouleau, qui renvoie au paganisme et au judaïsme, et dont le mouvement d'ouverture et de fermeture peut signifier l'éternel retour, le livre, le codex, oppose par sa forme même l'idée de fin (fin de la ligne, fin de la page) et par conséquent d'une totalité dont chaque partie est solidaire. Le motif du livre fait donc signe vers une vision unitaire, une éventuelle clôture qui représente le monde dans l'univers analogique médiéval. Inscrire ce mot dans un titre peut ainsi être significatif d'une volonté d'écrire une « fiction-monde », à rebours d'une logique fragmentaire.
Précisément, le livre est confronté au rouleau dans Livres des guerriers d'or : le sous-titre de l'épilogue est ainsi « Notes pour le rouleau d'un mort ». De même, ce motif est travaillé dans le diptyque de Sylvie Germain, Le Livre des Nuits et Nuit-d'Ambre, par l'idée de retour et même de destruction. Dans le texte qui ouvre le premier roman, avant la première des six « nuits » qui le composent, il est fait référence à « un grand livre de chair feuilleté par le vent et le feu », et quand le premier volet du diptyque se conclut sur la naissance de Charles-Victor Péniel, « celui que tous appelleraient plus tard Nuit-d'Ambre », l'enfant est présenté comme « Celui en lequel le Livre des Nuits se refermait, – le Livre des Noms et des Cris[24] ».
Mais le livre ne se refermait pas pour s'achever, se taire. Le dernier mot n'existe pas. Il n'y a pas de dernier nom, de dernier cri. Le livre se retournait. Il allait s'effeuiller à rebours, se désœuvrer, et puis recommencer. Avec d'autres vocables, d'autres visages [25].
Or, c'est ce motif même qui permet la suture avec la deuxième partie du diptyque ; les mots qui ouvrent Nuit-d'Ambre sont en effet : « Non, le livre ne se refermait pas. Il ne pouvait pas s'achever, se taire […]. Le livre se retournait dans les cendres et le sang comme un dormeur dans la moiteur d'un rêve fou […]. Le livre des nuits volées en éclats, et qui, page à page, pas à pas, mot à mot, reprenait une fois encore son errance. […] Le livre ne se refermait pas. Il repartait, page à page, de son pas d'homme aux reins sanglés de mémoire en lambeaux […]. Il s'en allait à contre-nuit[26] ».
Outre la présence dans le texte même des mots qui donnent leur titre à chacun des deux romans, créant un effet de mise en abyme, on constate donc que le livre est effeuillé, disloqué, sa cohérence est menacée par les images d'éclats et de reflux, de trajet à rebours, ce qui aboutit à ceci, à la fin de Nuit-d'Ambre : « Le livre se déchirait de toutes parts, se disloquait. […] Et les mots s'échappaient, filaient à toute allure, fonçaient droit devant eux, sans souci de se perdre, sans souci d'arriver. Le livre se défeuillait, se désœuvrait complètement. […] Détruit, le livre, radicalement détruit […][27] ».
Ainsi le motif du livre, s'il renvoie par héritage vers une forme d'unité, est bien réinvesti et retravaillé ; la clôture est ébréchée, et c'est par cette ouverture que le livre peut communiquer avec d'autres. Le livre montre ainsi un désir d'unité qui entre en lutte contre les forces d'éclatement qui viennent miner son intégrité, et le roman qui se présente comme « livre » est peut-être davantage cette lutte que cette intégrité.
Quoi qu'il en soit, la référence au livre fait aussi partie des effets de seuil, entre adhésion à la fiction, qui met la réalité à distance, et mise en évidence de la littérarité des œuvres, dans une création qui s'affiche consciente d'elle-même. Cette présence du livre suggère donc que le récit peut constituer un monde, fût-il lacunaire, et s'articule avec l'inscription au sein même des œuvres du motif de la lecture, qui symétriquement postule la lisibilité du monde. C'est ce qu'on trouve notamment chez Sylvie Germain, où par exemple le ciel est parfois présenté comme un livre à déchiffrer :
C'est un livre, le ciel, un grand livre d'images qui sont forces et vitesses. Un livre aux pages vives qui s'enroulent, se tordent, s'envolent, se déchirent, et reparaissent, à chaque fois les mêmes et cependant nouvelles. C'est un texte toujours en train de se récrire, de se poursuivre, et de se ré-enluminer. […] L'album est infini, et difficile à déchiffrer[28].
C'est ainsi que l'univers romanesque de Sylvie Germain compte des astronomes et des astrologues, deux approches très différentes d'une même activité, à savoir la lecture du ciel et de ses signes. C'est le cas de Thaddée, dans Le Livre des Nuits, qui tombe amoureux du ciel grâce à ses découvertes dans une librairie, et on l'entend se lancer « dans un récit confus où il était question d’éclipses, de planètes en marche et d’étoiles filantes […], d’un grand globe de bronze où s’écrivait le ciel […][29] ». Pour aller dans le même sens, on relève à plusieurs reprises, dans l’œuvre de Sylvie Germain, une comparaison entre la lune et une virgule : l'astre est ainsi l'un des signes de ponctuation de ce grand texte.
On trouve donc là un double mouvement qui nous paraît caractéristique d'une écriture symbolique : elle se donne comme un objet à lire, et inscrit aussi certaines des réalités qu'elle représente comme un texte à décrypter. La fiction constitue un monde à part, tandis que de son côté le monde est structuré comme un langage, il demande à être lu. Cela nous semble participer d'un renouvellement de l'approche symbolique du monde ; si la lune par exemple a une symbolique aussi ancienne que riche, ce qui est mis en valeur ici, c'est moins une signification précise que sa capacité même à signifier.
Ainsi semble lancé un appel au décryptage ; avec la « lisibilité du monde » se crée un échange qui fait que, dans le corps même des récits, on voit certains personnages qui configurent leur rapport au monde par la médiatisation de la lecture et des contes. La mise en scène de l'acte de lecture va de pair avec une forme d'enchantement qui, toujours symétriquement, érode les frontières entre la réalité et le fantastique ou le merveilleux[30].
Dès lors, on peut mentionner la présence, sur le plan interne du récit, d'une autre modalité d'appel au décryptage qui marque un écart avec la logique de la mimésis, écart qui contribue à définir selon Umberto Eco le « mode symbolique », parce qu'il donne au lecteur « le sentiment de la sursignification », celui qu'on éprouve face à un signe « bizarre ou peu justifiable[31] ». C'est ainsi que l'on peut interpréter des passages, à l’échelle de la diégèse, visiblement métaphoriques, qui paraissent exhiber leur « lisibilité ». À titre d'exemple, on peut penser aux naissances miraculeuses, dans Le Livre des Nuits (une statue de sel après deux ans de gestation, une nuée d'insectes…) qui remodèlent la réalité comme le ferait le merveilleux, et qui commande en quelque sorte une lecture symbolique, suggérant en filigrane un autre sens, anagogique, à discerner.
Le jeu spéculaire et l'intertextualité. La distance symbolique que la langue et d'autres effets de seuil établissent entre l’œuvre et la réalité référentielle s'articule également avec une autre forme de cette distance, une autre manière de mettre en avant le « comme si », et qui a à voir avec le jeu spéculaire. Or, celui-ci contribue à inscrire notre corpus dans une proximité avec ce que l'on peut nommer le maximalisme, qui n'entre pas toutefois, soulignons-le, dans un rapport d'opposition frontale avec le soupçon. En effet, Lionel Ruffel parle de « maximalisme fictionnel », dans lequel « la revendication d'une souveraineté de la fiction comme accès à la vérité [...] se double très fréquemment d'un procédé spéculaire et métafictionnel ». Il rapproche d'ailleurs cette notion de « formes contemporaines du Baroque […] », et prend soin de préciser que ce qu'il appelle maximalisme n'est pas du côté de la réaction tandis que le minimalisme serait moderne, mais que les deux « semblent se rejoindre très profondément sur […] l'idée de renouvellement romanesque et d'héritage ». Si « le renouvellement réactualise la fameuse tradition du nouveau propre à la modernité », « la recherche du propre de leur art ne guide plus ces romanciers ; c'est au contraire un appel du dehors, [une exigence d'impureté] qui guide leur poétique[32] ».
Sans assimiler totalement les auteurs du corpus au maximalisme, nous pouvons interroger ce rapprochement et constater que ces deux dimensions d'héritage et de spécularité s'articulent en effet dans ces œuvres, où la revendication de la littérarité cohabite avec la mobilisation des ressources de la fiction, de l'imaginaire et de la fabulation, notamment quand elles se saisissent de ce qu'on pourrait appeler de « grands sujets ». C'est par conséquent le traitement de la réécriture, dans un mouvement où s'articulent la distance et l'adhésion, qui nous permet particulièrement d'analyser ce fonctionnement dans le corpus.
Le roman symbolique est en effet aussi un roman savant, imprégné par l'intertextualité. Ainsi le corpus est-il caractérisé par la présence de personnages mythologiques ou bibliques : Œdipe dans Œdipe sur la route, Antigone, Jésus dans Douze Années dans l'enfance du monde, Tobie dans Tobie des marais... Les sources sont alors explicites. La réécriture se présente à la confluence de l'héritage et du renouvellement, entre référence et pas de côté, dans la mesure où la démarche des auteurs est aussi d'écrire dans les blancs du récit originel qui l'inspire, d'écrire dans la marge. Ainsi Le Guillou se penche-t-il sur l'enfance du Christ, à l'encontre de ce qu'il appelle une « conspiration bimillénaire pour occulter cette enfance[33] », en s'inspirant davantage des évangiles apocryphes, laissés en marge de la Bible, que des évangiles canoniques quasiment muets sur le sujet. Quant à Henry Bauchau, il situe son roman dans l'espace qui sépare Œdipe Roi et Œdipe à Colone chez Sophocle, retraçant le parcours qui conduit Œdipe aveugle, accompagné par Antigone, vers Athènes.
La réécriture impose bien entendu un cadre, un matériau narratif, mais ouvre par cet appel d'air de l'écriture dans les marges, l'espace de l'invention, dans lequel peut aussi se glisser une part de jeu spéculaire, qui contribue à mettre en avant la démarche de réécriture, et donc à exhiber le « comme si » pour reprendre les termes de Marthe Robert.
Ainsi, dans Douze Années dans l'enfance du monde, on lit dans la trame même du texte, et non pas dans ses seuils, ce commentaire métalittéraire qui inscrit dans le mouvement même de l’écriture du récit une prise de distance :
Il y eut peut-être d’autres miracles […]. Ce tissu de miracles, les Évangiles de l’ombre et de l’enfance l’explorent complaisamment, sujets à la surenchère et à l’amplification. Dans cette forêt de foutaises et de merveilles […] nous aurons retenu ces trois miracles […] Pour nous, ils furent les premiers et les seuls de Jésus tout le temps de sa vie cachée[34].
Pour l'auteur, réécrire, c’est donc clairement avoir lu, et élire, c'est-à-dire éliminer les « foutaises ». La réécriture se veut non naïve, présentée comme une construction pour laquelle l’auteur se donne la liberté d’adhérer ou non au matériau de base, mais aussi la liberté de l’interpréter et de le prolonger. Plus tôt dans le récit, la représentation de l’acte de raconter se fait à travers la référence à une intertextualité plus récente : Marie raconte en effet à son fils l'histoire d'un autre roi, qui se trouve être une invention de Michel Tournier dans son roman Gaspard, Melchior et Balthazar : « Soudain Marie reprit le récit : - Il paraît qu’il y en avait un quatrième qui s’est mis en route trop tard. Il s’est perdu. Il avait un beau nom pourtant… Il s’appelait Taor… Je crois qu’il nous recherche toujours …[35] » L’acte de « reprendre le récit » est ainsi inscrit dans le texte lui-même, avec une sorte d’ironie. La mention directe de l'intertexte se retrouve aussi insérée dans le déroulement d’Œdipe sur la route, par le truchement d'un rêve du personnage principal :
Il rêve qu’il avance à tâtons et péniblement dans un souterrain. Celui-ci devient de plus en plus étroit, avec un tournant abrupt qui lui fait peur. Il s’arrête. Une lumière, car il n’est peut-être plus aveugle, lui indique que quelqu’un, venu de très loin, arrive à sa rencontre et l’attire irrésistiblement vers lui. Il est heureux en s’éveillant, mais quel est celui qui vient de si loin à sa rencontre, en portant une lumière ? […] C'est une sorte de père. Une sorte de fils que le rêve lui promet sans dévoiler sa voix ni son visage ». Puis il raconte son rêve à Antigone alors qu'ils partagent un repas, en précisant : « En face, venait un homme qui semblait m’appeler avec sa lumière. Je me suis senti très heureux en m’éveillant, est-ce que sa lumière va nous aider ? – C’est pour cela qu’il vient vers toi. Tu connaissais cet homme ? – Je ne l’ai pas vu, je n’ai pas entendu sa voix. – Comment s’appelait-il ? » Œdipe est surpris par cette question, il est vrai que dans le rêve il savait son nom, il l’a oublié en s’éveillant ». Puis un peu plus tard : « À ce moment, il se rappelle que l’homme du rêve s’appelait Sophocle, il ne connaît personne qui se nomme ainsi. Il interroge Antigone, ce nom ne lui rappelle rien non plus[36].
On trouve donc là une érosion des contours entre la réalité et la fiction, comme entre le rôle de père et celui de fils : qui est rêvé ? Qui est réel ? Qui donne la vie à l'autre et qui est antérieur ? Ce brouillage est en soi une figuration des liens occultes, entre distance et contact, qui se tissent entre les deux ordres.
Ces romans peuvent donc être qualifiés de « symboliques » en leur qualité même de réécritures, car ils intègrent cette double dimension que nous avons évoquée : le recours à un matériau mythologique qui remonte aux sources culturelles de notre civilisation, mais aussi une dimension d'écriture dans les marges et de jeu, au sens où l'on dit qu'il y a du jeu dans un mécanisme. Or, ce jeu indique que la figure mythique ou biblique permet l'ouverture à l'interprétation, qui continue : ainsi Jésus est-il perpétuellement recherché par Taor et Œdipe « est encore, est toujours sur la route[37] » (ce sont là les derniers mots du roman). La réécriture qui se revendique comme telle exhibe sa nature tâtonnante de construction et de recherche, son appartenance à l'univers des mots. Elle reste aussi vivante et ne se fige pas en allégorie. En effet, la puissance de figuration du mythe, sa capacité à signifier, à être emblématique de certains aspects de la condition humaine, est soulignée. Mais en aucun cas il ne s'agit de mettre en lien des « semblances » et des « senefiances », ce qui pourrait réduire l'interprétation au décodage ou à la traduction. Sa souplesse est justement ce qui lui permet d'être transposé, réécrit, et donc relu. C'est ce qu'on retrouve dans l'explication par Henry Bauchau lui-même de sa manière de vivre l'écriture de son roman Antigone :
La manière dont j'ai vu et vécu Antigone porte la marque de la maladie de ma femme qui m'avait accompagné de si près pendant l'écriture d'Œdipe sur la route et le début de ce nouveau livre. Le caractère inéluctable du destin d'Antigone a été tracé avant moi par Sophocle, mais il reflète aussi l'incapacité où nous sommes encore aujourd'hui de lutter contre la maladie d'Alzheimer. Peu avant sa mort, Antigone entend chanter sa vie par Io, la femme de Clios. Elle sent à ce moment qu'elle peut quitter la vie car son message est transmis. La véritable Antigone est devenue celle qu'incarne Io et qu'incarneront ensuite sur la scène toutes celles qui rappelleront sa mémoire. L'effacement de la personne d'Antigone devant l'Antigone incarnée par Io correspond à l'action de la maladie qui efface mémoire et parole[38].
L'appartenance d'Antigone à la littérature, sa transformation en personnage théâtral, en créature de mots, est ainsi intégrée au plan du récit. Elle est soulignée de même que le roman de Bauchau montre qu'Œdipe continue sa route vers nous via Sophocle et Freud. Le jeu méta-textuel inscrit dans la réécriture est donc ici tout sauf parodique et gratuit : il souligne que le personnage n'est pas, ou n'est plus, un simulacre d'être vivant, mais qu'il est placé au cœur de la fiction pour sa capacité à devenir porteur d'une signification véhiculée par la littérature, offerte à la reprise, vivant par le chant et chaque incarnation sur scène, demandant en somme une interprétation, au sens musical du terme, toujours recommencée. Le personnage mythologique est ainsi symbolique dans la mesure où le caractère mimétique de son incarnation se brouille en même temps qu'il s'accomplit dans sa capacité à véhiculer un message. Il devient alors un signe porteur de sens qui grâce à sa plasticité, entre dans un rapport de correspondance qui lui permet de dire quelque chose de l'aujourd'hui de l'écriture, voire de l'aujourd'hui de la lecture. Mais le prix de cette puissance symbolique est de porter un message irréductible à l'Un. Le « recours aux mythes », et à leur caractère vivant, évoque donc cette réflexion de Michel Tournier : « Un mythe mort, cela s'appelle une allégorie. La fonction de l'écrivain est d'empêcher les mythes de devenir des allégories[39] ». C'est ce que symbolisent ces réécritures qui inscrivent au cœur même des romans la reprise, leur côté vivant, et leur absence de point final.
La réécriture participe aussi d'une entreprise symbolique au sens où le symbole est à prendre comme un « signe de reconnaissance », un signe de connivence qui s'inscrit dans un univers culturel de référence[40]. En dehors de la réécriture directe, ces références peuvent s'inscrire de manières diverses, et sans que les récits soient situés dans le cadre de l'Antiquité comme le sont ceux que nous avons cités précédemment. Tobie des marais de Sylvie Germain se présente ainsi comme une réécriture du livre de Tobie dans la Bible, dont les grandes étapes et leur titre dans une des traductions de la Bible sont repris pour intituler plusieurs chapitres du roman et donc structurer le récit. Mais le plan diégétique est transposé dans l'époque contemporaine. Un va-et-vient s'instaure ainsi : le récit biblique est renouvelé par cette transposition, tandis qu'en retour le cadre réaliste esquissé devient le lieu où une visitation par un personnage angélique, Raphaël, est possible, et où se produisent des phénomènes qui confinent à la théophanie.
De même, dans Le Boulevard périphérique de Henry Bauchau, affleure le motif de l'ogre à travers le personnage de Shadow, par exemple dans ces paroles qu'il adresse au narrateur : « Pendant mon enfance j'avais toujours faim et je sentais bien que ce besoin incluait la nécessité, le devoir impérieux d'expulser, de couvrir le monde des suites inexorables de la nourriture[41] ». Aussi est-il mû par « le désir de salir, de faire apparaître les signes, les problèmes, les accomplissements de la nourriture[42] ». Ces éléments rappellent une autre figure d'ogre dans la littérature du XXe siècle, Abel Tiffauges dans Le roi des Aulnes[43], par sa faim, son rapport avec l'excrément, et son appartenance au nazisme qui lui confère un rôle de prédateur. Or, une référence directe au personnage de l'ogre se trouve un peu plus loin dans le récit, symbolisant la maladie contre laquelle lutte, tout au long du roman, la belle-fille du narrateur, Paule :
Enfant déjà, je me réjouissais comme les autres de la victoire du Petit Poucet, mais au fond je n'y croyais pas. […] Cela nous arrangeait tous, cette fin heureuse, […] mais quand on a passé tout un après-midi dans la chambre de Paule on ne peut pas s'empêcher de savoir que l'ogre va triompher. La mère, avec son dos bien droit, son regard sans cesse fixé sur le visage de sa fille, combat avec l'intelligence, avec le courage du Petit Poucet. Elle ne criera jamais : « Pouce, je me rends ». L'ogre n'en avalera pas moins sa bouchée, sans même s'en apercevoir[44].
Ce roman entrelace plusieurs plans chronologiques, entre la reconstitution, dans la mémoire du narrateur, de ses visites à Shadow peu avant sa mort, celle de ce qu'a vécu son ami Stéphane pendant la Seconde guerre mondiale avec ce même Shadow, et le déroulement de la lutte contre le cancer de Paule, dans le Paris du début des années 1980. Or, la référence intertextuelle à l'univers du conte et à ses résonances est l'un des motifs qui permettent la suture entre les différents plans du récit, cimentant l'ensemble et permettant en quelque sorte l'intériorisation du mécanisme de la représentation symbolique, chaque plan pouvant, dans un système d'échos et de réfraction, devenir le symbole de l'autre, en éclairant une partie de sa signification.
À l'instar d'Antigone qui peut dire quelque chose de la maladie d'Alzheimer, l'ogre révèle quelque chose du nazisme, de la lutte contre le cancer, comme pour mettre au jour une signification virtuellement contenue en lui, qui se déploie par la reprise même de l'image tout en la renouvelant, faisant signe vers une vérité qui reste toutefois sibylline.
Enfin, au-delà des personnages, un motif peut aimanter l'écriture des romans sans qu'on puisse parler de réécriture ; ainsi Sylvie Germain a-t-elle fréquemment expliqué que l'image de la lutte de Jacob avec l'Ange, tirée de la Bible, était à l'origine de l'écriture du diptyque formé par Le Livre des Nuits et Nuit-d'Ambre, le récit de ce combat occupant en définitive une page près de la fin de Nuit-d'Ambre. Si Sylvie Germain a évoqué souvent la prégnance d'une image à l'origine de l'écriture d'un roman, cet exemple est caractéristique de la façon dont un roman peut être lu comme le développement sur un plan diégétique, de toutes les implications de sens d'une image ou d'une scène qui en est alors le symbole dans la mesure où elle en condense le message ou la signification. Un roman symbolique peut ainsi être le déploiement d'un motif, entre excroissances et moments de condensation, de cristallisation.
Par conséquent, qu'on se situe dans la réécriture ou que soient inscrits en filigrane des motifs empruntés à l'univers de la mythologie, de la Bible ou des contes, la trame romanesque se trouve pourvue d'un sens, à savoir une signification mais aussi une « direction » : le récit obéit à une nécessité, progresse vers la lutte, vers la fin inéluctable d'Antigone, vers l'apothéose d'Œdipe ou vers le triomphe de l'ogre, etc. Se démarquant comme on l'a vu d'une logique purement mimétique tout en suivant un principe d'organisation autre, dont une image ou un mythe peut fournir le modèle, le roman symbolique peut se faire chambre d'échos, qui réfracte en son sein les motifs qui se répondent. Ainsi peut-on inscrire, à des degrés qui diffèrent, les romans que nous étudions dans ce modèle de fiction que Bruno Blanckeman appelle la « fiction-fable[45] », dans la mesure où celle-ci « propose indépendamment de tout souci imitatif sa propre formalisation de la réalité », et repose sur la distinction entre le « support anecdotique (une histoire inventée) » et les « modèles intelligibles (une vérité qui fait système)[46] ». Cette tendance de la fiction est bien à distinguer du projet réaliste, même si bien entendu des effets de réel se retrouvent dans les œuvres ; en effet, la volonté de constituer un ensemble qui soit en lui-même signifiant, lorsqu'on le regarde d'un point de vue surplombant, permet de caractériser le récit auquel on peut affecter le terme de symbolique. Ainsi, après avoir souligné la différence entre l’œuvre réaliste et l’œuvre symbolique sur le critère du rapport à l'illusion romanesque, Marthe Robert poursuit :
Il y a donc deux types de roman, l'un qui prétend prélever sa matière sur le vif pour devenir une « tranche de vie » ou le fameux « miroir qu'on promène sur un chemin » ; l'autre qui, avouant de prime abord n'être qu'un jeu de formes et de figures, se tient quitte de toute obligation qui ne découle pas immédiatement de son projet[47].
Le roman symbolique peut donc aussi être considéré comme tel parce qu'il est configuré et que par-delà ses composantes, sa construction même peut faire sens. C'est ce qui apparaît avec l'entrelacement des plans du Boulevard périphérique que nous évoquions. Philippe Le Guillou inscrit aussi sa démarche de romancier dans cette perspective lorsqu'il écrit, dans La main à plume :
Les masses romanesques, les personnages, les paysages s'assemblent et, dès cet instant, rompent toute référence avec le réel : ils n'entretiennent plus de relation qu'entre eux, en un circuit fermé. Je crois, au sein du roman, à la nécessité de cette interrelation constante qui assure la fusion des masses et ferme le roman dans un jeu de réfractions infinies. […] Oui, je crois à ces obsessions, ces reprises thématiques qui structurent la trame romanesque en réseaux et lui donnent cette subtile unité autarcique[48].
Aussi le roman sera-t-il également considéré comme symbolique parce qu'il est un « [r]oman tissé, fermé sur le réseau de ses images et de ses obsessions. Roman initiatique et visionnaire, baroque peut-être […][49] ». Si l'idée d'autarcie ou de la rupture de « toute » référence, ainsi que celle de fermeture, appelle des nuances y compris sur les réalisations romanesques de Philippe Le Guillou lui-même, le fait est que les romans peuvent faire sens par la réfraction interne qui en fait circuler le sens.
On peut citer comme exemple de motif qui construit le roman comme un jeu de figures qui se répondent et l'établit en unité de sens, celui du sourire chez Sylvie Germain, singulièrement dans Tobie des marais.
On rencontre en effet ce motif dès le premier chapitre du roman, alors que le personnage de Déborah serre la main d'un jeune homme que l’on peut identifier au personnage angélique qu’est Raphaël, qu'on retrouvera bien plus tard dans le récit, et qui lui ramène son petit-fils Tobie, alors enfant :
Sa poignée de main […] laissait sur la peau un frisson d’eau et de soleil qui irradiait discrètement à travers tout le corps. Comme un sourire qui s’infuserait dans la chair. Déborah cligna les paupières, une image venait de filer devant ses yeux en un fugace éblouissement ; une image remontée des profondeurs de son grand âge et où se profilait une chevrette d’un blanc mousseux couchée à fleur de mer. Une chevrette voguant sur une prairie d’écume et dont les flancs diaphanes répandaient une clarté d’aube, ou de lune, sur les vagues alentour[50].
Pour le lecteur, la référence au sourire et à la chevrette est pour le moins obscure à ce stade du récit, mais elle trouve son origine dans une scène qu'on lit plus loin dans le roman alors qu'elle se situe très en amont dans le cours de la vie de Déborah. Au cours d'une traversée de l'Atlantique qui la ramène en Europe après avoir été refoulée aux portes de l'Amérique, Déborah avait en effet fait un rêve dans lequel lui apparaissait une chevrette, Mejdele, « sa préférée parmi toutes les chèvres qui s’étaient succédé dans la cour de leur maison en Galicie[51] ». Cette apparition onirique sur l'océan se fait épiphanie, dans la mesure où ses yeux brillent « comme la flamme du souvenir que l’on allume en l’honneur des défunts […] », et que l'image est accompagnée d’un chant, « sourd, sonore[52] ». Par la suite, Déborah se met debout dans son rêve et va jusqu’à la poupe du bateau : « La chevrette était d’écume, ses yeux constellaient le ciel, la voix du père berçait la nuit, berçait les morts sans sépulture […]. Lentement la silhouette de Mejdele s’était estompée, le chant assourdi. Mais une clarté qui ressemblait à un sourire s’était épanouie sur les eaux [53] ». Or, un homme assiste à la scène, qui deviendra le mari de Déborah, Boreslaw : « Mais alors il avait entendu chanter la mer, et vu un sourire trembler sur l’eau. Et il voulait la remercier pour "cela" – il ne savait pas comment définir ce discret prodige[54] ». Ce sourire est par la suite associé à une bénédiction rituelle prononcée par Déborah, devenue épouse et mère, le vendredi soir quand commence le shabbat. Boreslaw sent alors dans l'air « quelque chose qui ressemblait à ce sourire entrevu à fleur de vagues, une nuit déjà ancienne, en haute mer. Et, dans sa simplicité, il appelait le shabbat "le soir du sourire merveilleux[55] "». On le retrouve encore notamment lorsque le peintre Ragouël, qui aspire à délivrer sa fille Sarra du mal qui la tourmente, et qui a entraîné la mort de sept jeunes hommes après qu'ils l'ont embrassée, « a soudain l'impression de déceler un vague sourire[56] » dans le portrait de sa fille qu’il est en train de réaliser ; il est alors « stupéfait d'avoir pu suggérer un sourire là même où il s'est acharné à rendre la violence d'un cri[57] ».
Le sourire dès lors devient symbole dans la mesure où il contribue à la construction du roman comme un système de signes qui se répondent. La scène de l'apparition de la chevrette invite à relire celle de la première rencontre entre Déborah et Raphaël, la chronologie étant bouleversée, tandis que l'affleurement du sourire dans un tableau annonce la délivrance du personnage de Sarra. Ce motif contribue donc autant à faire l'unité du récit qu'à le structurer comme un itinéraire dans lequel le déchirement se retourne en apaisement.
C'est là un exemple de dissémination de signes qui induit un mode de lecture ; le lecteur doit se faire herméneute, il doit interpréter la présence de certains signes comme des augures à décrypter. À tout le moins, tout cela participe pleinement de ce que Mona Ozouf appelle la « verticalité du roman » : « le roman, lui, opère toujours verticalement : même quand il ne s'étend pas sur une période de temps très longue, il y a dans le roman des échos temporels qui sont indispensables pour en saisir la saveur[58] ».
Si c'est là un ingrédient de la littérature romanesque en général, qui tient au déploiement de la prose et du récit dans le temps, on peut donc souligner que ce que nous appelons le « roman symbolique », à travers les œuvres de ces trois auteurs, semble accuser particulièrement ce trait et l'inscrire sur un mode majeur.
On rejoint alors l'idée de mise en ordre de l'expérience qui est l'un des aspects du « mode symbolique » selon Umberto Eco : « le symbolique permet de "nommer" l'expérience, mais aussi de l'organiser et donc de la constituer comme telle, en la rendant pensable et communicable[59] ». Cette configuration de l'expérience se donne à lire dans les itinéraires des personnages qui apparaissent agencés en parcours, empruntant notamment à la structure de l'initiation.
S'il y a initiation, c'est qu'il y a révélation d'une dimension d'abord ignorée de l'existence, dimension spirituelle ou relationnelle, ou encore modification de la façon d'être au monde. Mais cela passe par la confrontation au mal, qui prend des formes très variées, par exemple celle de la monstruosité sous une forme historique (guerre, Shoah), incarnée par une figure à valeur archétypale (c'est le cas du personnage déjà évoqué de Shadow), mais qui peut résider aussi dans l'intériorité ou prendre la forme d'une relation déréglée au monde, à soi, aux autres (ainsi du personnage d'Orion dans L'Enfant bleu, confronté aux rayons du « démon de Paris »). Ainsi le roman symbolique prend-il toute sa place dans la vaste problématique du rapport entre la littérature et le mal. Or, la postulation d'une dimension spirituelle de la réalité est indissociable de cette question ; aussi l'exploration des zones d'ombre s'inscrit-elle dans un plan plus large, qui part du principe que le monde possède une « doublure d'invisible [60] ». Ce qui permet à Bauchau d'affirmer, par exemple, que « l'histoire du monde serait plus juste si l'on tenait compte de l'histoire des dormeurs et de leurs songes[61] ».
Cet envers du monde, le roman symbolique s'attache à le représenter, conformément à la définition même du symbole en tant que figuration de vérités intelligibles, et non tangibles. Cela peut passer notamment par la représentation de personnages « cryptophores », selon le mot d'Alain Goulet, de sorte que les romans se font aussi exploration de l'intériorité et de ses profondeurs. L'Enfant bleu de Henry Bauchau retrace ainsi en un roman l'itinéraire d'Orion, jeune adolescent très perturbé accompagné par la narratrice, psychanalyste. La souffrance psychologique et les gouffres du personnage sont traduits par les mots (les « dictées d'angoisse ») mais aussi par les dessins, peintures et sculptures d'Orion, qui ont donc vocation à donner une forme à ce profond mal-être, dont le roman fait ensuite sa matière. Au-delà de ce seul roman, l'art et notamment la peinture sont très présents dans le corpus en général ; et puisque la notion de symbole conduit à interroger la dialectique de l'invisible et de son incarnation, l'art pictural, dans sa façon de se saisir du monde pour en révéler le cas échéant une dimension cachée, peut donner lieu à une interrogation féconde à cet égard – qu'il faut aussi accompagner d'une autre, celle de l'inscription dans le langage romanesque de cette modalité particulière de représentation.
Mais ce qu'il est important de souligner, c'est que le roman symbolique prend certes cette « doublure » comme objet, chemine vers elle et l'approche, mais sans prétendre arraisonner cette zone. Dans les réalisations romanesques que l'on peut lire, les auteurs étudiés abordent certes la sphère des vérités intelligibles, mais c'est plutôt une forme d'inévidence qui les marque et qui distingue l'approche symbolique de l'allégorie, si l'on considère que dans l'allégorie est indiquée de façon évidente qu'en disant une chose, l'auteur veut en désigner une autre.
L'usage des symboles et de diverses modalités de la distance symbolique dans les romans est en effet imprégnée naturellement des pensées d'une époque historique et littéraire marquée par différentes crises autour de la notion de sens, entre le traumatisme de la Seconde guerre mondiale, la tentation de l'absurde et la fin des idéologies. Si l'on parle de symbole, il n'est donc pas question d'un retour à la « pensée symbolique » en tant qu'expression qui caractérise le mieux, selon Armand Strubel, « la "mentalité" de l'homme médiéval », intrinsèquement liée au fait que « [l]e Moyen Âge nous renvoie l'image d'un monde saturé de sens, d'un univers peuplé de symboles, de références à une vérité supérieure et de manifestations divines[62] ». Les symboles affleurent, marquent un écart avec la réalité, permettent la figuration de l'invisible et son exploration, mais la plénitude du sens qui sous-tend la vision symbolique médiévale demeure inatteignable pour notre temps. Ainsi, tandis que « [l]e Moyen Âge est fasciné par l'image d'une totalité ordonnée que l'on peut saisir globalement[63] », les récits sur lesquels nous nous penchons sont eux caractérisés par le fait qu'ils ne peuvent être comblés par une institution ou l'instance divine. Ils se réfèrent plutôt, comme l'écrit Bruno Blanckeman dans un passage de son essai Les fictions singulières, où la démarche de Sylvie Germain est d'ailleurs rapprochée de celle de Philippe Le Guillou, à « un principe transcendant à la fois insistant et fuyant », hantés qu'ils sont par « l'idée du lien perdu, du dieu défait, de l'indifférence à l'autre dans la communauté moderne[64] ». Et cette différence a des conséquences sur les contours à esquisser d'une esthétique symbolique adaptée à notre temps.
Car tandis que le fonctionnement allégorique correspondrait à une forme de plénitude, le roman symbolique, lui, apparaît habité par un vide qu'il ne comble pas, qu'il n'ignore pas (ni ne dissimule), mais qu'il intègre. On retrouve par exemple le caractère fuyant qui marquerait le principe transcendant à travers l'image d'un vide laissé par la croix dans cette histoire racontée par Sylvie Germain dans Rendez-vous nomades :
[...] un jour, vers la fin de l'adolescence, m'est arrivé cet incident au cours de l'effectuation du signe si "familier" de la croix : l'oubli d'un des noms à invoquer. "Au nom du Père, _________, et de l'Esprit-Saint. Amen." [...] Peu importe la durée de l'oubli, celui-ci s'était produit, crevant le signe en son milieu, frappant la salutation au cœur […]. Le trou de mémoire, aussi bref eût-il été, venait de creuser un autre trou, bien plus ample et persistant : à la place de la Croix, une cavité béait, sombre, couleur de terre, de houille, sur fond de nuit. La Croix dissoute n'était plus qu'un indicateur de vide[65] .
Mais ce vide se retourne en question : « Le Fils tait son nom […]. Il fait silence, absolument, il fait absence. Il fait grand rien. Et par là même, il fait question, et refait signe – tout autrement[66] ». Cette image du signe autre, paradoxal, crevé en son milieu entre en résonance avec cette autre phrase où l'auteur écrit que « [l]a pensée va, […] sans autres balises que les bords mouvants d'un cratère[67] ». Et tout cela peut être rapproché d'une autre image, employée par Michel Leiris dans L'Âge d'homme, qui concerne la poésie selon lui mais qui peut éclairer le rapport qui se tisse entre une esthétique symbolique et l'absence, le vide, se trouvant en son cœur. Leiris écrit en effet :
L'édifice poétique – semblable à un canon qui n'est qu'un trou avec du bronze autour – ne saurait reposer que sur ce qu'on n'a pas et […] il ne peut, tout compte fait, s'agir d'écrire que pour combler un vide ou tout au moins situer, par rapport à la partie la plus lucide de nous-même, le lieu où bée cet incommensurable abîme[68] .
Rapprocher sur le plan esthétique ce qu'écrit Leiris de l'entreprise romanesque symbolique peut apparaître fructueux, dans la mesure où l'on retrouve cette idée que la place centrale de l’œuvre peut être occupée précisément par ce qui a laissé un vide, comme Dieu ou la croix. Mais ce vide n'est pas le néant, il est rayonnant et on tourne autour de lui. L'écriture dans cette perspective a moins vocation à combler ce vide qu'à le situer, c'est-à-dire à le circonscrire, à lui donner une forme, à le nommer, et à figurer des postures de tension vers lui. Ainsi la notion de divinité articulée à celle d'absence peut-elle demeurer le centre de l'écriture, mais en creux, sur un mode qui figure aussi bien un élan vers elle que la vacuité qui l'habite.
Sur le plan romanesque, cela se traduit, par exemple, par le motif du cri, qui peut symboliser une manière d'appréhender un vide, de tenter de le situer sans le combler, comme le fait de lancer un cri en pénétrant dans une grotte permet, en l'absence de connaissance que l'on peut avoir de cet espace, d'en mesurer la profondeur.
Le thème du questionnement évoqué par Sylvie Germain dans cet essai (« il fait question ») va dans le même sens. L’interrogation, de fait, porte en elle-même un creux qui attend la réponse pour être comblé. Elle figure une aspiration à la plénitude, qui dit la lacune sur laquelle elle est édifiée en même temps qu'elle postule une altérité à qui la question est adressée. Par conséquent, la représentation de questions sans réponse maintient ouverte une béance, sans la combler, mais en en délimitant les contours. On retrouve cela dans Tobie des marais par exemple. L’interrogation y apparaît comme une manifestation de l’étonnement face à l'ordre du monde, un moyen de sonder le mystère et l’infini. Le personnage de Déborah, tandis que son époux et ses deux filles sont morts et ont disparu sans pouvoir recevoir de sépulture, chantonne en revenant dans sa maison vide des marais une chanson ainsi traduite : « Peut-on monter au ciel et demander à Dieu / Si les choses ont le droit d’être comme ça ?[69] ». Il s’agit donc d’une question au deuxième degré, qui demande si l’on peut demander, tout en retournant vers Dieu et vers l’ordre des choses la notion de « droit ». Signe brisé, la question postule Dieu ; elle lui est adressée mais n’obtient pas de réponse et suggère en creux sa présence. Le roman figure par cette question une attitude possible de l’homme qui bée vers un incommensurable mystère sans l’aborder sur le mode de l'assertion, tout en étouffant sa charge potentielle de révolte. Or, cette question fait retour vers la fin du roman, lorsque Tobie se recueille sur la tombe de sa grand-mère. Comme venue d’outre-tombe, l'interrogation maintient ouvert le doute de ce personnage, matérialisé par des hélianthes plantées sur sa tombe :
Jusque sous la terre la vieille Déborah continue, par le biais de ces plantes qui tout le jour tordent leurs tiges rugueuses pour soutenir un constant et muet face-à-face avec le soleil, à questionner l’invisible [...]. Voilà des années que Déborah est montée au ciel, mais la question qui traversa sa vie de part en part, sans faillir ni fléchir, demeure là, vivace et têtue, enracinée dans la terre des vivants et des morts[70].
La mort n’est donc pas perçue ici comme ce qui permet d’accéder à la connaissance et à la certitude, mais plutôt comme un prolongement indéfini du questionnement. C’est enfin sur cette question que se clôt le roman, tandis que Tobie rit en dansant avec son père, et que son rire « tourne au ras du ciel pour demander à Dieu si les choses, vraiment, ont le droit d’être comme ça ». Cet écho de la chanson de Déborah est souligné par la dernière phrase : « Et les hélianthes plantés sur la tombe de Déborah dispersent leurs pétales comme autant de points d’interrogation dans le vent nocturne[71] ». On le voit, le roman se conclut sur la béance, les points d’interrogation des hélianthes signifiant une sorte de refus du point final. De même le personnage de Ludvik, à la fin d’Éclats de sel, a-t-il accédé à un espace « où les questions s'affranchissent du besoin de réponses pour ne plus que croître en force d'étonnement[72] ».
Le questionnement peut ainsi définir l’être-au-monde de l’homme, son attitude face au mystère et à l’infini, et dévier vers l’énigme. Il s'agit bien d'appréhender les mystères de l’existence sans les résoudre. Ainsi, dans Le Boulevard périphérique d’Henry Bauchau, une question sans réponse surgit dans la bouche du personnage de Paule, tandis que significativement sa mère, par ailleurs très présente, et figuration d'une forme de complétude, a laissé sa place vide :
Paule tourne lentement la tête vers moi et dit : "Qu’est-ce qu’on veut vraiment quand on ne veut plus vouloir ?" J’entends la question avec un point d’interrogation qui semble s’adresser à moi. Je lui ai parfois parlé, à sa demande, de la conception taoïste de non-vouloir […]. Elle m’a plusieurs fois interrogé là-dessus. J’entends une question mais elle détourne la tête et me laisse en suspens. Je ne peux pas ici, dans cette chambre, tenter de comprendre ce qu’elle veut. Elle n’attend pas de moi une réponse. Elle ne me posait pas de question. Pas à moi. Qui d’autre pouvait-elle, en ce moment, interroger qu’elle-même[73] ?
La question de Paule est une interrogation abyssale qui, pour prendre la forme de l’interlocution comme l’indique le fait que le narrateur ait d’abord entendu la question comme si elle lui était posée, n’en est pas moins avant tout question posée à soi-même, interrogation en miroir, confrontation à ce qui, en soi, échappe à la compréhension et va continuer à y échapper, ne pouvant être appréhendé sur le mode du savoir ou de la connaissance.
L’expérience du deuil ou du travail de la mort en soi creuse donc un abîme qui, dans ces romans, peut prendre la forme de questions énigmatiques qui demeurent ouvertes, résistant au passage du temps tel qu’il est figuré dans les récits. Le questionnement se présente comme la forme adéquate pour exprimer la découverte en soi d’une blessure fondamentale, par laquelle on aspire à l'autre ou à l’infini. C’est ce qui arrive au personnage de Shadow, confronté en Stéphane à son double inversé. En lui se réunissent les motifs de la blessure et de la question, lorsqu’il évoque Stéphane avec le narrateur : « Je pensais que rien ne pouvait plus me toucher et voilà que je m’intéressais à Stéphane et ressentais son ironie et sa gaieté calme comme une blessure[74] ». Ce que le narrateur interprète ainsi : « C’est que Shadow est double, il y a celui qui vit […] Il y a l’autre qui lui apporte sa force, mais aussi son caractère imprévisible. Je suis obligé de constater que l’autre s’intéresse à Stéphane […] comme à quelqu’un qui lui pose une question, peut être une énigme[75] ».
La confrontation à l'énigme évoque des grandes figures littéraires, mythologiques, philosophiques et religieuses, qui sont présentes à des degrés divers sous la plume des auteurs. Œdipe, par exemple, représente par son parcours même l'homme qui a su résoudre une énigme, celle du Sphinx, par la force de son intelligence, sans pour autant en avoir fini avec le mystère, confronté à celui de son origine qui se dérobe à sa sagacité. On peut penser aussi au Christ, en congruence avec l'idée de Sylvie Germain que le vide laissé par la croix fait signe autrement, sous le mode de la question. Or, Jésus enfant apparaît justement comme un inlassable interrogateur dans Douze Années dans l’enfance du monde de Philippe Le Guillou. Et le Christ est profondément lié à la question dans un court essai d'Henry Bauchau, qui traite du fait d’écrire sur le sable :
Comment oublier l’ironie supérieure de celui qui sauve de la lapidation la femme adultère par une seule phrase qui, sous l’apparence d’une réponse, pose aux accusateurs une question qu’ils ne peuvent supporter. Pendant qu’ils s’interrogent et se sauvent, Jésus écrit sur le sable des mots que nous ne connaîtrons jamais, ceux peut-être de l’effacement et du sommeil profond où sans actes, sans pensées, nous ne sommes plus que vie[76].
La question, insupportable pour certains, est liée à des mots voués à demeurer inconnus, liée à l'informulé, à l'écriture qui porte en elle, du fait de son support meuble, une tension vers son propre effacement. Mais l'auteur fait l'hypothèse que la disparition des mots, l'absence d'actes et de pensées, forment les conditions paradoxales d'accès, par dépouillement, à la pureté de la vie. L'ironie évoque aussi le nom de Socrate, associé dans un autre essai par Henry Bauchau à sa première analyste, qu'un autre de ses patients identifiait au philosophe alors que Bauchau, pour sa part, voyait en elle une Sibylle :
Quelle surprise que la confrontation de ces deux images. Socrate, le grand interrogeant, celui qui faisait voir qu'on ne savait pas ce qu'on croyait savoir et que l'on savait ce que l'on pensait ignorer. Socrate qui est une image laïque, alors que la Sibylle était une image reliante qui vous rattachait à la parole entrecoupée du dieu, du prophète ou du poète et à la part mystérieuse de l'existence[77].
Par le truchement de ces figures d'interrogateur et du questionnement en général, ce n'est pas un renoncement à la connaissance qui est prôné, mais l'acceptation du caractère inaccessible d'un certain savoir, ou le bouleversement de l'attitude à adopter pour y accéder, ce qui peut aller jusqu'au paradoxe. On peut dès lors penser à la différence, pointée par Lévinas, entre la pensée grecque, qui vise à comprendre, et la pensée juive, qui vise à approcher. Or, le symbole est selon Gilbert Durand para-bole, parce qu'il est « [i]nadéquat par essence », si l'on donne au préfixe grec para son sens le plus fort, « qui n'atteint pas[78] ». Le symbole, en tant qu'il est étymologiquement un signe brisé, est donc ce qui est le plus adéquat pour dire l'inadéquation. Il a donc partie liée avec l'ineffable et le silence, qui n'est pas seulement le néant, le non-bruit. Un roman symbolique peut donc être un récit qui met en forme cette incomplétude, et dans lequel l'objet d'une attente, d'une espérance, d'une tension, est approché sans être atteint. Il en va ainsi par exemple pour la quête du nom qui achoppe, de manière différente, dans Le Dieu noir ou Magnus, ou encore de la figure de l'enfant bleu dont le mode de présence dans le roman du même nom est « saturé d'absence[79] ».
Une autre façon de signifier cette inadéquation se trouve dans le fait de figurer que l'unité est impossible, que la dualité ne se résout pas et ne se laisse pas réduire à l'Un. Pour reprendre l'image du symbole comme signe brisé, les deux parties restent irrémédiablement séparées ou, même réunies, la trace de la cassure demeure. On peut ici reprendre l'image du canon de Leiris en disant que le bronze ne sert pas seulement à circonscrire le vide, mais il le sanctuarise aussi et le préserve en tant que tel. Dans l'un de ses poèmes, Henry Bauchau écrit ainsi cette forme de vœu, « Que je demeure en violence », qu'il commente dans L'écriture à l'écoute en y voyant « la devise de l'énigmatique blason de ma vie[80] ». Ce vers rejoint ce qui est dit au narrateur de La Déchirure par la Sibylle, transposition romanesque de la psychanalyste Blanche Reverchon-Jouve : « Nous ne sommes pas dans la réconciliation. Nous sommes dans la déchirure. On peut vivre aussi dans la déchirure. On peut très bien[81] ». Il s'agit bien de rester en tension, de manière à ce que le gouffre qui a pu se révéler ne soit pas comblé. C'est ainsi que l'on peut interpréter par exemple l'idée exprimée par Orion, lorsqu'il réalise plusieurs dessins inspirés par le labyrinthe, selon laquelle « Tuer le Minotaure, l'enfant bleu n'aurait jamais fait ça[82] ». La sauvagerie, la monstruosité, n'a pas vocation à être annihilée, ni l'altérité réduite définitivement à l'un. De même, la lutte de Jacob avec l'Ange, importante pour Sylvie Germain mais aussi pour Henry Bauchau, parce qu'elle ne trouve pas de vainqueur, peut être lue dans son inachèvement comme le maintien d'une tension, tandis que le fait que Jacob boite, après la nuit de lutte, symbolise, selon certaines interprétations dans le judaïsme, cette dualité qui se prolonge au-delà même de la nuit du combat. La danse apparaît quant à elle comme une version adoucie de la lutte, à la fois accord et distance maintenue, surtout quand elle est inachevée parce que le récit se conclut sur un mouvement de danse en cours, comme on l'a vu pour Tobie des marais. Ainsi, de façon générale, la suspension du principe logique de non-contradiction peut signifier que l'on passe en quelque sorte dans le régime symbolique.
Dès lors, par cette faille non refermée, qui laisse ouverts le langage et la parole romanesque, peut passer une manifestation subtile du mystère, conformément à ce qu'écrit Gilbert Durand : « Ne pouvant figurer l'infigurable transcendance », le symbole « fait apparaître un sens secret, il est l'épiphanie d'un mystère[83] ». C'est en effet parce que la représentation satisfaite de la transcendance lui échappe, que le symbole peut se faire épiphanie, et de même c'est parce que le roman symbolique ne débouche pas sur une signification figée, qui pourrait être récupérée par un discours institutionnel, qu'il peut laisser affleurer à sa manière propre le mystère en maintenant ce qui lui donne son identité de mystère qu'il ne s'agit pas de dissiper. Le mode symbolique pourrait donc désigner aussi une esthétique, un mode de surgissement dans la trame romanesque, qui figure et sanctuarise le mystère, plutôt qu'un contenu précis à identifier. Appel à l'interprétation avant tout, il pourrait demander un lecteur à l'écoute, en accord avec l'idée que l'écriture selon Bauchau est écoute. Comme l'indique dans la Bible l'expérience d’Élie sur le mont Horeb, image chère à Sylvie Germain, le mystère, la transcendance n'habitent pas les manifestations spectaculaires attendues mais passe par un souffle de fin silence, qui entraîne comme réaction de se voiler le visage face au mystère. On peut voir là l'emblème d'une écriture symbolique où, si une vérité se dégage, elle ne peut apparaître que voilée et demande à le rester, ce qui nécessite de percevoir l'infime – et de savoir écouter les « échos du silence ».
Or, cela passe par une écriture où entre une dimension de lâcher prise. C'est là une distinction fondamentale entre l'allégorie, où la pensée est première, qui « part d'une idée (abstraite) pour aboutir à une figure », et le symbole qui « est d'abord et de soi figure, et comme telle, source, entre autres choses, d'idées[84] ». La démarche des écrivains, qui partent d'une image mentale comme l'explique Sylvie Germain dans Les personnages, ou d'un objet, souvent du sacré, comme l'écrit Philippe Le Guillou dans La Main à plume, ne met pas la pensée et l'action de comprendre en premier dans le mouvement de l'écriture. Un renversement peut alors avoir lieu, résumé dans cette formule d'Henry Bauchau quand il évoque le personnage de Gengis Khan et la résonance qu'il a pu prendre dans son existence : « Avant lui, je me demande comment écrire, après lui comment écrire en étant écrit[85] ». C'est ce qui ressort aussi de ces vers extraits de son recueil Géologie : « J'entre dans le courant, je m'enfonce, je nage / Survient que ne comprenant plus, je suis compris[86] ». C'est par le renoncement à une emprise, celle des mots et de la pensée, qui va jusqu'au dessaisissement, que l'auteur peut être saisi. L'abandon suscite l'épiphanie comme s'il en était la condition. Dans l'univers romanesque, on peut dès lors être sensible à des renversements qui se présentent comme des épiphanies paradoxales, figurant des instants où le sujet devient objet et peut dès lors être saisi par ce qui le dépasse. On observe ce bouleversement à travers le motif du rêve, qui scande Le Livre des Nuits de Sylvie Germain. Lors de la scène où Victor-Flandrin rencontre un loup, on peut lire : « Il fit un rêve ; à moins que ce ne fût le loup qui rêvât à travers lui[87]. » Puis, beaucoup plus tard dans le récit, tandis que le même personnage se trouve aussi dans une clairière, de sorte que les deux scènes se font écho : « Il rêva tout éveillé ; à moins que ce ne fut Margot qui rêvât à travers lui[88]. » Enfin, alors qu'on s'approche de la fin du roman, on lit :
En fait, peut-être n'était-ce pas même lui qui veillait ainsi dans la nuit, – c'était la nuit elle-même qui veillait à travers lui, en lui. Il n'était plus qu'un lieu vide, – guérite d'os et de peau à l'abandon où la nuit elle-même était entrée en sentinelle pour monter la garde de sa propre immensité, de son propre silence[89].
Ces renversements ont donc pour effet de suggérer en creux un principe transcendant, par lequel on est écrit, compris, rêvé, et veillé. Ce sont là des formes de dessaisissement, de ravissement au double sens du terme, dont on trouve une autre figuration à la fin de L'Inaperçu. Dans ce roman, le personnage de Pierre Zébreuze, après une longue rumination, a plongé vers ses origines, donné l'absoute à ses morts, transmuté ses peurs en audace, et son attitude est ainsi décrite :
Pierre se tient debout devant ce ciel en radieuse incandescence […]. Il est dedans. Être dedans, "ce n'est pas quelque chose qu'on décide", disait Rothko. […] Pierre est dans cette crue de lumière qui va bientôt basculer, refluer […]. Il se dresse dans l'embrasure d'un tableau prodigieux, en expansion et variations illimitées, dans la splendeur du visible[90].
La phrase de l’artiste qui est citée ici apparaît plus tôt dans le roman, lorsque sont rapportés ses propos par lesquels il explique pourquoi il a réalisé des peintures monumentales :
Je peins de très grands tableaux, disait-il, précisément parce que je veux être intime et humain. Peindre un petit tableau, c'est se placer soi-même hors de sa propre expérience, c'est considérer une expérience […] au moyen d'un verre réducteur. Quelle que soit la manière dont on peint un plus grand tableau, on est dedans. Ce n'est pas quelque chose qu'on décide[91].
Pierre délivré est donc dessaisi, il est dans un tableau, retrouvant l’expérience recherchée par Rothko. Le suicide de celui-ci donne lieu à cette hypothèse :
[E]st-il parti [...] se rejoindre pour mieux se dessaisir de lui-même, à moins que ce ne soit l'inverse, qu'il se soit abandonné pour parvenir enfin à une haute confrontation avec soi. La mort est un renversement et un encastrement du dedans et du dehors, et "ce n'est pas quelque chose qu'on décide", quand bien même on se la donne en se taillant les veines[92].
Cette expérience de l'artiste, qui se retrouve dans le parcours du personnage romanesque, évoque un extrait de L'extase matérielle de Le Clézio, l'auteur rêvant d'un jour où « l'immobilisation » sera « devenue possible », où « le chaos se retirera soudain de toutes choses[93] ». L'auteur poursuit :
Et on sera là, harmonieusement dans la réalité, au même plan qu'elle, communicant, répandu, habité. […] Voilà le spectacle qui nous attend peut-être un de ces jours. L'admirable spectacle de la matière rejointe, qui nous tire doucement vers une sorte de rêve exact. Nous n'aurons plus rien à attendre. Nous habiterons dans le dessin, au centre du rébus, au cœur même de l'énigme, et toute la question s'effacera d'elle-même[94].
Habiter le dessin, être au cœur de l'énigme, effacer la question, faire un rêve exact : voilà autant d'échos de ce qu'on peut rencontrer en étudiant notre corpus, en rapport avec la notion de symbole. Conformément à ce que suggère le titre même de L'extase matérielle, on peut rêver une résolution des contradictions entre l'esprit et la matière, l'immanence et la transcendance, par une autre voie que par l'absorption d'un des deux termes, dans laquelle la matière pourrait être habitée par son propre dépassement. Nous pouvons ainsi nous demander si « l'extase matérielle » n'est pas l'horizon du roman symbolique, nous poussant à voir dans le symbole à la fois l'incarnation d'une réalité spirituelle et la spiritualisation d'une réalité matérielle, dans un échange incessant qui entremêle sens et figuration, à égale distance du matérialisme et d'une littérature éthérée.
La fiction ainsi envisagée construirait alors un monde qui reprend du monde réel non pas seulement son apparence, mais avant tout sa qualité de « branloire pérenne » à qui la stabilité est refusée pour qu'à partir de ce mouvement, à haute teneur magnétique, des œuvres continuent à surgir, perpétuellement.
Jean-François Frackowiak, « Les renouvellements du roman symbolique : Henry Bauchau, Sylvie Germain, Philippe Le Guillou », Les Cahiers du Ceracc, nº 7, 2014 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/frackowiak2.html [Site consulté le DATE].
Cet article reprend la présentation par l'auteur de ses travaux de recherche dans le cadre du séminaire du Ceracc. Il situe le corpus choisi, des œuvres romanesques de Sylvie Germain, Henry Bauchau et Philippe Le Guillou, d'abord dans la perspective du roman symbolique en tant que renouvellement des rapports entre la littérature et le sacré, puis dans sa singularité quant aux problématiques contemporaines de la représentation, entre effets de distance dans la figuration, rapport au monde sous le mode du déchiffrement, constituant ainsi une approche particulière de la question de l'autonomie de l’œuvre.
Jean-François Frackowiak, agrégé de Lettres modernes, est professeur en lycée. Il prépare un doctorat à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3 sous la direction de Bruno Blanckeman. Ses travaux de recherche portent sur les œuvres romanesques de Sylvie Germain, Henry Bauchau et Philippe Le Guillou, dans la perspective du roman symbolique. Il porte un intérêt particulier à l’utilisation du symbole, à l’imaginaire sacré ou au mythe, thèmes sur lesquels il a proposé des interventions dont plusieurs ont été publiées, dans Chances du roman, charmes du mythe (PSN, M.-H. Boblet dir.), Les Cahiers du Ceracc, Carnets de Chaminadour ou la revue Recherches sur l'imaginaire.