Proses narratives en France au tournant des XXe et XXIe siècles. Volume 2
- Aurore LABADIE et Mathieu MESSAGER -
Intitulé « Proses narratives en France au tournant des XXe et XXIe siècles. Volume 2 », ce nouveau numéro des Cahiers du Ceracc fait suite au Cahier n°5, « Proses narratives en France au tournant du XXIe siècle », dirigé par Anne Sennhauser. Deuxième trace écrite du séminaire doctoral animé par Bruno Blanckeman et Marc Dambre, ce septième volume en rassemble les interventions présentées entre septembre 2011 et juin 2013. Dans la même logique que la précédente publication, il donne la parole à des intuitions de jeunes chercheurs comme à la formulation de thèses plus mûres. Laboratoire critique de la littérature in vivo, cet ensemble propose des articles qui rendent compte de la pluralité des inflexions prises par le roman depuis les années 1950.
Le premier volet de ce Cahier ouvre sur trois études qui abordent, chacune à sa façon, l'écriture narrative des années 1960-1970 en se concentrant sur trois écrivains publiés aux Éditions de Minuit : Marguerite Duras, Robert Pinget et Monique Wittig. Loin de relancer des analyses maintes fois rebattues, ces articles prouvent au contraire que la vitalité de la littérature et les nouvelles perspectives qu'elle dessine sont aussi – et peut-être d'abord – le fait de ceux qui la (re-)lisent. C'est ainsi que trois œuvres a priori bien connues se trouvent habilement réexaminées par un outillage critique des plus contemporains qui réussit à en révéler des aspects plus souterrains, mais non moins essentiels. Chloé Chouen-Ollier nous démontre ainsi que le motif de la prostitution – omniprésent chez Marguerite Duras – convoie en fait une pensée du monde et une réflexion sur l'écriture qui outrepassent largement le seul cadre thématique. Délestée de ses connotations abjectes, la prostitution se mue en métaphore fantasmatique chez l'écrivaine et ouvre – paradoxalement – à une mystique de la liberté. C'est en s'offrant, en se posant intentionnellement en pur don, que le sujet peut atteindre à quelque sortie de soi (extase) et se conjoindre à une identité plus fondamentale. En ce sens, et c'est ce que souligne cet article, écrire est pour Duras homogène au geste de se prostituer. En se voulant caisse de résonance et accueil des voix autres, l'écrivaine se laisse « submergée » en vue de réinventer un rapport singulier à sa propre langue. L'article d'Aline Marchand éclaire, par le biais d'une féconde analyse des postures auctoriales, une facette relativement méconnue de Robert Pinget. En prenant pour cadre les deux colloques emblématiques du Nouveau Roman (Cerisy-la-Salle (1971) et New York (1982)), elle pointe les tensions génériques et posturales propres à l'œuvre et au discours de ce nouveau romancier. Alors que l' « auteur » (personne institutionnelle qui signe l'oeuvre en son nom et qui veille au processus éditorial) se range sous la bannière des nouveaux romanciers, « l'écrivain » (celui qui écrit et qui pense sa création indépendamment de l'œuvre publiée) ne cesse de se réclamer poète. Inspirée par les travaux sur l'analyse du discours et sur la construction des images d'auteur (Ruth Amossy, Dominique Maingueneau, Jérôme Meizoz), Aline Marchand s'inscrit au coeur de cette contradiction posturale et étudie finement cette double polarité qui clive l'ethos de Pinget. Si l'œuvre de Monique Wittig est immédiatement rattachable à la mouvance féministe, son appréhension critique gagne aujourd'hui en précision grâce, notamment, aux récentes études sur la question du « genre ». Anaïs Frantz nous en offre ainsi une approche renouvelée en resituant l'écrivaine par rapport aux thèses de Simone de Beauvoir, Sarah Kofman ou encore Hélène Cixous. À l'instar de ces dernières, Monique Wittig prend pour cible « le mythe de la-femme » mais en déplace l'attaque sur le terrain du genre, grammatical et littéraire. Anaïs Frantz nous montre alors que c'est depuis l'espace même du mythe (celui des Amazones, en l'occurrence), que le roman Les Guérillères s'adonne à une déconstruction subtile de toute perspective mythologisante pour lui préférer un espace pluriel d'indécidabilité.
La seconde section de ce Cahier s’intéresse, quant à elle, au renouvellement des formes romanesques dans la littérature de l’extrême contemporain. Revisitant trois formes capitalisées par l’histoire littéraire – le roman historique, réaliste et symbolique – les articles en proposent une redéfinition sous l’éclairage d’un corpus souvent vaste. Deux contributions attestent de cette mutation par un élargissement du champ littéraire : au contact des sciences humaines, le roman s’ouvre à des approches « alittéraires[1] » et redéfinit de la sorte ses contours. Dans sa contribution « Poétique et politique de la "faction" », Richard J. Golsan met ainsi à l’honneur la « faction », genre hybride à la croisée de l’Histoire et de la fiction qui, en subjectivant la vérité historique, déstabilise l’orthodoxie des visions unilatérales de l’histoire[2] – ce qui ne se fait pas sans querelle avec les historiens. Pour autant, l’auteur montre que les romanciers, en rendant l’Histoire à sa complexité le temps de troublantes distorsions historiques et en jouant par endroit un rôle cathartique, voire pédagogique, participent d’une plus-value du littéraire. Aurore Labadie montre, pour sa part, dans « Le roman d’entreprise au tournant du XXIe siècle », comment le pli sociologique et historique pris par le roman peut être au service d’une représentation des récentes mutations structurelles et idéologiques de l’entreprise. Cherchant à dévoiler les enjeux esthétiques de cette inflexion romanesque, elle montre comment le fond trouve son écho dans la forme : au contact d’un objet économique mutant, le langage et la forme littéraires se refaçonnent. Écrire l’entreprise, explique-t-elle en écho à François Bon, c’est faire de l’entreprise une écriture. Si le renouveau des proses narratives prend appui sur « un effet de décentrement disciplinaire[3] », il peut également reposer sur un renouvellement des rapports entre la littérature, le sacré, le symbolique et le mythique – ce que montre l’article de Jean-François Frackowiak, « Les renouvellements du roman symbolique : Henry Bauchau, Sylvie Germain, Philippe Le Guillou ». Replaçant ces trois oeuvres dans la perspective du roman symbolique, l’auteur en montre également la singularité par rapport aux problématiques contemporaines de la représentation. A l’appui d’un stimulant triptyque verbal, il montre que le mode symbolique figure, configure et transfigure la réalité référentielle tout en jouant d’un rapport au monde sous le mode du déchiffrement. L’œuvre ainsi créée permet l’ouverture du sens, contrairement au fonctionnement allégorique, au point peut-être d’agir comme définition : le mode symbolique ne serait-il pas un « mode de surgissement dans la trame romanesque, qui figure et sanctuarise le mystère, plutôt qu’un contenu précis à identifier[4] » ?
Considérant conjointement des œuvres élaborées dans les années 1960-1970 et d’autres paraissant au tournant du XXIe siècle, ce présent Cahier réfléchit deux générations d’écrivains : l’une naît au cœur des problématiques liées au Nouveau Roman et l’autre s’inscrit dans le temps des « refondations[5] » des années 1980. Fidèle en cela à la dénomination du CERACC (Champ d'Etude du Récit ACtuel et Contemporain), il poursuit le vœu de « cartographier[6] » la littérature narrative française dans ses dimensions contemporaine et extrêmement contemporaine.
Les directeurs de cette septième livraison des Cahiers du Ceracc tiennent à dire toute leur gratitude à Bruno Blanckeman, directeur du CERACC, qui en a supervisé l'ensemble et conseillé l'organisation théorique. Nous sommes également très heureux de pouvoir saluer les membres du tout nouveau comité de rédaction des Cahiers qui, depuis la mutation de la revue en site Internet autonome, travaille patiemment à la relecture et au formatage des textes en vue de leur consultation en ligne. Tous nos remerciements vont ici à Aurélie Adler, Maylis Ciarletti, Sylvaine Dauthuille, Christophe Massard-Stang et Anne Sennhauser.
Aurore Labadie & Mathieu Messager, « Proses narratives en France au tournant des XXe et XXIe siècles. Volume 2 », Les Cahiers du Ceracc, nº 7, 2014 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/introcahier7.html [Site consulté le DATE].
Introduction au Cahier du Ceracc n°7
Aurore Labadie, certifiée de lettres modernes, est professeure dans le secondaire. Elle prépare depuis septembre 2010 un doctorat à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris III, sous la direction de Bruno Blanckeman. Son sujet de recherche porte sur le roman d’entreprise depuis les années 1980 et s’attache en particulier à l’étude de quatre auteurs : Thierry Beinstingel, François Bon, Nicole Caligaris et Yves Pagès. .
Mathieu Messager est professeur de lettres modernes, chargé de cours à l'Université Paris 13. Il prépare actuellement une thèse de doctorat sous la direction de Bruno Blanckeman qui porte sur les "Métamorphoses de l'écriture lettrée (Roland Barthes-Pascal Quignard)". Il s'intéresse plus précisément aux chevauchements entre les registres fictionnel et essayistique.