Les figures de l’enfermement et de l’éclatement dans l’Ambigu de Roland Topor :
vers une déconstruction du mythe de Don Juan ?

- Aurélia GOURNAY -


La pièce de Roland Topor, L’Ambigu, créée en 1996, s’inscrit dans le cadre des réécritures contemporaines du mythe de Don Juan. Né en 1630, sous la plume du moine espagnol Tirso de Molina, ce mythe fait partie des mythes littéraires, c’est-à-dire nés de la littérature, datés et signés. Molière et Mozart contribuent, par la suite, à cristalliser le scénario mythique et à l’ancrer profondément dans notre imaginaire collectif et notre culture. Point n’est donc besoin ici de résumer la fable donjuanesque. Signalons, néanmoins, les travaux fondamentaux de Jean Rousset qui, dans la lignée du structuralisme, isole trois invariants et les articule en ce qu’il nomme un schéma mythique [1].

Il peut être intéressant de rappeler ces trois invariants, dans la mesure où nous tenterons de mettre en évidence la façon dont la pièce monologale de Topor vient infléchir les relations que ces derniers tissent entre eux, au point de complètement déstabiliser la structure mythique de base. Jean Rousset définit comme premier invariant le Mort. Cette première place est, d’emblée, une lecture orientée du mythe, puisque le Mort devient l’acteur principal du scénario mythique, celui par lequel le destin de Don Juan peut se constituer en mythe. Sans le retour vengeur de la Statue de Pierre et sans cette dimension sacrée, la fable donjuanesque perdrait, selon lui, toute dimension mythique. Deuxième invariant : les femmes. Victimes passives, du moins à l’origine, du séducteur, elles sont surtout là pour faire nombre et pour assurer un lien, au sein de ce système triangulaire. En effet, l’une d’entre elles est la fille du Mort, ce qui permet de relier le 1er invariant au 3ème : le héros, Don Juan. Or, dans l’Ambigu, Don Juan est le seul à avoir la parole et le schéma mythique semble se concentrer en lui. Le corps du héros renferme, en effet, celui de la femme aimée. Cette première figure d’enfermement amène des questionnements fondamentaux : cette prise de possession du corps masculin par sa part féminine traduit-elle sa dévirilisation ? Signe-t-elle son échec et la vengeance de toutes les femmes qu’il a séduites et bafouées ?

Mais cet enfermement de deux personnages en un même corps pose aussi d’autres enjeux, qui interviennent au niveau du genre théâtral lui-même : la personnalité clivée du protagoniste ne risque-t-elle pas de faire éclater le genre très codifié du monologue théâtral ? Vers quelles limites le théâtre monologal est-il poussé ici ? Le dénouement de la pièce, pour sa part, nous invite à une dernière réflexion. Don Juan devient lui-même la statue de pierre qui doit, dans le scénario mythique, causer sa perte. Cette pétrification enferme un peu plus le corps du héros, tout comme elle achève de déconstruire le mythe, par la fusion définitive des trois invariants. Pourtant, le coup de théâtre final sonne aussi comme la promesse d’une renaissance. Peut-on alors parler d’éclatement du mythe donjuanesque ou, au contraire, de renouvellement ?


Don Juan enfermé dans un corps de femme : dévirilisation du héros et châtiment du séducteur


La découverte de la « moitié féminine » : promesse d’une plénitude amoureuse ?

La première rencontre entre Don Juan et sa moitié féminine se fait dès la scène d’exposition : le héros se coupe en se rasant. Or la serviette qu’il utilise pour s’essuyer le visage se teinte complètement de sang. Le miroir dans lequel il s’observe va permettre de mettre en scène une véritable expérience de dédoublement. C’est du corps et du visage même de Don Juan qu’émerge, peu à peu, le personnage de Jeanne. C’est, avant tout, sur le sentiment d’altérité que le personnage insiste. Les questions rhétoriques et les phrases exclamatives mettent en valeur cette impression d’étrangeté à lui-même ainsi que la stupeur qui le saisit :

Ces yeux ne sont pas les miens. Ni ces sourcils, ni cette bouche. El les dents, minuscules ? Où sont mes dents majuscules ? Il m’en manquait une, au fond… Elle est revenue ! Et ce nez, ce petit nez délicat n’a jamais été mon nez. J’avais un nez fort, busqué, un nez à caractère. Disparu le caractère ! D’ailleurs, de toute évidence, il ne s’agit pas d’un visage d’homme. Ca crève les yeux. Celui-ci a une tournure plus aimable. Joli minois, du reste… Belle femme [2].

La prise de conscience se fait de façon progressive : le héros nie d’abord sa masculinité, trait pourtant fondamental du personnage donjuanesque, pour ensuite reconnaître la féminité et nommer la réalité (« belle femme »).

Pourtant, cette découverte est, dans un premier temps, perçue par le personnage comme une libération. En effet, cet amour pour son double offre à Don Juan la possibilité de sortir de la quête inutile, dans laquelle il a toujours été enfermé. En trouvant en lui la possibilité de faire émerger la femme aimée, Don Juan découvre l’amour idéal qu’il a toujours recherché. Se dessine alors la promesse d’une plénitude amoureuse :

Moi qui ai collectionné tant d’amours lointaines, poursuivi tellement d’étrangères, j’étais une huître recelant une perle à son insu ! J’ignorais le joyau dont j’étais l’écrin. Ironie du destin ! Dom Juan séducteur distrait, s’épuise à rechercher ailleurs ce qu’il abrite en lui ! Aveugle gaspilleur de richesse, triple idiot [3]

Don Juan rêve ainsi à la possibilité de réunir deux corps en un seul, réactivant le mythe de l’androgyne. Le corps féminin est donc, dans un premier temps, toujours enfermé dans celui de l’homme et instrument de son plaisir. Le héros peut se suffire à lui-même : «  Ma maîtresse liquide voyage à l’intérieur de mes veines, elle caresse mes viscères, me procurant un plaisir continuel, une extase sans fin [4].  » On trouve ici une allusion à la masturbation : le séducteur fantasme sur la perspective d’un plaisir sans fin, d’un désir sans cesse assouvi et comblé. Cet état de plénitude est aussi présenté comme un nouveau défi lancé à Dieu et un moyen ultime de rivaliser avec lui. Or, rappelons que le mythe de Don Juan a besoin, pour exister, de cette dimension transgressive qui doit déboucher sur le châtiment du héros. La nouvelle transgression donjuanesque n’est donc plus la multitude des partenaires et le déshonneur qu’il fait rejaillir sur toute leur famille, mais bien plutôt cet enfermement du féminin dans le masculin, cette capacité du corps de Don Juan à absorber en son sein celui de la femme aimée. Le héros exprime lui-même, dans un élan qui traduit son hybris, cette idée d’un privilège qui le place à l’égal de Dieu : « La réunion conjugale en un seul corps reste un privilège réservé à Dieu, avec le Saint Esprit en sus [5] ». Cette union parfaite de l’homme et de la femme dépasse le seul aspect charnel et sexuel. Don Juan déclare, en effet, à Jeanne : « Partageons nos rêves. Ce qui ne serait possible avec nulle autre femme [6] ». Cette phrase est importante car elle met le doigt sur une problématique récurrente au sein des réécritures contemporaines du mythe de Don Juan. En effet, Don Juan constate, de plus en plus fréquemment et avec une amertume plus ou moins grande, que l’union charnelle entre un homme et une femme ne s’accompagne jamais d’une communion parfaite de leurs âmes : l’être humain demeure toujours enfermé en lui-même et ce constat n’est jamais aussi douloureux que lorsqu’il croit atteindre, par l’étreinte amoureuse, cette union totale. On retrouve, par exemple, cette idée dans le roman espagnol de Gonzalo Torrente Ballester, Don Juan. Ce constat y est même à l’origine du choix fait par le héros de défier Dieu et d’adopter le libertinage comme mode de vie. Il fait suite à la première expérience sexuelle du jeune Don Juan, perçue comme la plus cruelle des injustices [7].

Chez Roland Topor, au contraire, ce rêve semble toucher à la réalité. Pourtant, il se révèle beaucoup plus fragile qu’il n’y paraît : si Jeanne est enfermée en Don Juan, elle peut, néanmoins, choisir de disparaître et de s’éclipser à sa guise, ce qui renverse les rapports de domination. Cette fugacité des apparitions de la moitié féminine est mise en évidence dès la première transformation du héros. Jeanne s’effraie, se vexe, se cache à la moindre contrariété, laissant Don Juan désemparé. Dès le début, la découverte faite par le héros est donc à double tranchant : ouverture vers de nouveaux possibles amoureux mais aussi enfermement dans une nouvelle forme de fatalité tragique, qui l’entraîne, à nouveau, dans une quête vouée à l’échec.

Cette double dynamique donne aussi son mouvement d’ensemble à la pièce puisqu’on peut isoler deux moments distincts. De la scène 1 à 5, la séduction va crescendo, jusqu’au moment où les deux amants sombrent dans le sommeil. Puis il s’opère une rupture temporelle (6 semaines) et de la scène 6 à la scène 10 on assiste à l’affrontement entre les deux personnages. La pièce devient alors agonistique et c’est sur ce deuxième mouvement que nous allons revenir maintenant.


La prise de pouvoir de Jeanne : aliénation et dévirilisation du héros

Le début de la scène 3 est intéressant car il multiplie les images de l’enfermement mais aussi du morcellement et de l’éclatement du corps, dont le héros se retrouve, peu à peu, dépossédé. Le miroir permet de matérialiser ce dédoublement. Les paroles échappent à Don Juan, alors même qu’il les voit sortir de sa propre bouche : « Tu as parlé Jeanne ? A moins que tu ne sois Don Juan ? D’ailleurs, je ne vois que mon reflet dans le miroir. Je reconnais ma bouche, mais les paroles qu’elles prononçaient venaient de toi [8]

De même, ses gestes deviennent des réflexes non contrôlés, dictés par une pudeur qui n’est pas la sienne :

Quel vide entre mes jambes ! Je tâtonne à la recherche de mes attributs masculins perdus dans le brouillard. Tes cuisses se referment, emprisonnant ma main. Que signifie ce caprice ? Tu t’abandonnais et voilà que tu te dérobes ! Tu redoutes mes caresses [9] ?

La métaphore du contorsionniste et de la cage trop petite est également particulièrement marquante :

Nous ressemblons à deux contorsionnistes enfermés dans l’espace étroit d’une même cage. Nos membres et nos esprits se confondent, inextricablement emmêlés. Je me fais aussi petit que possible, tassé dans un coin. Détends-toi et prends une position plus confortable. Oublie Dom Juan [10].

Don Juan s’efface volontairement derrière Jeanne, à l’image de sa masculinité, elle aussi diminuée, comme le souligne l’évocation du grand vide laissé entre ses jambes. Pourtant, cette disparition progressive de l’homme est paradoxalement associée à de nombreuses images liées à la maternité et à la naissance. La métaphore des têtes de nouveaux nés pour évoquer la poitrine naissante de Jeanne en est un bon exemple. Ces procédés contribuent à accentuer la féminisation de Don Juan : « Les pointes de mes seins durcissent, deux globes doux et tièdes comme deux têtes de nouveaux nés ont surgi de ma poitrine [11]. »

À partir de la scène 6, la violence des échanges et des rapports entre les deux personnages ne fait que s’accentuer. Elle est, dans un premier temps, violence du double féminin, à l’encontre du corps du héros qui l’abrite. On est proche d’une expérience de dédoublement de la personnalité : « Tu martèles ma poitrine de tes petits poings fermés (…) Tu décoches des ruades de cavale sauvage [12]. ». Mais cette violence devient aussi rapidement violence de Don Juan contre lui-même, comme le souligne la didascalie : « Il s’administre deux formidables gifles puis tombe à genoux [13] ». Ainsi, la violence intérieure, décrite verbalement par le héros, devient violence physique, concrètement représentée sur scène : l’agressivité contre le double se retourne toujours en agressivité contre soi-même.

Mais la schizophrénie n’est pas la seule forme d’enfermement présente. En effet, la jalousie de Jeanne a pour origine son passé et sa réputation, avec lesquels ce dernier n’aspire qu’à rompre. Don Juan, même quand il cherche à s’amender pour vivre un amour sincère, est donc enfermé dans son image de séducteur. Cette idée, récurrente dans les réécritures contemporaines du mythe, est fondamentale ici : si Don Juan affirme entamer une nouvelle existence, il reconnaît que ses anciennes épouses et maîtresses sont autant de fantômes qui le hantent. L’aliénation du héros s’accentue au fil des scènes. Don Juan prend Sganarelle à témoin des sévices qu’il subit :

Tu vois cette griffure sur mon nez ? Cet hématome à mon épaule ? Une œillade trop hardie que me décocha certaine indienne à demie nue en fut la cause (…) Ces malheureux incidents ont aussitôt transformé de doux rêves en cauchemars. Je suis à la merci d’un sourire innocent, d’un battement de paupière machinal [14].

Don Juan apparaît comme enfermé dans une double fatalité : d’un côté, son tempérament de séducteur qui le pousse à adopter, même involontairement, certains comportements envers les femmes, et, de l’autre, la violence de son épouse jalouse, qui lui fait aussitôt payer ses écarts. On peut donc bien parler d’enfermement tragique du personnage.

La violence infligée par Jeanne est peut-être aussi une manifestation du refoulement et de la culpabilité du héros qui veut changer et se punit lui-même de sa faiblesse et de son manque de volonté. En effet, ses rêves traduisent son inconscient et ses fantasmes mais Jeanne (que Don Juan a d’ailleurs, lors de leur première rencontre, crue prénommée « âme ») représente la moralité qui vient le brider et le punir pour toutes ces pensées inconscientes. On pourrait, dès lors, adopter une lecture psychanalytique de la pièce et voir en Jeanne la conscience de Don Juan ou son Surmoi. Ainsi, la norme extérieure que le héros, pour conserver sa dimension mythique, a besoin de transgresser, et qui a longtemps été représentée par les valeurs sociales et morales liées à la monogamie et au patriarcat, serait ici intériorisée, absorbée dans le corps même du héros.

Mais la forme de violence la plus significative infligée à Don Juan par Jeanne est l’entreprise de dévirilisation à laquelle elle se livre progressivement. Cette attaque portée à la masculinité du héros est, sans aucun doute, l’un des apports majeurs de la pièce de Roland Topor à l’évolution du mythe, d’autant plus qu’elle entre en résonnance avec des problématiques qui ont été soulevées, de façon récurrente, par les travaux critiques du XXe siècle. En effet, si pour Georges Gendarme de Bévotte, au début du 20e siècle, Don Juan représente le type même de l’homme normal et viril [15], Gregorio Marañon, quelques décennies plus tard, prend le contrepied de cette hypothèse, pour faire du séducteur un mâle à la virilité et à la sexualité indécises [16]. S’il ne se prononce pas catégoriquement en faveur de la thèse d’une homosexualité refoulée du héros mythique, il le place donc du côté d’une relative ambiguïté sexuelle. La fortune littéraire de ces polémiques est fondamentale au XXe siècle. Roland Topor, dont la pièce, rappelons-le, s’intitule l’Ambigu, joue avec ces interprétations et avec cette indécision sexuelle du séducteur. Ainsi, Don Juan déclare à Sganarelle :

Mes goûts en matière de libertinage te sont connus : j’apprécie les ingénues, mais ne rechigne pas sur les dames mûres, du moment qu’elles restent appétissantes. Au demeurant, je ne dédaigne ni les jeunes garçons, ni les belles Mauresques, ni les splendides Africaines. Bats la campagne et ramène ce que tu trouves [17] !

Mais sa grande originalité est d’étendre cette indétermination sexuelle à la femme aimée. Jeanne va ainsi profiter du sommeil du héros pour se glisser dans son corps et abuser, sous son identité, de ses maîtresses. Cette vengeance de la femme sur le séducteur est d’autant plus frappante qu’elle nécessite, pour réussir, une instrumentalisation complète du corps masculin par sa moitié féminine. Don Juan est donc complètement dépossédé de lui-même :

Six semaines durant, l’épouse félone s’est servie de mon identité pour abuser d’elles. Tandis que je dormais d’un sommeil de pierre, elle lutinait les unes et les autres, profitant cyniquement de mes plus glorieuses conquêtes. (…) Elle a dû découvrir des jouissances inouïes ! Rarement femelle a l’occasion de s’arroger les attributs du mâle [18].

Cette idée d’une revanche de la Don Juane sur Don Juan est particulièrement bien représentée au cinéma, dans le film de Roger Vadim, Don Juan 73. L’héroïne, nommée Jeanne, reprend les grandes lignes du scénario donjuanesque et n’hésite pas, par exemple, à détourner, en l’initiant aux amours saphiques le soir même de sa nuit de noces, la jeune épouse d’un séducteur macho et prétentieux qu’elle vient de rencontrer [19]. L’instrumentalisation du corps du héros va, chez Topor, jusqu’à son démembrement et sa désarticulation. Don Juan devient alors un pantin maltraité par sa moitié féminine, une marionnette qui a perdu toute dignité :

Mes bras s’agitent et retombent, inertes. La main droite monte jusqu’à mon visage sans que j’en ai donné l’ordre. Elle s’empare de mes membres et les dirige à sa guise ! J’avance à contrecoeur comme un automate déréglé. (…) Ces gesticulations portent atteinte à la dignité d’une personne de mon rang [20].

L’enfermement de deux personnages en un seul corps permet donc de passer de la promesse d’une harmonie conjugale parfaite à un affrontement sans merci. Le choix du genre très codifié et contraignant du monologue théâtral renforce encore cette claustration. Roland Topor parvient pourtant à se libérer de certaines de ces contraintes et à interroger les limites du genre théâtral.


Aux frontières du genre théâtral


Parole empêchée et parole libératrice

Domingo Pujante Gonzales compare Don Juan à un « Narcisse schizophrène qui est amoureux de son côté féminin [21] ». Or, il remarque qu’on trouve, dans la pièce, une parfaite adéquation entre le fond et la forme :

Cet égotisme a une correspondance formelle dans le texte lui-même puisque Don Juan donne libre cours à la parole, plonge dans cette logorrhée narcissique et onaniste que constitue le long monologue [22].

De fait, le choix du monologue permet une totale liberté de parole de la part du personnage principal. Ce dernier dévoile ses pensées les plus intimes. Ainsi, lorsqu’il retourne à ses habits masculins, il exprime sa satisfaction et son orgueil en des termes particulièrement crus :

Ma silhouette harmonieuse retrouve la fierté de sa virilité. Grâce et force ! Ces deux rognons blancs du mâle, m’accordent la prestance du matador. Qu’on fasse entrer le taureau dans l’arène [23].

Cette dimension libératrice de la parole est d’autant plus palpable que Don Juan ne cesse de parler, comme si cette logorrhée était son unique moyen de conserver son existence et d’échapper à l’emprise de Jeanne, qui prend peu à peu possession de son corps. La parole consacre sa supériorité sur les autres personnages, qui sont cantonnés à une figuration muette (Sganarelle) ou réduits à des présences facultatives, sous formes de silhouettes plus ou moins indécises. C’est donc par les mots qu’il prononce que Don Juan gagne sa consistance scénique. Mais la parole du personnage est d’autant plus libre qu’elle se rapproche, par moments, du délire verbal. Le héros semble perdre la maîtrise intellectuelle de sa pensée et laisser une totale liberté aux mots qui s’échappent de sa bouche. La charge émotionnelle du monologue est accentuée par le fait que Don Juan recourt en permanence aux exclamations et aux interrogations rhétoriques, ce qui altère encore le cours de sa pensée. Peu à peu le discours ne semble plus organisé par la raison mais plutôt par une logique poétique, basée sur des procédés de répétitions ou sur des métaphores. Cette poésie du monologue s’accompagne d’une tonalité proprement onirique. Les propos de Don Juan s’inscrivent entre délire, rêve et cauchemar :

Les choses du ciel, dieux ou galaxies ne m’attirent pas, je ne me sens guère chez moi dans l’infini. Aux foules ignorantes, l’étude des divins mystères. Le troupeau d’animaux à figure humaine s’est égaré dans les nuages où il croit distinguer un vaporeux berger. Outre le boire et le manger, la grande affaire qui anime ces pauvres bêtes est de procréer pour obtenir une descendance conforme à leur modèle gazeux. Les mâles rivalisent de parades nuptiales devant les femelles élues, s’étripent pour conquérir puissance et richesses, s’égosillent en discours et en airs d’opéra. Les couples gagnants du concours reçoivent en récompense de leurs mérites le droit de se reproduire [24].

Les ruptures au sein du monologue sont aussi dues aux effets de décalage entre de tels passages, métaphoriques et plutôt abstraits, et d’autres endroits du texte où le héros évoque les réalités les plus triviales et les plus basses. Parlant de ses parents, il déclare ainsi, par exemple :

Pense à cette sainte femme habile à se faire besogner par trois Suisses en même temps, sans me retirer le téton nourricier de la bouche. Songe à mon père et à sa vénérable vérole, tous deux dispensés de se découvrir devant le Roi très catholique ! Respecte ses cheveux blancs et ses cautères. Il t’aurait enseigné l’art de tricher aux cartes de soixante-huit façons différentes, plus une soixante-neuvième en sodomisant un esclave mauresque [25].

Le décalage provient aussi, à l’intérieur même des phrases, par les changements brusques de registres de langue. Don Juan mêle ainsi des mots familiers avec des tournures de phrases et un vocabulaire beaucoup plus soutenus. On peut penser que cette parole est également libératrice pour le dramaturge lui-même et on ressent, tout au long de la pièce, ce plaisir des mots et des jeux verbaux. Cette dimension est particulièrement visible lors de la première rencontre entre Don Juan et Jeanne. Le héros s’interroge sur la façon dont cette partie féminine a pu grandir en lui. Les hypothèses formulées, fantaisistes et plus ou moins sulfureuses, traduisent bien le ton humoristique que Topor se plaît, par moments, à introduire au sein du monologue, ainsi que la portée ludique de son œuvre :

Comment t’ai-je attrapée ? Est-ce à force de caresser, d’embrasser tant de corps féminins ? Leur peau m’est-elle restée collée aux doigts et aux lèvres, finissant par envahir tout mon épiderme ? (…) T’ai-je absorbée par la bouche, comme on s’infecte du ver solitaire en mangeant du porc mal cuit ? Ou bien par les narines, en respirant de trop près ton parfum vénéneux ? Me suis-je imprégnée de ton odeur à la manière d’un linge intime ? Tu es jeune… Tu pourrais être ma fille… Tandis que je la possédais, ta mère t’a-t-elle expédiée comme une boulette à travers ma sarbacane pour que tu puisses terminer ta gestation à l’intérieur de mes entrailles ? Ou bien est-ce la mère qui s’est transvasée en moi par le viril chalumeau ? L’ai-je aspirée avec ma grosse paille ? Es-tu la mère ou la fille [26]?

Aux côtés de la parole libératrice et cathartique du héros, on trouve une autre forme de parole complètement opposée : celle de Jeanne. Le personnage féminin est, en effet, privé de voix propre et ses propos doivent être reformulés par Don Juan. La jeune femme apparaît d’abord comme muette : « L’entends-tu chanter parfois ? Jamais ? Ses malheurs l’ont rendue muette. Pauvre enfant [27]!  »

Pourtant, peu à peu, se noue un véritable dialogue entre Don Juan et Jeanne, que le spectateur peut reconstituer à partir des réponses du héros. Jeanne devient donc une voix intérieure abritée par le protagoniste et que lui seul a le pouvoir d’entendre :

Pauvre enfant comme je te plains. Sept années d’exil, recluse dans un autre corps comme dans un cachot, tu as dû t’ennuyer, régie par ma seule volonté ? Dom Juan t’a peut-être paru pire que le couvent ? Non, j’ai pu t’amuser parfois [28]?

Cette parole féminine semble même pouvoir se libérer puisque Don Juan ne parvient plus à reconnaître certains des propos qu’il prononce :

Tu as parlé, Jeanne ? A moins que tu ne sois Dom Juan ? D’ailleurs, je ne vois que mon reflet dans le miroir. Je reconnais ma bouche, mais les paroles qu’elles prononçaient venaient de toi [29].

Cette prise de pouvoir de la voix féminine est totale dans la dernière scène : Jeanne n’est plus muette mais hérite de la voix de Don Juan, qui a été puni de ses péchés. Ainsi, la parole donjuanesque survit à la mort du héros mythique :

Tu me croyais muette ? Eh bien, je ne le suis plus. Dom Juan m’a laissé sa voix en héritage. Pour qu’elle continue de vivre après lui. Elle est un peu trop masculine à mon gré mais, que veux-tu, je lui dois cette consolation. Et puis, avec le temps, je réussirai peut-être à la rendre plus mélodieuse [30].

La masculinité de la voix est donc le seul trait viril qui reste de Don Juan, complètement supplanté, à la fin de la pièce, par sa moitié féminine. Cette idée d’une parole qui continue à se transmettre, par-delà même la mort du héros, est aussi une image du mythe et de son mode de transmission. La parole de Jeanne se libère donc tout au long de la pièce, jusqu’à s’émanciper complètement. Au contraire, celle de Don Juan paraît libre au premier abord mais est aussi, d’une certaine manière, soumise à la claustration. En effet, Don Juan est le seul à parler. Il fait les questions et les réponses et se trouve, d’une certaine façon, enfermé dans une parole à sens unique. C’est notamment le cas de ses échanges avec Sganarelle : « Française ? Je m’en doutais. (…) Fiancée ? Mariée ? Veuve ! A la bonne heure ! Affranchie, libre, l’idéal [31]!  »

Ces jeux de questions réponses permanents confèrent au monologue un caractère fragmenté et parfois artificiel qui nous invite à nous interroger sur les limites du genre.


Vers un éclatement des codes génériques ?

La pièce de Roland Topor est une pièce complexe, qui ne semble se plier complètement à aucune catégorie générique. Ce caractère hybride est, comme le rappelle Domingo Pujante Gonzales, en adéquation avec le titre même de l’œuvre :

Ambigu est également un terme théâtral qui indique la pièce de théâtre mêlant plusieurs genres dramatiques, l’ambigu serait donc l’impur et s’opposerait à la conception et aux règles classiques [32].

Pourtant le monologue théâtral est, à première vue, un genre extrêmement codifié. Or ces règles entrent en conflit avec la principale caractéristique de la pièce : le fait qu’elle associe deux personnages dans un même corps. On atteint ici aux limites du genre théâtral : comment représenter cette dualité du personnage principal et suggérer cet enfermement, en un même corps, de deux personnalités distinctes ?

La didascalie initiale, après avoir précisé que seul Don Juan est doté d’une voix et que les deux autres personnages présents sur scène (Sganarelle et éventuellement une danseuse) doivent rester muets, propose deux options pour représenter Jeanne : une silhouette ou un reflet dans le miroir. Ce miroir est régulièrement évoqué au fil des répliques, si bien que ce choix semble primer. Or, le miroir est l’un des motifs les plus utilisés pour signifier le dédoublement. Le recours à ce subterfuge, pour permettre l’émergence de Jeanne, rappelle notamment le cinéma et renvoie à de nombreux films qui exploitent cette thématique du double. Ainsi, le miroir est souvent un moyen de signifier le changement de focalisation et de suggérer la subjectivité du reflet que le personnage y observe et qui peut n’être qu’une projection de son intériorité. On retrouve cette idée dans la pièce puisque le reflet vu dans le miroir est placé sous le signe du doute, notamment par le biais des nombreuses interrogations rhétoriques : « Ma physionomie tremble et se disloque, on dirait un reflet brisé par les vagues. Ses traits se substituent aux miens, ils me submergent, me transfigurent [33]. » Le motif du miroir qui se brouille est proprement cinématographique et évoque l’irruption du fantastique au sein de la réalité.

Mais si ces passages de la pièce semblent appeler le cinéma, le théâtre leur impose des limites différentes. Ainsi, faut-il montrer le miroir au spectateur pour qu’il interprète clairement les propos de Don Juan comme un délire né de son imagination ? Faut-il recourir à une actrice, de l’autre côté d’un (faux) miroir, pour maintenir l’illusion théâtrale et donner corps au fantastique ? Faut-il frustrer le spectateur en l’empêchant complètement de regarder dans le miroir ? Là où le cinéma peut maintenir l’ambiguïté, tout en bénéficiant des effets spéciaux, le théâtre est davantage contraint de choisir.

A ces contraintes du théâtre, Roland Topor vient ajouter, comme nous l’avons dit, celles du monologue. Or, un certain caractère artificiel se dégage de l’accumulation des questions formulées par le héros. Le côté très statique de ce type de théâtre monologal vient encore renforcer, pour sa part, cette impression de contrainte. Ainsi, les déplacements de Don Juan ne sont connus, eux aussi, que grâce au récit qu’il en fait et aux commentaires par lesquels il accompagne chacune de ses actions. La promenade du héros jusqu’au tombeau du Commandeur et de ses parents, par exemple, apparaît davantage comme une promenade intérieure, symbolique, voire même fantasmée ou onirique :

J’ai découvert l’entrée du passage. Son ouverture baille au milieu du front. Il débouche sur mon parc intérieur, où de grands arbres rouges oscillent et s’inclinent sous le souffle de ma respiration [34].

Ce passage montre bien comment Topor plie le scénario mythique aux carcans du genre : la rencontre avec le Mort et le tombeau du Commandeur est un invariant constitutif du mythe, mais ici elle est complètement détournée et déplacée pour pouvoir être intégrée au monologue théâtral. De même, le voyage et la lune de miel du couple ne peuvent être évoqués que sur le mode de la prétérition. Le recours à l’introspection est, en effet, limité par le choix du genre théâtral. Les rêves du protagoniste apparaissent, dans son monologue, sur le même plan que tous les autres éléments. Réalité et onirisme se mêlent étroitement sans qu’il soit facile de distinguer ce qui appartient à l’une et ce qui relève de l’autre. On retrouve ce même brouillage des frontières rêve/fantasme/ réalité dans le film Don Juan de Marco de Jérémy Leven [35]. La cure psychanalytique que le héros suit, tout au long du film, le place dans une situation très proche de celle du héros de Topor. L’un et l’autre ont du mal, dans leurs récits, à faire la part de leurs souvenirs, de leurs fantasmes et de leurs désirs. La pièce de Topor confirme donc sa dimension quasi cinématographique, ainsi que l’étroit rapport qu’elle entretient avec la psychanalyse.

En définitive, le monologue semble ouvrir de nouvelles potentialités : il nous plonge directement dans la pensée du héros et même dans son inconscient. Il se présente comme un mode d’accès privilégié à l’introspection. Or, cette plongée dans l’intériorité du personnage donjuanesque est l’un des grands apports du XXe siècle au mythe de Don Juan et doit beaucoup à l’ouverture du scénario mythique au genre romanesque. En effet, longtemps cloisonné dans le genre théâtral, Don Juan ne cesse, à l’époque contemporaine, d’inspirer les romanciers et de servir de prétexte à des innovations formelles plus ou moins audacieuses [36].

Cependant, de telles innovations bouleversent fondamentalement les trois invariants mythiques et les rapports qu’ils tissent entre eux. Le renouvellement ne risque-t-il pas, au bout du compte, de déboucher sur une certaine forme de déconstruction ?


Eclatement ou renouvellement du mythe ?


En choisissant de réécrire un mythe aussi connu que celui de Don Juan, Roland Topor fait aussi jouer la problématique de l’enfermement à un niveau métalittéraire. En effet, le schéma mythique fonctionne comme un programme narratif contraignant qui semble, à première vue, limiter la liberté de l’auteur. Pourtant, le scénario donjuanesque laisse également une grande place aux variantes, ce qui permet au dramaturge de se sortir de ce carcan, en explorant, principalement, deux directions : l’éclatement du canevas mythique et son renouvellement.


Mise à mort du séducteur et déconstruction du mythe

Le châtiment du héros se fait en plusieurs temps. Sa dévirilisation progressive marque une première victoire de la femme. Mais Jeanne ne se contente pas de détruire la masculinité du personnage dont elle s’est emparée. Opérant un total renversement des données du mythe, elle venge toutes les femmes qu’il a délaissées et humiliées en le quittant à son tour. Les propos de Don Juan traduisent cette ironie puisqu’ils s’appliqueraient parfaitement au comportement qu’il a toujours adopté avec chacune de ses maîtresses. Les métaphores guerrières, attribuées aussi bien à l’homme qu’à la femme, évoquent le vocabulaire libertin et soulignent bien qu’en matière de libertinage, il n’y a plus, ici, de suprématie masculine :

En vous éloignant ainsi de moi, espérez-vous alléger votre esprit du poids mort d’un corps charnel ? Nos intérêts sont-ils si divergents ? Doivent-ils fatalement s’opposer comme si nous étions deux chefs de guerre nous disputant une même armée, au mépris du terrain ? Pour satisfaire quel ambitieux dessein ? Obtenir quelle victoire ? La caravelle de vie, que nous pourrions gouverner de concert, vous paraît-elle dérisoire au point de lui préférer l’océan pour y poursuivre le voyage à la nage ? Après l’avoir soumise à l’arbitraire de vos caprices, désorganisée, ruinée, vous allez par vos chants de sirène investir d’autres capitaines et régner sur de nouveaux navires, dont vous espérez tirer de plus amples bénéfices [37]?

La référence aux sirènes fait émerger, aux côtés du mythe de Don Juan, un autre mythe qui entre en concurrence avec lui : celui de la femme fatale. Mais cette rupture amoureuse fait surtout prendre conscience à Don Juan de la véritable nature du sentiment qui l’unissait à Jeanne et c’est ce constat qui sonne comme une nouvelle forme de châtiment. En effet, le héros découvre que, tel Narcisse, ce qu’il a aimé en Jeanne, c’est son propre reflet, une image de lui-même :

Je croyais vous aimer mais c’est moi, vous aimant, que j’aimais. Ce qui me transportait dans vos traits, vos manières, votre caractère, n’était que mon reflet. (…) Ah, comme je les comprends mes amoureuses [38]!

Cet amour narcissique est, par définition, impossible et tragique et on peut dire que Don Juan est enfermé dans cette fatalité d’une quête d’un amour idéal qu’il ne peut, en réalité, trouver qu’en lui-même. On retrouve cette idée dans de nombreuses œuvres contemporaines. Ainsi, dans le roman Don Juan, de Pierre-Jean Rémy, Don Juan ne peut aimer que son double féminin, son reflet parfait, qu’il trouve en la personne de sa sœur jumelle Anna. Or cet amour est coupable et forcément impossible. Il ne peut qu’avoir une issue tragique [39].

Si ce constat marque bien une nouvelle étape dans la punition du héros, le châtiment de Don Juan à proprement parler n’est pas, pour autant, absent de la pièce. Néanmoins, il est, comme la plupart des ingrédients du scénario mythique, détourné. En effet, c’est bien une statue qui provoque la mort de Don Juan mais cette statue ne vient plus de l’extérieur. Il ne s’agit plus de la statue du Commandeur qui revient le chercher pour l’entraîner en Enfer. Au contraire, c’est Don Juan lui-même qui devient la statue et se pétrifie sous les yeux du spectateur, tout en évoquant, dans son monologue, chaque étape de cette douloureuse transformation.

Le sang se fige dans mes veines, le pouls se ralentit. Un vide énorme écrase ma poitrine. (…) L’air ne pénètre plus dans ma gorge. J’ai froid. Mon nez est glacé. Partout la chair craquèle et s’écaille. Les humeurs se solidifient. (…) Le sol devient socle sous mes pieds ! Regarde, Sganarelle, ton maître se métamorphose en statue de pierre [40]!

Cette pétrification peut être analysée comme une forme ultime de claustration. Don Juan est enfermé dans un corps de pierre, statufié sous les yeux de son valet. Il n’est plus qu’un vestige du passé d’un mythe qui a vécu et doit renaître, désormais, sous une nouvelle forme, pour ne pas risquer, lui aussi, de se pétrifier, de se scléroser. La pirouette finale de Don Juan est un indice de cette renaissance possible puisque le héros achève l’évocation de sa transformation par un clin d’œil à sa virilité intacte : « Don Juan ne fut jamais si raide, si dur. J’espère que tu en profiteras, Jeanne [41]!


La Don Juane : promesse d’une renaissance et d’un renouveau pour le mythe ?

La découverte, par le héros, de la présence féminine qui sommeille en lui est, d’emblée, associée à une promesse de rédemption. Don Juan voit en Jeanne l’innocence et donc la possibilité d’échapper à la menace du châtiment qui plane sur lui :

Mais pourquoi subirait-elle le châtiment mérité par moi seul ? Ce ne serait pas juste. La partie femelle de ma personne est innocente, sa pureté me vaudra les circonstances atténuantes au tribunal céleste. Elle sera ma bouée de sauvetage rédempteur. Comme la poche d’air contenue dans le cadavre d’un noyé le fait remonter à la surface [42].

L’image du cadavre montre bien que Don Juan est déjà condamné mais Jeanne est, au contraire, associée à la vie et au salut : « poche d’air », « bouée de sauvetage »... Cette thématique de la femme rédemptrice est déjà présente dans les versions romantiques du mythe, puisque le héros y est souvent racheté par l’amour sincère et pur que lui voue Anna. Mais l’originalité de Topor est, une fois de plus, d’enfermer cette possibilité rédemptrice à l’intérieur même du héros.

La Don Juane serait-elle alors, plus largement, l’avenir du mythe de Don Juan ? Peut-on pardonner à la femme ce qu’on ne pardonne pas à l’homme ? Jeanne, en dépit de ses agissements proprement donjuanesques échappe bien, de fait, au châtiment puisque, dans la dernière scène, elle explique à Sganarelle qu’elle a été épargnée en raison de son innocence. Marcel Prévost, en 1922, dans un roman intitulé justement Les Don Juanes, avait déjà posé la question des enjeux de la féminisation du mythe et s’était interrogé sur la présence d’une statue du Commandeur susceptible de venir punir ses héroïnes. Or il apparaît que les Don Juanes ne sont pas plus épargnées que Don Juan. Elles n’échappent pas au châtiment et ont toutes un destin tragique. La seule différence est que c’est la société qui les punit : le Commandeur est, pour elles, incarné par les lois sociales et morales qui ne supportent pas cette tentative d’émancipation du désir féminin [43].

Roland Topor, à l’autre bout du siècle, semble plus optimiste quant à la possibilité de cette évolution. La rencontre avec Jeanne est rapidement associée à une renaissance pour le héros : « J’avais besoin d’étreindre et d’être étreint, cajolé, caressé, embrassé. Non pour me reproduire mais pour naître à moi-même [44]. » Jeanne fonctionne comme une révélation : elle permet à Don Juan de prendre conscience de lui-même et de comprendre la quête qui l’anime. En lui demandant de le sauver de lui-même, Don Juan sous-entend que le plus grand des châtiments est peut-être, pour lui, d’être enfermé en lui-même, dans sa nature et dans sa réputation, dans l’inlassable répétition de la même quête impossible d’amour : « Et si un jour enfin, tu consentais à me sauver de moi-même, si tu m’aimais un peu, tu ferais de Dom Juan un homme nouveau, un homme heureux [45]. »

Pourtant, parallèlement à cette thématique de la rédemption, Jeanne se révèle être aussi associée à la Mort. L’emploi de la majuscule souligne la dimension allégorique et nous invite à nous demander si la féminisation du mythe ne risque pas de signer sa mort ou, du moins, la mort du Don Juan masculin, tel qu’il a existé jusqu’à présent. Les références à Œdipe, omniprésentes tout au long de la pièce, montrent que Don Juan atteint à la vérité et que la faute de Jeanne est peut-être, avant tout, sa propre faute, sa propre culpabilité. Finalement n’est-ce pas Don Juan qui a contaminé la femme au donjuanisme ?

Tu m’as confisqué un œil mais il ne te suffit pas. Tu réclames le second à présent ? Prends-le ! Je te l’offre en souvenir. J’ai toujours été bon à colin-maillard. (…) J’irai donc à tâtons. Et j’y gagnerais peut-être [46].

Mais en mourant, Don Juan libère la femme qui est en lui. La féminisation du mythe est alors totalement consacrée :

Don Juan a été puni. Bien fait pour lui ! J’ai échappé au châtiment puisque je suis innocente. Tu entrevois la vérité ? Tu me perces à jour ? Je ne suis qu’une femme. Une simple femme. Une femme-femme [47]

Le féminin n’est plus enfermé dans le masculin : la féminité a entièrement pris le dessus, comme le souligne la redondance dans l’expression une « femme-femme ». Mais cette femme est aussi la Femme, comme l’indique la réaction du personnage lorsque Sganarelle la nomme Jeanne : « Jeanne ? Appelle-moi Jeanne si cela te chante. Tu peux me nommer comme tu veux, ça ne me dérange pas [48] ». Cette indifférence apportée au nom montre bien que c’est avant tout la femme en général, la condition féminine, qui est libérée par la mort du séducteur… Mais le dénouement de la pièce est surtout construit sur un coup de théâtre final : l’accouchement de Jeanne, à la fin de la dernière scène, d’un bébé hermaphrodite, à la fois garçon et fille : « C’est un garçon, Sganarelle, mais c’est aussi une fille [49] ! » Le mythe de l’androgyne est réactivé et c’est sur cette image que s’achève la pièce, symbole même de l’ambiguïté, en accord avec son titre. Cet accouchement sonne comme la promesse d’un renouveau puisque la mort est contrebalancée par cette naissance de « l’enfant de Don Juan », signe que le mythe, même s’il est complètement déformé et modifié, est bien loin de s’éteindre.

En définitive, L’Ambigu réussit le tour de force d’enfermer les trois invariants du mythe de Don Juan en un seul personnage : le séducteur masculin, seul à avoir la parole sur scène, conformément au choix du théâtre monologal. Mais ce parti pris, à première vue très contraignant, n’empêche pas Roland Topor de conserver tout le dynamisme des relations entre les trois invariants du mythe. La claustration ne fait finalement que renforcer la dimension tragique du destin donjuanesque. Si les libertés prises avec le mythe sont très grandes, ce dernier n’en est pas, pour autant, complètement déconstruit ou affaibli et il s’enrichit même de nouvelles dimensions, qui rentrent en résonnance avec les grandes tendances de son évolution à l’époque contemporaine, aussi bien dans la littérature que dans les travaux critiques ou encore au cinéma. La richesse de la pièce provient aussi de la manière dont elle parvient à faire écho à d’autres mythes : celui de Narcisse, de l’androgyne, du double et même d’Œdipe. Cela permet de souligner à quel point, au XXe siècle, les mythes ont tendance à communiquer entre eux, à s’ouvrir les uns aux autres. Pièce sur l’enfermement, L’Ambigu est donc aussi une pièce de l’ouverture : ouverture du mythe de Don Juan à d’autres mythes, ouverture du héros à la part féminine qu’il abritait et qui fait, peu à peu, éclater sa masculinité, ouverture vers d’autres possibles pour le scénario mythique, symbolisée par l’image finale de la naissance. Il importe néanmoins de se demander si Don Juan peut survivre véritablement à tant de bouleversements et si, au bout du compte, la féminisation n’est pas le pire des châtiments pour lui. Ce motif de l’homme puni de ses désirs coupables par l’enfermement dans un corps de femme nous invite à proposer un rapprochement avec un film qui sort complètement du mythe de Don Juan mais pourrait être comparé avec intérêt à la pièce de Topor : La piel que habito de Pedro Almodovar [50].


NOTES

[1] Jean Rousset, Le mythe de Don Juan, Paris, Armand Colin, coll. Uprisme, 1981.

[2] Roland Topor, L’Ambigu, Paris, Bernard Dumerchez, coll. Skênê, 1996, p.9-10.

[3] Ibid., p.12.

[4] Ibid., p.32.

[5] Ibid., p.33.

[6] Ibid., p.38.

[7] Torrente Gonzalo Ballester, Don Juan, Madrid, Alianza Editorial, 1998.

[8] Roland Topor, op.cit., p.28.

[9] Idem.

[10] Ibid.

[11] Ibid., p. 27.

[12] Ibid., p.36.

[13] Idem.

[14] Ibid., p. 46-47.

[15] Georges Gendarme de Bévotte, La légende de Don Juan, Paris, Slatkine, 1906.

[16] Gregorio Marañon, Don Juan et le donjuanisme, Paris, Gallimard, 1967.

[17] Roland Topor, op.cit., p.71.

[18] Ibid., p. 69.

[19] Roger Vadim, Don Juan 73, film français, 1973.

[20] Roland Topor, op.cit., p.54.

[21] Domingo Pujante Gonzales, « L’Ambigu de Roland Topor : Don Juan séduit par lui-même », in Pierre Brunel (dir.), Don Juan insolites, Paris, PUPS, 2008, p.158.

[22] Ibid., p. 158.

[23] Roland Topor, op.cit., p.67.

[24] Ibid., p. 22.

[25] Ibid., p. 55.

[26] Ibid., p. 10.

[27] Ibid., p. 14.

[28] Ibid., p. 20.

[29] Ibid., p. 28.

[30] Ibid., p. 75

[31] Ibid., p. 13.

[32] Domingo Pujante Gonzales, art. cit., p.167.

[33] Roland Topor, op. cit., p.18-19.

[34] Ibid., p. 63-64.

[35] Jérémy Leven,Don Juan de Marco, film américain, 1995.

[36] Cette évolution est notamment illustrée par le roman Larva, Babel de la nuit de Saint Jean, de l’auteur espagnol Julian Ríos (édition espagnole 1983, trad. de Denis Fernandez-Récatala et Julian Ríos, éditions José Corti, collection « Ibériques », Paris, 1995), ou encore par le Don Juan de Gonzalo Torrente Ballester (éditions El Destino, Barcelone, 1963, nouvelle édition Alianza Editorial, Madrid, 1998, trad. d’Eliane Lavaud Quetigny, éditions Aleï, Paris, 1988).

[37] Roland Topor, op.cit., p. 60.

[38] Ibid., p. 61.

[39] Pierre-Jean Rémy, Don Juan, Paris, Albin Michel, 1982.

[40] Roland Topor, op.cit., p.72-73.

[41] Ibid., p. 73.

[42] Ibid., p. 17-18.

[43] Marcel Prévost, Les Don Juanes, Paris, Flammarion, 1922.

[44] Roland Topor, op. cit., p. 22.

[45] Ibid., p. 25.

[46] Ibid., p. 72-73.

[47] Ibid., p. 77.

[48] Ibid., p. 75

[49] Ibid., p. 76.

[50] Pedro Almodovar, La piel que habito , film espagnol, 2011.


POUR CITER CET ARTICLE

Aurélia Gournay, « Les figures de l’enfermement et de l’éclatement dans l’Ambigu de Roland Topor : vers une déconstruction du mythe de Don Juan ? », Les Cahiers du Ceracc, nº 8, 2015 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/gournay.html [Site consulté le DATE].

En choisissant d’enfermer, dans l’enveloppe charnelle du héros, la femme aimée, Roland Topor se livre, dans sa pièce L’Ambigu (1996), à une déconstruction radicale du scénario mythique donjuanesque. Celle-ci est encore accentuée par le fait que cette moitié féminine prend peu à peu possession du corps du séducteur, au point de l’absorber entièrement. Don Juan se retrouve pris au piège, emprisonné dans un corps de femme. Mais cette expérience proche de la schizophrénie invite aussi, par l’enfermement de deux personnages en un seul corps et le choix du monologue, à questionner les frontières du genre théâtral lui-même. La parole devient alors l’ultime espace de liberté pour le héros mythique.

Aurélia GOURNAY est professeur agrégée de lettres modernes et docteur en littérature générale et comparée. Après avoir enseigné pendant dix ans dans les classes de lycées, elle est désormais PRAG à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, au sein de l’UFR Arts et Médias et, plus précisément, des départements de Cinéma et Audiovisuel et de Communication et Institut des Médias. Sa thèse de doctorat, qui doit être publiée prochainement, porte sur les réécritures du mythe de Don Juan en France aux XXe et XXIe siècles.











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