Un roman de l’enfermement. Géographie, ethnologie et narration des Halles dans Le Ventre de Paris

- Arnaud VERRET -


L’enfermement, sous toutes ses formes, est un thème récurrent des romans de Zola qui le décline sous de multiples possibilités d’emprisonnement, d’internement ou de renfermement. Ainsi, dans le cycle des Rougon-Macquart, La Curée apparaît comme le roman de la solitude d’une femme dans la belle société du Second Empire, La Bête humaine comme le roman de l’errance secrète et vaine d’un homme dont le plus grand ennemi n’est autre que lui-même, La Conquête de Plassans tout comme L’Assommoir traitent de l’internement des fous, La Faute de l’abbé Mouret d’une idylle amoureuse qui ne peut se vivre que dans un Eden recréé et coupé du monde. Chaque fois le personnage est marqué par un isolement sans possibilité de fuite.

Dans Le Ventre de Paris, l’intrigue romanesque tourne autour d’un personnage prénommé Florent qui, arrêté à la suite du coup d’Etat du 2 décembre 1851, a été déporté au bagne de Cayenne, dont il a réussi à s’évader. Rentré clandestinement à Paris en 1858, il se réfugie chez sa seule famille, son demi-frère Quenu, marié à Lisa Macquart, avec laquelle ce dernier tient une charcuterie prospère dans le quartier des Halles. Florent tente de s’y installer et d’y vivre, y trouve même un emploi, mais rattrapé par ses vieux démons, il fomente parmi des habitués du café Lebigre un complot pour renverser l’Empereur. N’ayant jamais véritablement réussi à s’intégrer à la population des Halles, il rencontre une hostilité sourde des habitants du quartier qui finissent tous par dénoncer à la police cet individu qu’ils jugent suspect.

Assurément Le Ventre de Paris n’est pas le seul roman de Zola à aborder la question de l’emprisonnement – l’œuvre de jeunesse Les Mystères de Marseille offre des épisodes de prison ; plus tard, La Débâcle est notamment le roman du siège et de l’incarcération militaire. Il n’est pas non plus le seul à évoquer le bagne si l’on songe à La Fortune des Rougon, au Docteur Pascal et surtout à Vérité. Mais à la différence de ces derniers, Le Ventre de Paris ne présente aucune issue possible pour le condamné. Dans La Fortune des Rougon, la jeune Miette, fille de bagnard, trouve réconfort à la suspicion qui l’entoure auprès de l’amour et du soutien de Silvère Mouret ; de la même manière on apprend dans Le Docteur Pascal qu’Etienne Lantier – le héros de Germinal – déporté en Nouvelle-Calédonie y a finalement fondé une famille ; enfin dans Vérité, l’accusé à tort Simon revient du bagne à la fin du roman et retrouve son honneur. Aussi peut-on avancer que tous ces romans offrent une solution au condamné pour survivre aux affres de l’emprisonnement.

Mais tel n’est pas le cas dans Le Ventre de Paris. Aucune échappatoire ni dénouement heureux n’est offert au personnage de Florent. Ce dernier refuse l’amour de la Méhudin, il est peu ou prou abandonné de sa propre famille, ne trouve personne qui veuille le défendre coûte que coûte, à tel point que l’emprisonnement dont il parvient à s’évader temporairement est doublé d’un isolement du personnage, c’est-à-dire d’un enfermement qui cesse d’être exclusivement carcéral pour devenir complet sous bien des aspects. Or cet enfermement prend place dans le quartier des Halles de Paris, et il s’agira dès lors d’étudier le lien étroit entre le milieu décrit par l’auteur et l’enfermement généralisé du personnage du roman. Comment ce milieu – celui des Halles – devient-il cause de l’enfermement du personnage ainsi qu’un piège complet qui se referme sur lui ?

On étudiera, pour ce faire, les Halles – quartier et bâtiments – sous trois angles, complémentaires, et l’on montrera que si leur géographie se resserre autour du personnage principal du roman, leurs  effets sont inséparables de l’action de ses habitants responsables d’un enfermement dont les causes et les conséquences sont sans doute plus profondes, enfermement lui-même dépassé par le travail narratif dont les procédés rappellent notamment ceux de la tragédie antique.

D’emblée la géographie du Ventre de Paris est une géographie circonscrite dans l’espace et même cantonnée à un quartier : celui des Halles conçues par Victor Baltard sous le Second Empire. On y entre au début du roman avec Florent revenant du bagne en évadé moribond ; on en sort à la fin en compagnie du même personnage rattrapé par la police et repartant, menottes au poignet, pour le bagne. Rares sont les passages du livre où l’on échappe à cet espace géographique [1] : outre quelques moments succincts dans d’autres quartiers de Paris (notamment à la préfecture de police), Florent se rend une fois à Nanterre chez la maraîchère Madame François, ce qui correspond pour lui à une pause, à une libération momentanée du quartier des Halles, à un regain de vie et de santé. Empêcher ses personnages – ainsi que son lecteur – de sortir du milieu étudié est un principe que Zola s’ingénie à appliquer à ses romans. Le Ventre de Paris n’y fait pas exception, dont le titre indique bien un lieu, mais aussi une non-échappatoire, le ventre ; et l’on peut transposer ce que Zola écrira plus tard dans le dossier préparatoire de La Bête humaine : « avoir uniquement la gare, n’avoir de Paris, absolument que la gare » en « avoir uniquement les Halles, n’avoir de Paris, absolument que les Halles [2] ». Le roman restera centré sur ce quartier de la capitale.

Mais ce critère ne saurait être décisif pour parler du Ventre de Paris comme un roman de l’enfermement. Dès lors, il importe de se demander ce qui, à l’intérieur même de la géographie des Halles, agit véritablement comme un facteur de clôture. Il y en a plusieurs en réalité, si l’on considère l’urbanisme public du quartier ou la sphère privée des habitations et des commerces. Les Halles construites par Baltard, divisées en pavillons, en bureaux, creusées de caves et de resserres, segmentées d’étals, d’allées couvertes, de grilles et de rues alentour, apparaissent d’emblée comme un lieu propice à l’emprisonnement. Qui évolue au cœur du ventre de la capitale peut connaître une impression de claustration, à l’image de Florent étouffant littéralement au pavillon de la marée ou de Lisa seule dans les caves avec Marjolin. L’impression d’enfermement s’accroît en visitant les maisons du quartier, elles-mêmes situées dans des rues étroites qu’Haussmann n’a pas encore fait toutes disparaître : dans la rue Pirouette, par exemple,

un seul bec de gaz brûlait dans un coin. Les maisons, tassées, renflées, avançaient leurs auvents comme « des ventres de femmes grosses » […], penchaient leurs pignons en arrière, s’appuyaient aux épaules les unes des autres. Trois ou quatre, au contraire, au fond de trous d’ombre, semblaient près de tomber sur le nez [3].

Dans une autre rue, celle des Prouvaires, les maisons forment au contraire un étranglement [4]. Et dans ce décor, nombreux sont les immeubles abritant des mansardes ou de simples pièces où s’enferment les petites gens du quartier : celui des Quenu-Gradelle possède ainsi une cuisine où l’on se regroupe pour veiller au chaud et cuisiner tout en même temps, une chambre au fond de laquelle Quenu et Lisa se serrent pour compter l’argent hérité de l’oncle Gradelle [5], mais aussi des mansardes où Florent s’enferme pour écrire son ouvrage sur Cayenne ou mûrir ses plans de complots [6], où l’apprenti Léon se cache pour déguster la nuit la charcuterie qu’il vole le jour à la boutique. Les commerces non plus ne sont pas en reste, à l’image du café Lebigre présentant en son fond un cabinet particulier séparé par une cloison où s’entasse le petit groupe de conjurés [7].

Mais l’architecture et l’urbanisme n’agissent pas seuls pour provoquer l’enfermement des personnages : les incidences, tout ce qu’on trouve dans l’espace géographique mais qui ne lui appartient pas en propre, en sont complémentaires et s’ajoutent à la topographie des lieux. De fait, les tas de légumes et de fruits, les étals, les charrettes forment aux Halles des coins et des recoins où le personnage a tôt fait de se retrouver enfermé. Preuve en est le sort de Florent pris au piège par les Halles, le jour même de son arrivée :

Les Halles débordaient. Il essaya de sortir de ce flot qui l’atteignait dans sa fuite ; il tenta la rue de la Cossonnerie, la rue Berger, le square des Innocents, la rue de la Ferronnerie, la rue des Halles. Et il s’arrêta, découragé, effaré, ne pouvant se dégager de cette infernale ronde d’herbes qui finissaient par tourner autour de lui en le liant aux jambes de leurs minces verdures. Au loin, jusqu’à la rue de Rivoli, jusqu’à la place de l’Hôtel-de-Ville, les éternelles files de roues et de bêtes attelées se perdaient dans le pêle-mêle des marchandises qu’on chargeait ; de grandes tapissières emportaient les lots des fruitiers de tout un quartier ; des chars à bancs dont les flancs craquaient partaient pour la banlieue. Rue du Pont-Neuf, il s’égara tout à fait ; il vint trébucher au milieu d’une remise de voitures à bras ; des marchands de quatre-saisons y paraient leur étalage roulant. […] Il butait à chaque pas. […]Du côté de la Halle au blé, les bouts de rue se barricadaient d’un nouvel obstacle de charrettes et de tombereaux. Il ne tenta plus de lutter, il était repris par les Halles, le flot le ramenait [8].

On comprend à la lecture de cette citation que c’est la profusion des produits alliée au nouveau découpage des rues, l’entassement des marchandises lié à la disposition des lieux qui causent l’enfermement. Plus loin et de la même manière,

Florent se heurtait à mille obstacles, à des porteurs qui se chargeaient, à des marchandes qui discutaient de leurs voix rudes ; il glissait sur le lit épais d’épluchures et de trognons qui couvrait la chaussée, il étouffait dans l’odeur puissante des feuilles écrasées. Alors, stupide, il s’arrêta, il s’abandonna aux poussées des uns, aux injures des autres ; il ne fut plus qu’une chose battue, roulée, au fond de la mer montante [9].

A partir de ces données géographiques se crée, tout au long du roman, une dynamique de mouvements conduisant à une logique d’enfermement. Cette dynamique s’illustre en deux types de déplacement complémentaires. Elle dessine d’abord des cercles concentriques à propos desquels Marie Scarpa évoque des cercles d’enfer dantesques : le quartier des Halles étant une zone de réclusion généralisée elle-même prise dans le Paris des fortifications, cette même zone se subdivise en des cercles plus précis d’enfermement, la maison des Quenu, le café Lebigre, les Halles proprement dites, qui eux-mêmes se subdivisent en cuisine et mansarde, en tables publiques et salon privé, en pavillons et bureaux. En y pénétrant sous prétexte d’y trouver plus d’intimité ou de liberté, les personnages s’enfoncent en réalité chaque fois davantage dans un espace dont ils auront symboliquement du mal à se sortir, ces trois zones d’enfermement s’expliquant aisément si l’on songe qu’elles correspondent chacune à trois grands thèmes du roman : la famille, la politique, le ventre. Dans le cas de Florent, ces cercles concentriques se rétrécissant s’opposent à ceux d’Amérique qui allaient s’élargissant – l’île du Diable, la côte, la forêt vierge, la Guyane hollandaise – et dont il a réussi à s’évader.

Par ailleurs, ces cercles concentriques prennent place dans le cadre d’une autre dynamique : celle d’une oscillation perpétuelle. Tout le roman est construit à partir d’un déplacement prenant la forme d’allers et retours cycliques : Florent, déjà pris dans un aller-retour entre Paris et Cayenne, l’est plus généralement aux Halles entre le dedans et le dehors, l’intime et le public, le tu et le su, ce qui correspond là encore à un des thèmes majeurs du roman. On comprend ici que l’enfermement n’est pas nécessairement synonyme de cloisonnement. Bien au contraire, déjà le bagne était synonyme de périple sur les mers, mais dans le reste du roman, c’est l’extérieur, ce sont les rues, les étals, la foule qui enferment davantage les personnages et il est significatif de voir Florent rêver de liberté, écrire un ouvrage sur ce sujet quand il est dans sa mansarde [10]. , alors qu’il étouffe quand il marche dans les rues en proie aux commérages du voisinage [11]. .

De fait l’étude du peuple des Halles, composé principalement de petits commerçants, d’« honnêtes gens » comme les appelle le peintre Claude Lantier, qui visent à leur prospérité avant tout, est primordiale dans Le Ventre de Paris. De façon générale, ce peuple participe lui aussi, par ses conceptions et ses mœurs, de l’analyse du milieu voulue par l’auteur, un espace géographique vidé de ses habitants étant par définition incomplet : comme l’écrit Philippe Hamon, le personnage chez Zola est « fortement “territorialisé”, inscrit dans un espace (topographique, psychologique, professionnel, etc.) fermement et soigneusement délimité [12]». Mais plus particulièrement, il contribue, et ce de manière plus profonde, plus implacable aussi, à enfermer les personnages matériellement et intellectuellement.

Tous les habitants sont enfermés dans le quartier des Halles, et l’on s’aperçoit que le destin de Florent est en réalité partagé de tous à des degrés plus grands ou moindres. Qu’ils le veuillent ou qu’on les y contraigne, nombre de personnages ne s’échappent pas des Halles ou bien, s’ils s’en échappent, y reviennent toujours, régulièrement, comme inéluctablement attirés par l’endroit. On a par exemple voulu emmener à l’école l’idiot Marjolin, cet orphelin trouvé sur le carreau des Halles, mais « il tomba malade, il fallut le ramener aux Halles [13] » ; la commère Melle Saget si représentative de la mentalité des Halles, « habitait encore la maison de la rue Pirouette, où elle vivait depuis quarante ans [14] ». Mis à part Florent qui souhaite vivre incognito parmi la foule, ce n’est pas par contrainte le plus souvent que les personnages restent vivre dans le quartier des Halles, n’en sortent pratiquement plus ; bien au contraire ils y vivent parfaitement heureux [15] et l’on constate ce deuxième paradoxe, que l’emprisonnement n’est pas toujours synonyme de malheur dans Le Ventre de Paris. La preuve en est le personnage de Gavard qui, après avoir tenu une rôtisserie rue Saint-Jacques, vint habiter rue de la Cossonnerie, dans le quartier des Halles :

Ce fut là que les Halles le séduisirent, avec leur vacarme, leurs commérages énormes. Il se décida à louer une place au pavillon de la volaille, uniquement pour se distraire, pour occuper ses journées vides des cancans du marché. Alors, il vécut dans des jacasseries sans fin, au courant des plus minces scandales du quartier, la tête bourdonnante du continuel glapissement de voix qui l’entourait. Il y goûtait mille joies chatouillantes, béat, ayant trouvé son élément, s’y enfonçant avec des voluptés de carpe nageant au soleil [16].

Or, ce même exemple montre que ce qui singularise le peuple des Halles, et le rend heureux par la même occasion, c’est le voisinage dans cet espace aussi exigu, sorte de maison de verre au propre comme au figuré, et les multiples rumeurs, ragots, indiscrétions et méchancetés qu’il fait naître. Dans le micro-milieu des Halles on sait tout sur tout et, quand on ne sait pas, on imagine, on invente, on déforme. On touche ici à ce que Philippe Hamon appelle les « fonctionnaires de l’énonciation réaliste » parmi lesquels notamment le « regardeur-voyeur » et le « bavard volubile [17]  » : en sachant tout sur tout, les personnages des Halles contribuent à la fois à présenter davantage ce milieu et à faire avancer l’action. La rumeur apparaît dès lors dans le roman comme une autre manière, bien plus efficace que les simples données géographiques, d’enfermer les personnages. C’est la vieille fille Melle Saget qui assume, plus que tout autre, l’incarnation du pouvoir de la rumeur : son activité s’apparente à celle d’un vrai garde-chiourme car « elle ne causait que des autres, racontait leur vie jusqu’à dire le nombre de chemises qu’ils faisaient blanchir par mois, poussait le besoin de pénétrer dans l’existence des voisins, au point d’écouter aux portes et de décacheter les lettres [18] ». La fin de la citation est ici intéressante puisqu’elle établit une analogie entre le rôle de ce personnage et celui d’un gardien de prison. Melle Saget incarne la notion de « surveiller » ; elle est d’ailleurs dite plus loin très « ferrée [19] » sur les Quenu, et le mot est notable en ce qu’il mêle l’idée de connaissance à celle des fers. Bien sûr, c’est toujours Florent, parce qu’il est un étranger au passé inconnu, parce qu’il est un maigre au milieu de tous ces gras, en un mot parce qu’il ne cesse d’être suspect, c’est Florent qui est la cible privilégiée de cette rumeur toujours incarnée au premier chef par Melle Saget : « depuis qu’il était entré aux Halles, il la rencontrait à chaque pas, arrêtée sous les rues couvertes, le plus souvent en compagnie de Mme Lecœur et de la Sarriette, l’examinant toutes trois à la dérobée [20] ». L’enfermement devient enfer, et l’enfer, c’est déjà les autres. Florent est prisonnier d’une rumeur qu’il ne maîtrise pas, que d’ailleurs personne ne maîtrise et qui, à l’instar du monstre opinion de Virgile ou de Ronsard, vit d’une vie obscure, autonome et incontrôlable. Cette rumeur le condamne ; la délation et son arrestation à la fin du roman n’en sont que la traduction concrète et l’aboutissement logique – le « punir » allant de pair avec le « surveiller » déjà évoqué.

Cette rumeur enfin fait du Ventre de Paris un roman du mensonge par excellence. À aucun moment la vérité ne triomphe au sujet du personnage principal. Condamné à tort en 1851 parce qu’il se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment, Florent souffre d’une image parfaitement fausse et mensongère dans laquelle il est, à son insu, enfermé : alors que la narration fait de lui un être asexué, un maigre, un doux, la rumeur, elle, en fait un séducteur de femmes, un ogre dévorateur, un croquemitaine responsable des vols commis aux Halles. La rumeur amplifie par là même les défauts des propres personnages qui l’ont lancée ; « bref, on le [Florent] transforme en mâle surpuissant, avide d’argent et de pouvoir : on lui attribue les valeurs (d’établissement) des Halles, mais si exagérées qu’elles le transforment en monstre [21] ». Certes Florent n’est pas tout à fait innocent car il complote bel et bien contre le Second Empire, mais il est un naïf, un utopiste, un agneau vivant dans un monde de loups, qui se ment justement à lui-même et s’enferme à son tour dans ses propres illusions. Son plan d’insurrection, caché dans un tiroir, y est symboliquement enfermé avec un autre ouvrage au titre évocateur – La Clef des songes [22]. L’enfermement du mensonge et de l’illusion est donc total.

Ce pouvoir de la rumeur, cette omniprésence de la tromperie et de la trahison font en sorte que le destin de Florent est tracé d’avance et le travail narratif de Zola prend le relais dans l’enfermement de son personnage. Différents procédés se conjuguent pour accroître l’impression d’enfermement du bagnard évadé et montrer définitivement que l’évasion n’est qu’illusoire et que le véritable emprisonnement n’est peut-être pas celui de Cayenne. Outre l’habituel clôture encyclopédique par laquelle le savoir du romancier naturaliste enferme le lecteur et ne le laisse pas sortir du milieu étudié, d’autres procédés, plus propres au Ventre de Paris, reviennent régulièrement au long du roman.

On notera d’abord un jeu sur les temporalités qui insistent sur l’enfermement de Florent dans ses souvenirs qui le hantent : c’est le cas de ses lectures de jeunesse qui le conduisent de manière répétée aux erreurs payables du bagne ; c’est le cas de la femme morte qu’il a vue lors de sa première arrestation et qu’il revoit sans cesse depuis dans les rues de Paris ; c’est le cas enfin de son passé de bagnard qui le poursuit et l’empêche de vivre parfaitement libre, même quand il l’est physiquement. Lorsqu’il croise par hasard deux sergents de ville à son retour aux Halles,

Florent s’imaginait qu’ils le reconnaissaient, qu’ils se consultaient pour l’arrêter. Alors l’angoisse le prit. […] Enfin, il quitta le banc, se retenant pour ne pas fuir sur toute la longueur de ses grandes jambes, s’éloignant pas à pas, serrant les épaules, avec l’horreur de sentir les mains rudes des sergents de ville le prendre au collet, par-derrière [23].

Son passé, ses hantises racontées enferment Florent en lui-même. De la même manière, par un semblable jeu d’opposition et d’entremêlement des temporalités, l’arrivée de Florent aux Halles en 1858 est-elle mise en parallèle aux souvenirs de son arrestation en 1851 : on suit l’arrestation de Florent, son transfert du Dépôt de la préfecture de police au fort de Bicêtre, au pont d’Austerlitz, au port d’embarquement du Havre jusqu’à la cale de la frégate Le Canada, et la narration oppose cet épisode passé au retour présent du Havre jusqu’à Rouen, Vernon, Courbevoie et le pont de Neuilly, c’est-à-dire qu’elle décrit précisément l’aller-retour géographique déjà cité [24].

Cet exemple montre finalement que Zola se plaît à opposer ou enchâsser au sein de sa narration le récit de différents enfermements. Le meilleur exemple en est peut-être le récit de la déportation et de la survie de Florent à Cayenne enchâssé dans l’épisode de l’enfermement de la famille Quenu dans la cuisine où le père de famille prépare le boudin qu’il vendra. Il est intéressant de noter que ce passage est particulièrement travaillé et que l’on suit deux enfermements radicalement opposés, qui pourtant accablent tous deux Florent à travers deux temporalités et deux récits très divers : les forçats, parqués, étouffent dans cette île du Diable nue, aride sous les grands soleils, tandis que les Quenu et leur personnel s’enferment dans leur cuisine de l’enfer où la buée s’amasse goutte à goutte, où Florent étouffe aussi de chaleur à cause du fourneau [25]. Dans le récit de Florent il est question d’efforts et de souffrances ultimes des bagnards pour s’évader à travers la mer et la forêt amazonienne ; Quenu s’agite, sue avec tout autant d’efforts pour que le boudin soit bon et lui aussi fait ce qu’il appelle son « coup de feu [26] » ; il n’y a pas jusqu’à la bouillie du boudin dans laquelle on plonge les mains qui ne rappelle le sable mouvant où Florent s’enfonça jusqu’au ventre. La gravité et la trivialité des deux efforts sont bien sûr opposées, mais le récit des deux est parfaitement emboîté et l’on ne sait si l’accablement ressenti par le personnage à la fin du passage est lié à son souvenir du bagne ou à son existence d’être maigre au milieu de cette cuisine de gras : aux crabes grouillant dans le ventre vide du cadavre de l’un des prisonniers évadés de Cayenne s’oppose le boudin des Halles qu’on ingérera et qui sera à son tour enfermé dans le ventre des clients à venir [27]. Cet enchâssement montre une volonté délibérée de présenter l’enfermement de Florent comme toujours d’actualité. Les Halles rattrapent Cayenne et le lexique le prouve : la barricade où s’est fait prendre Florent [28] le dispute à une barricade de potirons qui gêne le passage [29], la cave où les insurgés sont jetés évoque celles des sous-sol des Halles ou le trou noir de l’oncle Gradelle [30], les cases où s’enferme le personnel du pavillon de la marée [31] – dont Florent fait d’ailleurs un moment partie – rappelle curieusement les huttes de l’île du Diable et les casemates de Bicêtre [32].

La narration est donc essentielle pour assurer l’enfermement du personnage d’un bout à l’autre du roman, d’un bout à l’autre du monde, d’une année à l’autre du Second Empire. C’est elle qui scelle définitivement le destin de Florent et son travail rappelle lointainement, par certains procédés, ceux de la tragédie antique. D’abord dans les opposants à Florent. Philippe Hamon rappelle que Zola, faisant converger les voix individuelles de ses personnages en un seul et même faisceau pour construire une voix collective qui juge et dénonce finalement le héros, instaure un chœur antique moderne, une nouvelle fama dans son roman [33] qui contribue à « enserrer perpétuellement le personnage d’un réseau particulièrement dense de jugements et d’évaluations sur son être et son faire, déplaçant donc l’accent du texte des passions des personnages aux réactions de l’opinion [34] ». Comme dans l’ancienne tragédie, le héros est donc en proie à un chœur de personnages incarnant les réactions de l’opinion. Mais plus encore, il est surtout le jouet de forces supérieures qui le dépassent et l’emprisonnent : dans une mythologie zolienne, ce sont les Halles elles-mêmes qui, sous la forme d’un monstre dévorateur né pour « la digestion d’un peuple », assument ce rôle [35].

Enfin, et surtout, le statut même de Florent rappelle celui du héros antique. Comme lui, il suscite à la fois crainte et pitié chez le lecteur, au moins celui de l’époque : crainte car Florent passe à l’acte, complote contre un régime prospère et stable en faveur d’une révolution « rouge », ce qui en 1873 évoque inévitablement les souvenirs de la Commune et autres révoltes populaires ; pitié car il n’est après tout qu’un maladroit amoureux de la liberté que l’on renvoie implacablement en prison. Le détail du pinson libéré de sa cage par Florent à la toute fin, alors même que ce dernier est arrêté, accentue cet aspect. À travers Florent et son emprisonnement, on voit ainsi surgir deux thématiques tragiques parallèles : celle du monstre libéré – ici le forçat en cavale – qu’il faut appréhender et renfermer pour l’empêcher de nuire ; et celle du bouc émissaire, victime innocente d’une machine aveugle qui se refuse à voir que le monstre n’est pas toujours celui que l’on croit. Dans tous les cas, son destin est joué d’avance selon la loi de l’antique fatum. Le fatalisme qui frappe Florent l’enferme dans une histoire dont seul lui est dupe. Ronnie Butler écrit très justement que « Florent possède les qualités classiques du héros tragique, pouvant reconnaître avec Oreste : “Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne”. Son innocence, imperméable à l’expérience, finit par le perdre. […] Au moment de sa défaite, il ne sait ni pourquoi il a échoué ni qu’il est un héros [36] ». Comme dans la tragédie, le lecteur-spectateur, lui, jouit de sa supériorité sur le personnage : il se doute, à la manière dont chacun des conjurés se défend d’avoir des liens avec la police, que ces derniers sont sans doute des espions infiltrés [37], et il sait de toute façon qu’il n’y a jamais eu de révolution en 1858. Le fil de la narration est inéluctable : « comment le “proscrit” pourrait-il échapper à cet espace disciplinaire, soumis en permanence au regard des inspecteurs et des sergents de ville prompts à saisir la marchandise avariée ou à fermer un étal clandestin [38] ? » Tout est joué d’avance ; on sait que Florent échouera et retournera d’où il est venu [39], c’est-à-dire à Cayenne, si bien que l’on peut dire avec Muriel Louâpre que l’« on s’évade d’une prison, mais pas d’un récit [40] ».

Par l’intermédiaire du milieu, puis par celui des discours, l’enfermement apparaît donc comme une donnée géographique, ethnologique et narrative du Ventre de Paris, roman construit sur une dialectique générale de l’emprisonnement et de la libération. Cette dialectique ne concerne pas la seule figure principale de Florent, mais l’ensemble des personnages qui évoluent précisément dans les Halles de Paris. L’espace étudié est présenté à travers le prisme de l’emprisonnement : comme sur la scène d’une tragédie antique, les personnages sont enfermés en un lieu dont ils se refusent le plus souvent à sortir. Ce lieu est alors défini par les personnages qui y habitent et détermine la destinée de ceux qui y évoluent. On ne peut s’empêcher de penser qu’un être comme Florent aurait eu un tout autre destin dans un autre milieu, face à d’autres personnages. L’exemple de Jacques Damour, nouvelle traitant du même retour d’un bagnard évadé mais dans un autre quartier de Paris, en est la preuve : à la différence de Florent, Jacques Damour finit sa vie heureux et libre.

À quoi tient finalement l’enfermement du Ventre de Paris ? Dans le micro-milieu bruissant des Halles, peut-être tout simplement au pouvoir de la parole, qu’elle soit fabula, cancans et mensonges du voisinage, fama, renommée fausse de Florent, ou fatum, destin tracé par la voix narrative qui forge elle-même la mythologie zolienne des Halles. D’une parole enfermée on passe à une parole enfermante. Dès lors, l’enfermement est généralisé sur tous les plans et Le Ventre de Paris débouche sur une littérature complète, un roman justement fermé sur lui-même, rappelant que le mot enfermer provient du verbe firmare, « rendre solide, consistant ». Cela illustre une nouvelle fois le besoin de tout dire de Zola.Tout dire sur un sujet, et ce par toutes les paroles possibles.


NOTES

[1] « L’action [du Ventre de Paris] est circonscrite dans un quartier très précisément délimité, et même, dans la partie centrale de celui-ci, qui correspond aux nouveaux pavillons Baltard et aux rues adjacentes », écrit Marie Scarpa dans Le carnaval des Halles. Une ethnocritique du Ventre de Paris de Zola, Paris, CNRS Editions, coll. « CNRS Littérature », 2000, p. 27. Dans son article « Lignes de fuite. La Bête humaine évadée du naturalisme », Romantisme, n°126, 2004, p. 65-79, Muriel Louâpre souligne par ailleurs qu’avant 1889, la prison est peu présente dans la production romanesque et fonctionne comme une « boîte noire », une « coulisse » dont seules intéressent les entrées et les sorties. Certes, dans Le Ventre de Paris, le bagne sert de coulisse à l’action principale se déroulant en France, mais sa description, si imaginaire soit-elle, reste essentielle pour étudier le roman comme un roman de l’enfermement.

[2] Philippe Hamon, Le Personnel du roman. Le système des personnages dans les Rougon-Macquart d’Émile Zola, Genève, Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 2011, p. 32.

[3] Émile Zola, Le Ventre de Paris, in Œuvres complètes, tome V, Paris, Nouveau Monde Editions, 2002-2008, p. 258-259. Toutes les citations suivantes sont tirées de cette édition.

[4] Ibid., p. 377.

[5] Ibid., p. 283. On notera par ailleurs, p. 287, que le secrétaire, transmis du même oncle Gradelle aux Quenu, possède « des ferrures terribles, une serrure de prison ».

[6] Ibid., p. 341 et 344.

[7] Ibid., p. 324.

[8] Ibid., p. 267-268. On relèvera avec profit dans cette citation les expressions « il essaya de sortir », « ne pouvant se dégager », « les bouts de rue se barricadaient », « il était repris par les Halles, le flot le ramenait ». Nous reviendrons plus bas sur l’importance du mot « barricade ».

[9] Ibid., p. 269. Là encore on relèvera notamment les expressions « il étouffait », « il ne fut plus qu’une chose battue, roulée, au fond de la mer montante ». Un autre exemple de cet entassement serait enfin celui des paniers de la criée aux beurres où Marjolin, Cadine et Léon « s’enfermèrent tous trois […] entre les quatre murs d’osier, loin du monde » pour déjeuner en cachette de la nourriture volée. Ibid., p. 381.

[10] Ibid., p. 355. Le verbe « s’enfermer » est d’ailleurs employé pour désigner le moment où le personnage s’apprête à épancher ses théories libertaires.

[11] D’autres exemples à propos de la déportation et de l’évasion du personnage accréditent cette idée. D’abord les bagnards sont appelés « transportés », le transport, le voyage étant synonyme de bagne, donc d’enfermement suprême. Puis, durant l’évasion de Florent, la Guyane est paradoxalement présentée comme une terre vaste sans barrière, mais où l’on n’en est pas moins enfermé, à l’image des voûtes de branche épaisses de sa forêt qui ne laissent revoir le ciel libre qu’après de longues heures de marche. Ibid., p. 313-314.

[12] Philippe Hamon, op. cit., p. 33.

[13] Émile Zola, op. cit., p. 264.

[14] Ibid., p. 295.

[15] Ibid., p. 306 : l’idiot Marjolin vit béat, selon l’idée fréquente chez Zola que les simples d’esprit sont parfois les plus heureux. De même, à côté de Marjolin, le petit Muche grandit librement, heureux, sans jamais sortir de la poissonnerie. Il est à noter cependant que lorsque sa mère l’enferme chez elle, Muche pleure jusqu’à ce qu’on lui rende sa liberté, preuve que son enfermement ne lui est tolérable que dans le quartier et non dans le strict logement familial.

[16] Ibid., p. 292.

[17] Philippe Hamon, op.cit., p. 69.

[18] Émile Zola, op. cit., p. 295.

[19] Ibid., p. 296.

[20] Ibid., p. 328.

[21] Marie Scarpa, op. cit., p. 149-150.

[22] Émile Zola, op. cit., p. 329.

[23] Ibid., p. 266-267.

[24] Ibid., p. 249 et 253-254.

[25] Ibid., p. 307 et 313.

[26] Ibid., p. 315.

[27] Ibid., p. 312.

[28] Ibid., p. 253.

[29] Ibid., p. 265.

[30] Ibid., p. 278.

[31] Ibid., p. 320.

[32] Ibid., p. 253 et 278.

[33] Marie Scarpa, op. cit., p. 107.

[34] Philippe Hamon, op. cit., p. 320.

[35] Émile Zola, op. cit., p. 264. L’enfermement n’est-il d’ailleurs pas la première étape de la manducation ? L’enjeu de l’arrestation de Florent dépasse en outre le personnage si l’on se souvient qu’elle débouche sur un « enfermement » renforcé de la France, le complot déjoué des Halles servant à museler l’opposition et à faire passer un projet d’impôt impopulaire par le gouvernement, ce qui laisse se dégager une dernière série de cercles concentriques d’enfermement, de la vie de Florent à celle des habitants des Halles à celles de tous les Français.

[36] Ronnie Butler, « L’étranger, personnage des Rougon-Macquart », Les cahiers naturalistes, n°65, 1991, p.147. Au moment de sa défaite d’ailleurs, Florent ressent une sorte de « soulagement » à être de nouveau arrêté, dénouement qui « ne semblait pas le surprendre », ce qui s’accorde avec l’idée d’inéluctabilité des événements. Émile Zola, op. cit., p. 461.

[37] Ibid., p. 357-358.

[38] Patricia Carles et Béatrice Desgranges, introduction au Ventre de Paris, op. cit., p. 242.

[39] Lisa Macquart le formule tôt dans le roman quand elle dit : « Florent est de quelque mauvais coup, je le sens. […] Il retourne au bagne, entends-tu ? » On notera ici la valeur du présent. Émile Zola, op. cit., p. 384.

[40] Muriel Louâpre, art. cit., p. 70.


POUR CITER CET ARTICLE

Arnaud Verret, « Un roman de l’enfermement. Géographie, ethnologie et narration des Halles dans Le Ventre de Paris », Les Cahiers du Ceracc, nº 8, 2015 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/verret.html [Site consulté le DATE].

Un bagnard évadé, Florent, caché dans le quartier des Halles, continue d’y être emprisonné. C’est d’abord là l’effet de la géographie des marchés, série de cercles dantesques où les espaces clos sont un piège pour qui y pénètre. La société mesquine des lieux accentue aussi cet enfermement : fraîchement arrivé, Florent est prisonnier de l’image d’individu suspect sujet aux ragots des « honnêtes gens », tandis que lui-même reste en proie à ses anciennes illusions révolutionnaires. La narration même n’offre aucune issue possible. Le lecteur, à la manière d’une tragédie grecque, jouit de sa supériorité et regarde Florent, avec une terreur mêlée de pitié, s’empêtrer à mesure qu’il lutte pour s’en sortir.

Doctorant à l’Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 sous la direction d’Alain Pagès, Arnaud VERRET porte actuellement ses recherches sur les aspects du monstrueux dans l’œuvre d’Émile Zola. Il s’intéresse par ailleurs à toutes les formes de monstruosité. Il a notamment contribué à la publication d’un Dictionnaire des créatures mythiques, légendaires et improbables des voyageurs (sous la direction de Dominique Lanni, Université de Malte) et participé au colloque international « L’imaginaire du voyage » organisé par l’Université de Braga (« Émile Zola : homo viator à la force de la plume »). Il vient de publier dans la revue Romantisme (n°167, 2015) un article sur le scénario d'une nouvelle érotique de Zola « Quand Zola devenait sérieusement pornographe. Étude des enjeux de l'écriture pornographique à la fin du XIXe siècle ».











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