Le récit comme piège : fiction et épouvante dans l’œuvre d’Emmanuel Carrère

- Sylvaine LECOMTE-DAUTHUILLE -


Dans Un roman russe [1], Emmanuel Carrère témoigne de son attitude ambivalente face aux scénarios d’enfermement régulièrement mis en œuvre dans ses romans :

Pour me représenter ma condition, j’ai toujours recouru à ce genre d’histoires. Je me les suis racontées, enfant, puis je les ai racontées. Je les ai lues dans des livres, puis j’ai écrit des livres. Longtemps, j’ai aimé cela. J’ai joui de souffrir d’une manière qui m’était singulière et faisait de moi un écrivain. Aujourd’hui je n’en veux plus. Je ne supporte plus d’être prisonnier de ce scénario morne et immuable, quel que soit le point de départ de me retrouver à tisser une histoire de folie, de gel, d’enfermement, à dessiner le plan du piège qui doit me broyer [2].

Ce motif de l’enfermement prend plusieurs formes dans l’œuvre d’Emmanuel Carrère. Dans La Moustache [3], Hors d’atteinte [4], La Classe de Neige [5], le personnage principal est essentiellement enfermé dans sa propre conscience et se piège lui-même, à force de solipsisme, dans une représentation délirante de sa situation dans le monde. Ces aspects sont bien connus de la critique universitaire. A titre d’exemple, Thierry Durand explique comment les personnages de Carrère se retrouvent « piégés dans le solipsisme vertigineux de leur Cogito [6] », tandis qu’Hélène Gaudreau en analyse le principal procédé narratif, à savoir l’usage exclusif de la focalisation interne, qu’Emmanuel Carrère emploie de façon à enfermer son lecteur dans la conscience affolée de son personnage [7]. Mais l’enfermement concerne aussi le romancier. Toujours dans Un roman russe, Emmanuel Carrère dit avoir été prisonnier de la rédaction de son précédent roman, L’Adversaire [8], durant sept ans. On peut donc examiner l’ensemble de l’œuvre à la lumière de cette résolution : sortir d’un scénario dont l’écrivain dit lui-même dans le passage cité qu’il est source de terreur, mais aussi de jouissance. Cette résolution semble suivie d’effet dans ses derniers livres, D’autres vies que la mienne [9], en 2009, puis Limonov [10] en 2011. Dès L’Adversaire, en 2000, une prise de distance s’annonce : le « je » narratorial fait face au « il » du personnage biographié. Le scénario infernal de l’enfermement pendulaire dans un moi qui ne peut compter que sur lui-même pour trouver les réponses à son mal-être et qui se perd dans ses propres questions paraît dépassé.

Mais à côté de ces récits où l’enfermement du héros est principalement psychologique, figurent dans l’œuvre d’Emmanuel Carrère des scènes très concrètes d’enfermement, qui entrent étrangement en résonance avec les récits les plus connus qui se trouvent organisés en fonction de ce motif majeur. Ces scènes apparaissent très tôt, dès les premières œuvres, L’Amie du Jaguar [11], paru d’abord chez Flammarion en 1983, et Bravoure [12], paru chez P.O.L en 1984. Plus étonnant, ces scènes se trouveront réinvesties, presque inchangées pour certaines, dans les romans ultérieurs. D’autre part, ces deux premiers récits sont connus pour leur caractère expérimental et proliférant, caractère qui tranche avec la grande unité d’action dont font preuve tant La Classe de neige que La Moustache. Or, ce caractère multiple de l’intrigue et de la fiction nous parait étroitement lié aux situations d’enfermement qui se dessinent dans ces textes. La prolifération fictionnelle n’est d’ailleurs aucunement absente de La Moustache et La Classe de neige, mais elle prend une autre forme, que l’on peut juger plus efficace et aboutie du point de vue esthétique. Ce que nous voudrions montrer ici, en nous appuyant sur ces premiers récits, c’est le lien étroit et réciproque qui existe entre les situations d’enfermement et l’emballement de la production fictionnelle.

Nous verrons la valeur quasi programmatique prise par ce thème qui ouvre les deux premiers romans d’Emmanuel Carrère, quels liens il entretient avec leur architecture narrative particulièrement complexe et de quelle façon il trouve une expression plus aboutie dans les romans ultérieurs, La Moustache par exemple ou La Classe de neige, resserrés autour d’une intrigue simple, mais visant pourtant aux mêmes effets : piéger le personnage, et piéger le lecteur.


L'Amie du jaguar et Bravoure : enfermement et entropie [13] fictionnelle


Les deux premiers romans d’Emmanuel Carrère, connus pour leur caractère expérimental, présentent des similitudes fortes qui donnent au motif de l’enfermement une valeur structurale. Le plus frappant est sans doute que dans les deux cas, nous avons à l’incipit des scènes présentant un personnage enfermé. Dans L’Amie du jaguar, Victor, le personnage principal, est littéralement enfermé dans un cauchemar, puis dans une bibliothèque. Dans Bravoure, le Dr Polidori, le quatrième comparse des soirées du couple Percy et Mary Shelley chez leur voisin illustre Lord Byron à la villa Diodati en 1816 en Suisse, vit terré dans un réduit où il se protège de tout contact avec autrui, et c’est dans cet état que le rencontre le lecteur à la première page.

C’est sous le signe de Philip K. Dick, le célèbre romancier américain de science-fiction, et l’enfermé par excellence − rappelons qu’il était persuadé que notre monde n’est qu’une illusion dont nous sommes prisonniers −, qu’Emmanuel Carrère commence son premier roman. Dans la biographie qu’il lui a consacrée [14], on peut constater qu’il a emprunté aux informations dont il dispose sur l’adolescence de ce romancier le récit du cauchemar de Victor placé à l’incipit de L’Amie du jaguar. Enfermé dans son rêve, l’adolescent de quinze ans se trouve pris dans la lecture des deux dernières pages d’un récit. Il sait que les dernières lignes lui causeront une épouvante dont il ne se remettra pas, mais il ne peut, malgré les efforts qu’il déploie pour retarder la lecture, se soustraire à l’avancée vers le pire.

Dans son rêve, Victor se bornait à lire, ou plutôt à craindre que sa lecture ne l’amène au dernier paragraphe avant d’avoir la chance de se réveiller, d’affronter alors la terreur autrement rassurante (au moment même où il l’affrontait il en était conscient) qui succédait au cauchemar. Si bien que l’essentiel du rêve − dont la durée, comme il arrive habituellement, n’était pas mesurable, pas même selon une unité interne − se passait en ruses, sursis, relectures attentives de la page de gauche afin de différer le moment d’entamer celle de droite dont Victor savait que, comme un toboggan, elle le conduirait très vite à la catastrophe, aux mots en italiques qu’il entrevoyait en s’efforçant de détourner le regard.

L’enfermement est donc un enfermement dans le rêve, le sommeil, et la lecture. Cette dernière promet un savoir, mais un savoir terrifiant, si bien que lire équivaut à s’exposer immédiatement à une catastrophe qui est peut-être la mort. La lecture, l’accès à la connaissance sont d’emblée aussi désirables qu’épouvantables.

Dans Bravoure, les premières pages nous installent dans le taudis du Dr Polidori, à Londres. Il observe l’œil collé à la porte les allées et venues de la rue. Le personnage, déchu, le cerveau rongé par l’usage excessif du laudanum, n’est que l’ombre du jeune médecin qui accompagnait Lord Byron dans ses séjours européens. Polidori fuit ses semblables, ceux qui se moquent de lui sans croire qu’il a fourni à Mary Shelley la matière de son chef d’œuvre, Frankenstein [15]. Seul détenteur de cette vérité, il se terre pour fuir les sarcasmes et chercher comment rétablir ce qui de son point de vue est la réalité des choses, réalité que les autres se refusent obstinément à reconnaître.

Ces deux premiers romans d’Emmanuel Carrère se caractérisent par une grande complexité de l’intrigue : il est impossible de distinguer dans l’enchevêtrement des histoires une ligne actantielle qui constituerait l’univers de fiction de référence, celui qui serait le monde réel pour les personnages, et à partir duquel se développeraient les univers fantasmatiques produits par leur imagination ou leur névrose. Tout est fait pour que nous ne sachions plus de quel imaginaire est issue chacune des intrigues qui se nouent dans ces récits. Comme dans l’univers de Philipe K Dick, il devient impossible au personnage d’être sûr de la réalité de l’univers dans lequel il se situe.

La quatrième de couverture de L’Amie du jaguar, dans l’édition 2007 par P.O.L, présente ce roman comme une variation infinie de situations nées de la phrase « boy meets girl ». À en croire le début page 13 et la fin page 283, le récit commence et se termine dans la bibliothèque où Victor, dont nous ne quittons jamais le point de vue, attend enfermé et élabore à l’infini des scénarios de rencontre avec son amie Marguerite, mais aussi de voyages ou de séjours divers dans les lieux insolites. Le récit paraît adopter une structure en « dominos » : une villa à Java, une île où se rencontre un labyrinthe, des lettres et la cartographie des bureaux de poste à Paris, un village du centre de la France dont Victor et Marguerite sont les seuls habitants, une villa squattée à Biarritz, etc. Aucun souci de cohérence chronologique n’apparaît, si bien que Victor se ressent dans sa propre histoire, qu’il imagine rêvée et ordonnée par l’imagination et la volonté de Marguerite, comme un personnage dans la bande annonce d’un film : placé à un moment d’une histoire décomposée dont il ne sait ni le passé ni le futur [16]. La quatrième de couverture propose une autre comparaison au lecteur : le récit que nous lisons n’est autre que la succession des éléments dissociés d’un récit ordonné qui fut rêvé par « un scénariste d’Hollywood », mais dont le souvenir ne subsiste qu’à l’état de fragments disparates. Dans tous les cas, Victor se vit comme un personnage placé par l’imaginaire et la volonté de quelqu’un d’autre à un moment ou un autre d’une histoire dont il ne maîtrise ni le commencement ni la fin.

Bravoure présente une structure plus labyrinthique : deux niveaux narratifs se font face. Le roman commence vers 1820, dans un taudis de Londres. Quelques chapitres plus tard, nous sommes au XXe siècle, le personnage principal est désormais Ann, romancière fournissant au capitaine Robert Walton, éditeur, des romans sentimentaux. Le nom de Robert Walton, le destinataire du récit de Frankenstein dans le roman de Mary Shelley, nom que l’écrivain a donc attribué à un personnage d’éditeur du XXe siècle, indique au lecteur que le romancier va faire communiquer les deux niveaux temporels. Une « passerelle » narrative d’une époque à l’autre nous est ménagée [17] : nous pouvons alors saisir que le capitaine Walton, l’éditeur, est en fait un avatar du Dr Polidori. Agonisant dans son taudis en raison d’une overdose de laudanum, Polidori s’imagine devenu Walton et écrivant une autre version de Frankenstein, version qui devient la matière d’un jeu de rôle qui se mène dans la réalité du XXe siècle, et où Ann, sorte de double de Mary Shelley, se trouve prise, au point de ne plus savoir à quel univers elle appartient.

Enfermés, Victor et Polidori libèrent leur imaginaire et vivent immobiles une histoire qu’ils ont tout loisir d’échafauder, à moins qu’ils ne soient littéralement agis par une conscience autre.


Cauchemar du Transsibérien et histoire de l’enfant anesthésié : circulations maléfiques


Mais l’œuvre d’Emmanuel Carrère se caractérise aussi par la récurrence de scènes d’enfermement panique, plus circonscrites dans le récit.

Ces scènes apparaissent au début de trois récits, L’Amie du Jaguar, Bravoure, et Un Roman russe. Ce sont des micro-récits rapportés par un des personnages et dont la fonction, dans sa première occurrence, est de figurer l’état d’épouvante d’un personnage enfermé, ou d’instiller l’épouvante dans sa conscience.

Nous appellerons la première de ces scènes, « le cauchemar du Transsibérien ». Ce récit apparaît une première fois dans Bravoure [18], alors qu’Ann, prisonnière de l’un des participants au jeu de rôle, se remémore la triste aventure, racontée par un ancien amant, survenue à un voyageur du Transsibérien imprudemment descendu dans une petite gare en Sibérie profonde, attiré par l’appât du gain : d’abord cordialement accueilli par des paysans débonnaires, il est bientôt l’objet de moqueries, de familiarités déplacées, et finalement assommé, « il se réveille plus tard, dans le noir. Il est nu sur le sol de terre battue, tremble de froid et de peur [19] ». L’infortuné comprend que son seul avenir est de servir aux divertissements brutaux de quelques arriérés, jusqu’à ce que sans doute mort s’ensuive. Or cette sinistre histoire se trouve également presque au début d’Un roman russe. Elle est de plus racontée avec les mêmes détails effrayants et en des termes identiques. L’auteur nous apprend alors qu’il a eu connaissance de ce récit, dont il existe plusieurs versions, lors de son séjour comme coopérant à Java.

Une autre histoire semble avoir impressionné l’imaginaire d’Emmanuel Carrère, au point que nous la trouvons en deux endroits de son œuvre : l’histoire de l’enfant anesthésié. Elle apparaît d’abord en 1993, dans Je suis vivant et vous êtes morts [20]. Emmanuel Carrère insiste sur le choc considérable causé à Philip K. Dick par ce récit, où un enfant de trois ans se réveille d’une opération irrémédiablement sourd, aveugle, muet, et paralysé, en d’autres termes enfermé dans son propre corps sans aucune communication possible avec l’extérieur. Or, ce récit se trouve également utilisé dans La Classe de Neige. Mais cette fois, il est raconté à Nicolas par son propre père, qui cherche à éveiller sa méfiance vis-à-vis de prétendus trafiquants d’organes. Dès lors, cette rumeur fonctionne un peu comme ces personnages maléfiques qui prennent le contrôle de la conscience d’autres personnages dans l’univers romanesque de Philip K. Dick. Cette histoire est l’instrument de manipulation utilisé par le père comme pour faire connaître en partie à son fils l’univers effroyable qui est le sien, sans dire la vérité. Nous retrouvons une situation comparable à celle de Victor attendant épouvanté la révélation de la vérité qu’apportera le dernier paragraphe du texte. Face à la mise en garde de son père, Nicolas sait obscurément qu’il est face à un texte incomplet dont l’effroyable ne lui est pas connu. Toute son histoire peut se lire comme l’impossibilité de se soustraire au désir de parvenir à un savoir qui signifiera un effondrement, et qui est suggéré à la fin du roman par la porte qui se referme sur Nicolas, allant au devant d’une vérité si innommable qu’Emmanuel Carrère la place dans une sorte d’au-delà du texte, et laisse le soin au lecteur de se représenter la scène d’explication entre la mère et le fils. Marie-Pascale Huglo analyse d’ailleurs comment la conscience de Nicolas est traversée de rumeurs, de diverses sources, qui le font vivre « au pays de la peur [21] », rumeurs dont l’enfant interroge le sens en se les réappropriant.

Ces situations sollicitent donc fortement l’imaginaire du romancier. Elles sont souvent suscitées par la conscience de ses personnages, Ann, Nicolas, qui cherchent à se représenter leur propre enfermement : Ann − elle-même concrètement enfermée après avoir été attirée dans un piège − imagine l’homme enfermé en Sibérie ; Nicolas, effrayé par les histoires et rumeurs qui circulent autour de lui et envahissent sa conscience, imagine l’enfant anesthésié mais aussi l’enfant enlevé qui défraye la chronique.


Enfermement dans le présent de l’épouvante


Or, ces récits présentent des récurrences frappantes. En voici les principales. L’enfermement devient la réalité et vide de toute signification les expériences précédentes, celles de la vie normale, dont l’évidence ontologique disparaît. L’enfermement est vécu comme une sorte de « réalité augmentée », une réalité dont l’évidence s’impose comme en force à la conscience. Dans Je suis vivant et vous êtes morts, Emmanuel Carrère utilise à plusieurs reprises l’expression « Réalité Ultime », pour rendre compte des moments où Philip K Dick a le sentiment d’être enfin face à une réalité qui est la vraie. Ainsi, pour définir l’état mental du personnage enfermé dans le cauchemar du Transsibérien, Emmanuel Carrère écrit dans Un roman russe, à propos du voyageur devenu souffre-douleur, qu’« il met quelque temps à comprendre qu’on l’a enterré vivant, que tout le rêve de sa vie menait à cela, et que c’est la réalité, la dernière, la vraie, celle dont il ne se réveillera jamais [22] ». Ce sont les mêmes termes qui sont employés dans Bravoure : « un homme qui reprend connaissance dans une boîte étroite où il ne voit rien, ne peut se mouvoir et met quelque temps à comprendre qu’on l’a enterré vivant, que tout le rêve de sa vie menait à cela, à cette réalité, que c’est cela, la réalité, définitivement et pas autre chose [23] ». On les retrouve encore dans La Classe de neige : le noir où est plongé l’enfant est la « réalité », la seule palpable et concrète. De même pour l’enfant dans le coffre de la voiture, René, dont Nicolas imagine les affres : « il se rappelle sa vie d’enfant heureux, ses parents, ses copains, le cadeau que lui a apporté la souris quand sa dent du milieu est tombée, et il comprend que cette vie aboutit là, à cette réalité atroce et plus réelle que tout ce qui l’a précédée [24]. »

Ce qui frappe, c’est aussi l’évanouissement de tout dynamisme temporel : passé et futur disparaissent, ne laissant subsister qu’un présent perpétuel. Tous ces récits, qui s’insèrent dans des romans écrits au passé, passent au présent de narration, et Emmanuel Carrère travaille l’expression du temps comme pour permettre au présent de dépasser le moment infime de l’instant, bientôt passé, et de déborder sur le passé et le futur : l’utilisation des démonstratifs à valeur déictique, de l’adverbe de lieu « là », la juxtaposition des propositions insistant sur la découverte et l’évidence de cette réalité qui s’impose, ont pour effet de bloquer le personnage et son lecteur dans un présent toujours recommencé, figés dans l’état de choc de la révélation. Ainsi, Emmanuel Carrère finit d’exposer la situation du personnage enfermé dans Un roman russe par la formule « Il est là [25] », mise en évidence par le passage à la ligne. Le même procédé se trouve à la fin de L’Amie du Jaguar, quand le romancier abandonne Victor dans la bibliothèque, définitivement enfermé dans ses fictions : le dernier paragraphe, réduit à la phrase « Il y est [26] » en caractères italiques, invite le lecteur à imaginer qu’au moment où lui-même est pris dans le présent de sa lecture, cette sorte de stupeur persiste.

A côté de cet enfermement temporel, l’impossibilité de communiquer qui accompagne ces situations paraît presque bénigne. Carrère insiste pourtant : dans Un roman russe, les « hooligans dégénérés [27] » rencontrés par l’aventurier imprudemment descendu du train racontent à quel point il sera isolé s’il est repéré par la « militsia » ; sadiquement, les joyeux drilles édentés indiquent que tout contact sera définitivement coupé, que le futur prisonnier est hors du monde, « hors d’atteinte », en quelque sorte, pour reprendre un titre du même auteur. A cela répond également dans Un roman russe à la situation du Hongrois, qui fournit le motif du voyage à Kotelnitch : son isolement linguistique sera bientôt doublé de l’isolement dans l’aliénation.


De l’enfermement à la prolifération fictionnelle


Cet enfermement hors de toute possibilité de contact avec autrui, moins dramatisé dans le récit que l’irruption soudaine de la prise de conscience du caractère définitif de cette « réalité », a pourtant pour conséquence une attitude chez l’enfermé qui est à la source de la prolifération d’hypothèses fictionnelles. Réduit aux seules ressources de sa conscience, le personnage enfermé réfléchit : comment suis-je arrivé là ? Les récits représentent alors une conscience évidemment suractivée par la peur et le besoin de comprendre.

Alors que dans L’Amie du jaguar, Victor attend enfermé dans la bibliothèque, il ne lui reste, écrit Emmanuel Carrère, qu’à « meubler d’hypothèses [28] » le temps indéfini qu’il passe là ; seule sa présence est sûre, mais non les « raisons [29] » de cette présence. Ainsi, « pour s’occuper », il lui reste à « inventer des histoires [30] ». Cependant, l’enfermement de Victor n’est pas un enfermement dans la panique, ce qui n’est évidemment pas le cas de l’enfant anesthésié, dont le sort fantasmé par Nicolas est ainsi décrit dans La Classe de neige : « l’enfant hurlait et n’entendait pas même son propre cri. Au sein de cette panique lente, son cerveau travaillait, cherchant l’explication [31] ». Nous pouvons aussi faire le lien avec l’attitude de Polidori enfermé au début de Bravoure : ressassant indéfiniment son ressentiment, le cerveau stimulé par le laudanum qui contribue à l’égarer, Polidori ne cesse de réfléchir aux incroyables circonstances qui l’ont privé de succès littéraire au profit de Mary Shelley, et en vient à l’hypothèse qu’il fallait qu’ « à l’insu de tous, l’âme exquise de Mary Shelley ait été aspirée par quelque vampire, justement, qui la possédait à présent, lui dictait ses pensées, ses écrits, la tendait tout entière vers l’objectif de nuire à John William Polidori [32]. » Cet égarement dans la fiction et les hypothèses se concrétise de façon frappante dans le cauchemar qui accompagne son agonie : il se croit dans un navire en train de couler, dont il parcourt le labyrinthe de coursives, en quête d’une issue. Il atteint, porte après porte, corridor après corridor, la cabine du capitaine, dont il croit reconnaître l’image dans la glace. Il se met alors à écrire sous sa dictée… Dans le scénario imaginé par Emmanuel Carrère, visiblement, Polidori agonisant devient ici le capitaine Walton, et se met à écrire une nouvelle version de Frankenstein, celle-là même que découvrira Ann dans la chambre d’hôtel où elle a été attirée par ruse, découverte qui la poussera à enquêter sur le mystérieux auteur. Nous nous bornerons à faire remarquer ici, sans entrer davantage dans l’aspect irrationnel du récit et la circularité que l’auteur joue à établir entre personnages du XIXe siècle et personnages du XXe siècle, le lien entre enfermement et élaboration fictionnelle folle.

Notons que ces proliférations se retrouvent dans des romans ultérieurs apparemment moins foisonnants : dans La Moustache, le personnage affolé entre deux versions possibles de sa propre vie finit par trancher l’origine même de ses incertitudes : la chair sur laquelle pousse la moustache. Certes, on rencontre dans ce récit beaucoup moins de surgeons narratifs que dans les récits des débuts, L’Amie du jaguar et Bravoure  mais la fréquence avec laquelle le personnage doute de ce qu’il croyait certain un instant auparavant, le foisonnement des argumentaires qu’il développe pour tenter de croire à sa propre version de la réalité, sans cesse démentie dans les dialogues avec son épouse, conduit avec la même efficacité et sans aucun doute une plus grande économie de moyens le lecteur à perdre pied en même temps que le personnage dans une situation sans issue : plus le personnage a recours à la rationalité pour justifier une hypothèse, plus il en fait apparaître l’irrationalité. Cette hésitation infernale entre deux réalités possibles est évidemment symbolisée par le passage où le personnage choisit de faire d’incessants allers-retours entre Hong-Kong et Kowloon à bord du ferry, le mouvement pendulaire du navire entre une rive et l’autre étant la seule source d’apaisement possible. Cet état d’enfermement panique entre deux versions possibles de la même réalité se retrouve dans Un roman russe, dans la crise qui a lieu entre le narrateur et Sophie. Emmanuel Carrère qualifie alors d’ « oscillation pendulaire [33] » cet état psychique qui est aussi, parmi les symptômes de mal-être qu’il a appris à observer chez lui, celui qu’il qualifie comme étant « le plus insupportable de tous [34] ». Ajoutons pour terminer sur ce thème de la prolifération fictionnelle que c’est une attitude psychique qu’Emmanuel Carrère analyse longuement chez Philip K Dick dans Je suis vivant et vous êtes morts, tant dans ses transpositions littéraires − notamment les scénarios uchroniques − que dans les crises existentielles que traverse l’écrivain de science-fiction persuadé d’être enfermé dans une fausse réalité comme les demi-morts de son roman Ubik sont enfermés sans le savoir dans leur cercueil cryogénique.


La fiction : une malédiction de la conscience ?


Car il faut arriver à cette paradoxale issue : la fiction qui procède du moi enfermé est un piège. De même que le personnage de La Moustache ne peut sortir de ses hésitations, Polidori ne peut sortir du labyrinthe fictionnel qu’il a élaboré, non plus que Victor. Le lecteur connaît le même sort : dans Bravoure et L’Amie du jaguar, la structure du récit est circulaire. Si Victor suscite le personnage de Marguerite, Marguerite est aussi celle qui a manigancé le piège de la bibliothèque où elle a attiré Victor avec la complicité d’un mystérieux « docteur Carène ». Si le cerveau de Polidori produit le récit de Frankenstein écrit par le capitaine Walton du XXe siècle, Ann enquête sur le Dr Polidori et la genèse de Frankenstein dans ses diverses versions, avant de se retrouver à son grand dam elle-même personnage d’une histoire dont elle ne demande qu’à sortir. Tout personnage est le produit du cerveau d’un autre et toute stabilité ontologique disparaît, pour les personnages eux-mêmes, ce qui s’accompagne le plus souvent de panique, et, pour les lecteurs, de la frustration de ne pouvoir distinguer ce qui relève de la réalité et ce qui relève du fantasme ou de la névrose. En fait, la fiction apparaît comme le signe de l’échec de la conscience à appréhender le monde réel. Le même phénomène se produit dans L’Adversaire : Marie-Pascale Huglo parle alors de « l’hétérogénéité malheureuse » des voix narratives qui se conjuguent dans le récit pour atteindre la réalité de Jean-Claude Romand, alors que Carrère lui-même affirme « qu’il n’y a pas de vrai Jean-Claude Romand » , qu’il n’y a en l’assassin qu’ « un grand vide blanc qui s’était petit à petit creusé à l’intérieur [35] », un silence qui est le signe que le personnage « n’a pas accès à sa propre vérité [36] ».

Pourtant, ce piège de la fiction, si redoutable et infernal soit-il, se présente comme une issue, certes illusoire mais désirable, à la conscience enfermée et paralysée dans l’attente du pire.

Il nous faut revenir ici au récit du cauchemar qui ouvre L’Amie du jaguar. On y découvre, nous l’avons dit, un enfermement dans le présent, mais aussi dans le moment de l’énonciation.

Le texte disait ceci : « le dernier paragraphe, les mots sont si affreux qu’ils pétrifient comme la Gorgone. Et pour qui y arrive, il n’y a plus de réveil possible, le rêve est fini. Tu vas y arriver bientôt. Les délais de grâce, les rêveries incohérentes sur ce qui se passe avant vont prendre fin. Elles n’ont pas de sens, sinon celui de te conduire là. Encore un peu, tu y arrives. Voilà. Tu y es ». Le texte, en somme, ne faisait que gloser sur le malheur de le lire [37].

Dans ces lignes, Emmanuel Carrère explique le fonctionnement de la peur. Le texte à lire étant annoncé comme une expérience d’épouvante absolue, cette épouvante se transporte tout naturellement, par la force de l’imagination, aux phrases qui rapprochent de ce dernier paragraphe. Ainsi se crée un phénomène d’auto-engendrement. « Le texte ne faisait que scander la progression du lecteur prisonnier de son rêve, suivre et observer son chemin jusqu’au dernier paragraphe [38] ». Autrement dit, en fait, le texte redouté, c’est celui qu’on est en train de lire : voilà pourquoi on n’en peut sortir. Pour reprendre les termes de Carrère, nous sommes dedans ! D’où ce présent : « Il y est ». Première circularité, premier piège, premier enfermement narratif…

Cet enfermement dans le moment de la production du récit, par la lecture ou l’écriture, se reproduit quelques pages plus tard. L’Amie du jaguar comporte, si l’on ose dire, deux incipit, le cauchemar, puis, sans que rien ne vienne combler le hiatus ainsi créé dans la biographie du personnage, « une dizaine d’années plus tard [39] », le personnage assis attendant dans la bibliothèque. Or, ce séjour dans la bibliothèque est placé sous le signe de l’angoisse : Victor attend, il semble avoir été amené là par une complicité trouble entre le Dr Carène, personnage assez peu défini, et son amie Marguerite, il est entré par une porte, et sans que l’on sache pourquoi, il ne peut sortir par cette porte (chez Emmanuel Carrère, tous les labyrinthes sont à sens unique). Il attend qu’une autre s’ouvre, celle du bureau de Carène. La bibliothèque est sombre, le temps est pluvieux, et surtout Victor a l’impression, comme dans les scènes que nous venons d’analyser, que rien n’existe en dehors de ce lieu où il attend, que tout le menait là, et que rien ne peut plus le soustraire à ce qui va se produire, aussi inévitable que redoutable.

Et malgré que sa pensée ne s’échappât qu’à grand-peine, et illusoirement, de l’espace réduit où elle se trouvait désormais confinée, espace qu’il aurait à l’avenir − il sourit − tout loisir de repérer, d’arpenter, d’apprivoiser peut-être, il pensait à la succession des événements qui l’y avaient conduit. Il était là − sur ce point, le doute n’était pas permis − mais il se demandait comment il y était arrivé, et en deçà de la porte franchie un moment plus tôt, le doute envahissait tout, ou plutôt aurait tout envahi s’il avait subsisté un territoire à envahir, si ce territoire − en somme, tout son passé − ne s’était d’un coup effondré. La porte close par où il était entré donnait maintenant sur le vide. Quant à celle dont le seuil lui était interdit, en face de lui, les secrets qu’elle abritait, le complot possible entre Carène et Marguerite, abdiquaient logiquement, symétriquement toute espèce d’existence, puisqu’ils découlaient de ce passé gommé [40].


La porte : l'ouvrir ou pas


Mais ce qui apparaît ici, et qui était absent du récit du cauchemar, c’est le motif ambivalent de la porte. La porte est volontiers terrifiante dans l’univers d’Emmanuel Carrère. Dans l’extrait que nous venons de citer, elle abrite un complot qui concerne Victor. Elle ne se franchit que dans un seul sens : on entre, mais on ne sort pas. On retrouve cette particularité dans le cauchemar de Polidori agonisant [41]. Le plus souvent, elle annonce le basculement dans un univers de réalité autre. Polidori parvenu dans ce qu’il prend pour la cabine du capitaine, et que le lecteur découvre, par les indications de la description, être la chambre où Ann sera enfermée, devient un autre, dont il voit le visage dans le miroir, « un vieil homme, presque, qui lui ressemble un peu [42] ». Le récit de son agonie se transmue ainsi en une métamorphose identitaire − à moins qu’il ne soit un autre, au XXe siècle. Le récit qu’il écrit se termine par une attente angoissée derrière une porte : Frankenstein, dans cette version, écrit assailli par les nombreux personnages qu’il a galvanisés et qui veulent lui faire subir le même sort, lui faisant perdre à jamais son humanité. En fait, ce que redoutent les personnages attendant derrière leur porte, c’est l’autre, inconnu et supposé monstrueux, qu’ils pourraient devenir. Nous retrouvons une variante de cette situation dans La Classe de neige : Nicolas, nous l’avons vu, est abandonné à son sort par Patrick consterné face à la porte de l’appartement de sa mère, et le lecteur le quitte sur cette phrase : « Nicolas savait que la porte allait s’ouvrir, qu’à cet instant sa vie commencerait et dans cette vie, pour lui, il n’y aurait pas de pardon [43] ». Au delà de la porte, ici, il y a la vérité sur le père, vérité à la fois recherchée et fuie tout le long du récit. Franchir la porte, c’est entrer dans la vérité redoutée, c’est avoir accès au paragraphe que l’on tente de ne pas lire dans le récit du cauchemar.

Cependant, il n’est pas exclu que la porte dissimule réellement une sortie. Si Victor semble devoir rester indéfiniment dans sa bibliothèque, prisonnier d’un scénario toujours renouvelé, mais pas toujours cauchemardesque, Polidori agonisant trouve finalement une issue : il devient celui qui écrit une nouvelle version de Frankenstein. Dans le même roman, chapitre XXIII, Ann, la romancière, piégée dans un hôtel de Brighton où elle a été attirée pour participer à un jeu de rôle, se résigne terrifiée et impuissante à se laisser guider dans le jeu infernal par ses partenaires Allan et Julian. Ils la guident vers le fond de la chambre, ouvrent les portes d’un placard qui dissimule un escalier qu’elle doit prendre. Le chapitre cesse au moment où elle commence à descendre les marches, redoutant l’univers où elle va entrer. La fin du chapitre XXXVI décrit une même scène, dont le personnage est cette fois Mary Shelley. Au chapitre suivant, une jeune femme est accueillie en ces termes :

« Débarquement réussi. Vous n’avez pas eu peur, c’est bien. » Elle n’a pas peur, en effet. Toute sa vie elle a eu peur et maintenant c’est fini, elle est arrivée. « Où suis-je ? » demande-t-elle. Le jeune homme qui lui tient les poignets reste silencieux. La voix de l’homme trapu s’élève à nouveau, musicale, travaillée : « Au bord du lac. Regardez [44]. »

Après lecture des chapitres XXXIII et XXXVI, il est impossible de savoir si la jeune femme est Mary ou Ann. La mention du lac indique un retour du récit à la villa Diodati, en 1816, où se joue le jeu littéraire entre Lord Byron, John William Polidori, Percy et Mary Shelley, alors qu’Ann se trouvait à Brighton. L’homme trapu se révèlera être Polidori, ou Robert Walton ; le jeune homme Allan, l’amant d’Ann, ou Percy Shelley. L’important ici est de remarquer que la peur a disparu. Ann comme Mary vient de traverser une expérience d’épouvante pure, et pensait s’acheminer vers une sorte de déflagration identitaire. En fait, la jeune femme se retrouve à converser paisiblement avec des personnages à l’identité indécidable, qui sont peut-être des comédiens, peut-être aussi ceux dont ils déclinent l’identité, peut-être des fous persuadés d’être les derniers humains dans un monde de galvanisés. Ils évoquent paisiblement leur mort à venir, les versions possibles de Frankenstein, la façon dont le manuscrit peut circuler des personnages de la villa Diodati à ceux de l’hôtel de Brighton et font indifféremment allusion au monde du XXe siècle ou à celui du XIX e. Peu importe : ce qu’il y avait derrière la porte n’était pas si terrifiant. Nous finirons à nouveau en comparant ce récit à La Classe de neige. La dernière phrase paraît condamner Nicolas à un enfer. Pourtant, Nicolas a un avenir. Nous en savons peu de choses, mais dans le chapitre 26, Emmanuel Carrère offre à son lecteur un moment de respiration en racontant la future rencontre de Nicolas, « vingt ans plus tard [45] », avec Hodkann. Nicolas a en main un cartable. L’indice est maigre, mais ce n’est ni un attaché-case, ni une mallette, et le mot « cartable » peut indiquer le métier d’enseignant. Par contre, Hodkann, qui dominait par son prestige la classe de Nicolas, est devenu un clochard obèse et alcoolique. Il est vrai que Nicolas a fait des cauchemars, où figurait Hodkann, et qu’à la fin du chapitre, nous le voyons s’éloigner, « son cartable à la main, dans la nuit [46] ». Les derniers mots sont chargés d’un symbolisme inquiétant. Pour autant, il n’est pas certain que Nicolas soit aussi écrasé par le destin que les derniers mots du roman le laissent entendre, surtout si l’on garde à l’esprit le contre-point du chapitre 26, où le personnage détruit par l’aliénation est clairement Hodkann.


Ouvrir la porte et lire le texte


Pour revenir une dernière fois au cauchemar qui ouvre la lecture de l’œuvre de Carrère, il semble bien que ce qui est à redouter ne soit pas tant de lire le texte que l’on craint, que l’épouvante de son attente. Le véritable enfermement est celui-là, et l’expérience de « réalité augmentée » correspond d’abord à un enfermement imaginé : le voyageur du Transsibérien est fantasmé par Ann, et Emmanuel Carrère lui-même ; l’histoire de l’enfant anesthésié est une arme dans le cerveau malade du père de Nicolas et devient tout à la fois la source et la représentation des terreurs de l’enfant. Ce sont des enfermements définitifs, à l’image de celui de l’héroïne de Lady Vanishes, le court-métrage de Hitchcock dont Thierry Durand [47] rapproche le scénario de ceux de Carrère, qui a abondamment recours aux images de l’enterré vif et de l’emmuré dont on n’entend pas le cri d’épouvante. Cet enfermement a pour conséquence l’effondrement ontologique de toute autre réalité, celle de la vie ordinaire lorsqu’elle n’est pas contaminée par le doute. Pour autant, il semble que lire le texte entier soit pourtant le moyen de sortir de la stupeur paralysante. Dans La Moustache, le personnage ne parvient jamais au texte final, et meurt pour échapper à « l’oscillation pendulaire [48] ». Un récit plus ambigu à ce sujet est L’Adversaire. Jean-Claude Romand, arrêté, est confronté à « son silence blanc », autrement dit, à l’absence de récit : aucun texte ne vient expliquer au personnage qui il est. A la fin, il se réfugie dans un rôle face auquel l’écrivain mal à l’aise s’interroge : celui qui cherche le sens de sa faute dans la foi. A moins que cette nouvelle fuite dans la fiction ne soit une façon de ne pas voir sa propre absence. La fiction est bien le signe de l’impossibilité d’atteindre une sorte de confiance ontologique de base, ne serait-ce que les contours de sa propre identité ; une malédiction, en somme.

Dans Un roman russe, Emmanuel Carrère confesse avoir écrit pour dépasser la fascination éprouvée pour ces scènes d’enfermement morbide. La démarche dont ce roman est en partie le récit, aller à Kotelnitch enquêter sur le Hongrois enfermé en asile psychiatrique était décrite comme une dernière entreprise pour aller chercher une bonne fois pour toutes le texte définitif, le dernier paragraphe d’une longue suite d’histoires d’enfermement dont l’histoire du grand-père maternel disparu dans des circonstances troubles au moment de la Libération devait être la dernière. Pour Emmanuel Carrère, la douleur obstinément niée par sa mère ignorant si son père, reconnu coupable de collaboration pour avoir été traducteur auprès de l’occupant, dans les locaux de la préfecture de Bordeaux, avait été ou non exécuté par des résistants, est le paragraphe à écrire pour extérioriser un trauma familial refoulé : le paragraphe dont l’écriture semble avoir été tant retardée.

A regarder de plus près ces scènes, on pourrait se demander si l’enfermement le plus terrible n’est pas l’enfermement dans le moment de l’énonciation, moment caractérisé par une dilatation qui ronge les limites du passé et du futur. Faute de vouloir aborder les dernières lignes, à lire ou à écrire, il ne reste plus qu’à produire des récits de diversion, bouquet de parenthèses ou récits labyrinthiques, de toute façon des récits qui ne vont nulle part et ne font que revenir au moment de leur apparition, ce que la structure volontiers circulaire de L’Amie du jaguar, de Bravoure, mais aussi de La Moustache illustre. Au bout de cette perte dans le solipsisme ou le narcissisme, tôt ou tard, ces personnages, Ann, Polidori, Victor se retrouvent devant un miroir, où ils ne voient qu’un double monstrueux. Ils ne sont renvoyés qu’à eux-mêmes.

Il faudra, pour que le récit s’apaise, poser un Je en face d’un Il, instaurer une relation spéculaire qui donnera au moi narratorial sa place et rendra possible la reconstruction du réel. Cette étape sera franchie lorsqu’abandonnant les personnages prisonniers dans leur solipsisme, Carrère emploiera la première personne pour entrer dans le genre biographique. Dans Je suis vivant et vous êtes morts, Emmanuel Carrère s’intéresse à une notion que Philip K Dick découvre d’après lui dans un manuel de philosophie, la notion de « koïnos kosmos », de monde commun, sorte de convention, « d’accord conventionnel entre les hommes [49] » sur ce qu’il convient d’appeler la réalité, chacun n’ayant accès qu’à sa propre subjectivité. Thierry Durand aborde une notion voisine, le « cogitamus », qu’il définit comme un « acte consensuel qui, avec l’ordre du langage, la culture ou Dieu, fait de l’Autre une origine fondatrice [50] ». D’après lui, les personnages de Carrère sont loin de ce « cogitamus », cette élaboration commune, partagée et rassurante de ce qui est réel. Pour eux, la réalité n’existe plus que sous forme de « stocks mémoriels saccagés [51] », pour reprendre les termes dans lesquels Emmanuel Carrère décrit Ubik, l’un des romans les plus effrayants de Philip K Dick. Dans une telle situation, le personnage perd la possibilité de modaliser, de définir des degrés entre la négation et l’affirmation. Le héros de La Moustache tombe sans nuance d’une certitude dans l’autre, défendant l’une ou l’autre possibilité avec un égal acharnement et une épuisante énergie. Dans Je suis vivant et vous êtes morts, le terme « entropie » revient régulièrement pour qualifier cet état émietté ou peu convaincant du réel. Avec les récits biographiques, L’Adversaire, Limonov, D’autres vies que la mienne, mais déjà aussi Un roman russe, où l’écrivain écrit l’histoire d’un autre qui est lui-même, l’autre, certain mais inconnaissable, oblige à entrer dans la modalisation, et, avec elle, dans le présupposé que le monde de l’autre existe, et dans la stabilité ontologique. Toute menace n’est pas écartée cependant : dans ces récits où le « Je » narratorial observe fasciné le roman de l’autre, la tentation est fréquente de vivre la vie de l’autre, « une autre vie que la sienne », pressentie moins conforme aux codes d’un groupe social, plus aventureuse, ou plus juste dans ses réponses à la maladie, au deuil, comme si irrémédiablement, l’auteur, écrivant, se regrettait enfermé dans sa propre vie.


NOTES

[1] Emmanuel Carrère, Un Roman russe, P.O.L, 2007.

[2] Ibid., p. 17-18.

[3] Emmanuel Carrère, La Moustache, P.O.L, 1986.

[4] Emmanuel Carrère, Hors d’atteinte, P.O.L, 1988.

[5] Emmanuel Carrère, La Classe de neige, P.O.L, 1988.

[6] Thierry Durand, « L’Étranger en soi », The French Review, vol. 83, n° 3, February 2010, p. 576.

[7] Hélène Gaudreau, « Quand la réalité dépasse la fiction », Nuit blanche, le magazine du livre, n° 81, 2000-2001, p. 6-8. URL : http://id.erudit.org/iderudit/20801ac [site consulté le 2 février 2013].

[8] Emmanuel Carrère, L’Adversaire, P.O.L, 2000.

[9] Emmanuel Carrère, L’Adversaire, P.O.L, 2000.

[10] Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L, 2011.

[11] Emmanuel Carrère, L’Amie du jaguar [Flammarion, 1983], P.O.L, 2007.

[12] Emmanuel Carrère, Bravoure, P.O.L, 1984.

[13] Le terme d’entropie est très utilisé par Emmanuel Carrère dans Je suis vivant et vous êtes mort, paru en 1997 aux éditions du Seuil, pour caractériser l’univers mental et fictionnel de Philip K Dick. Par ce terme, il désigne l’état instable du réel, sans cesse soupçonné d’être une illusion, le plus souvent introduite dans la conscience par une puissance extérieure incontrôlable et maléfique, laquelle transforme l’univers en « monde-tombe ».

[14] Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts, Seuil, 1997.

[15] Mary Shelley, Frankenstein, 1815.

[16] Emmanuel Carrère, L’Amie du jaguar, op. cit., p. 27.

[17] Emmanuel Carrère, Bravoure, op. cit., p. 143.

[18] Emmanuel Carrère, Bravoure, op.cit., p. 216-218.

[19] Ibid., p. 217.

[20] Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts, op. cit., p. 357-358.

[21] Marie-Pascale Huglo, « Rumeur et récit dans La Classe de Neige d’Emmanuel Carrère », Le sens du récit, Pour une approche esthétique de la narrativité contemporaine, Presses universitaires du Septentrion, 2007, Coll. Perspectives, p. 130-132.

[22] Emmanuel Carrère, Un roman russe, op. cit., p. 18.

[23] Emmanuel Carrère, Bravoure, op. cit., p. 218.

[24] Emmanuel Carrère, La Classe de neige, op. cit., p. 111-112.

[25] Emmanuel Carrère, Un roman russe, op. cit., p. 18.

[26] Emmanuel Carrère, L’Amie du jaguar, op. cit., p. 283.

[27] Emmanuel Carrère, Un roman russe, op. cit., p. 16.

[28] Emmanuel Carrère, L’Amie du jaguar, op. cit., p. 14

[29] Idem.

[30] Idem.

[31] Emmanuel Carrère, La Classe de neige, op. cit., p. 111.

[32] Emmanuel Carrère, Bravoure, op. cit., p. 32-33.

[33] Emmanuel Carrère, Un roman russe, op. cit., p. 339.

[34] Idem.

[35] Emmanuel Carrère, L’Adversaire, op. cit., p. 56-57.

[36] Ibid., p. 184.

[37] Emmanuel Carrère, L’Amie du jaguar, op. cit., p. 12.

[38] Idem.

[39] Ibid., p. 13.

[40] Emmanuel Carrère, L’Amie du jaguar, op. cit., p. 13-14.

[41] Emmanuel Carrère, Bravoure, op. cit., p. 59-60.

[42] Ibid., p. 69-70.

[43] Emmanuel Carrère, La Classe de neige, op. cit., p. 148.

[44] Emmanuel Carrère, La Classe de neige, op. cit., p. 148.

[45] Emmanuel Carrère, La Classe de neige, op. cit., p. 126.

[46] Ibid., p. 127.

[47] Thierry Durand, art. cit., p. 578.

[48] Emmanuel Carrère, Un roman russe, op. cit., p. 339.

[49] Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts, op. cit., p. 52.

[50] Emmanuel Carrère, Je suis vivant et vous êtes morts, op. cit., p. 52.

[51] Emmanuel Carrère, L’Adversaire, op.cit., p. 32.

POUR CITER CET ARTICLE

Sylvaine Lecomte-Dauthuille, « Le récit comme piège : fiction et épouvante dans l’œuvre d’Emmanuel Carrère », Les Cahiers du Ceracc, nº 8, 2014 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/lecomte-dauthuille.html [Site consulté le DATE].

ƒ€ƒ€Dans les deux premiers romans d’Emmanuel Carrère, apparaissent des scènes d’enfermement qui seront reprises dans des œuvres ultérieures. L’enfermement est épouvantable, car il est vécu comme seule réalité possible, et annule toute confiance en l’existence d’un monde autre. L’enfermé ne peut empêcher sa conscience de travailler, et de produire des hypothèses expliquant son enfermement. Par là, l’enfermement a à voir avec la fiction, qu’il stimule jusqu’à l’entropie. L’enfermé travaille donc lui-même à son propre enfermement. Dans cette perspective, la fiction, inséparable de l’enfermement, constitue en fait, dans ses formes les plus affolées, l’enfermement ultime. Toutefois, l’expérience de la peur mène aussi à la sortie.

Sylvaine LECOMTE-DAUTHUILLE enseigne dans le secondaire et a entrepris une thèse de littérature contemporaine, sous la direction de Bruno Blanckeman, comparant des récits, fictionnels ou non, qui explorent le réel à travers des motifs insolites ou improbables. Emmanuel Carrère fait partie des auteurs qu’elle étudie, avec Jean Rolin et Thierry Beinstingel.











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