Le voyage et son envers, ou comment déjouer la tentation de la claustration

Lecture croisée de trois textes d'Éric Chevillard : « Afrique », Oreille rouge, « Supplément au voyage d'Oreille rouge »

- Stéphane ANDRÉ -


Il peut sembler curieux de vouloir faire du voyage le support d'une réflexion portant sur l'enfermement ; mais voyage et enfermement sont deux notions qui peuvent se révéler complémentaires : cette opposition constitue même l'un des principaux enjeux des textes auxquels nous nous intéresserons ici.

Ces trois textes résultent d'un séjour qu'a effectué Éric Chevillard en Afrique à la faveur d'une résidence d'écriture au Mali. Cette circonstance est loin d'être anodine, car cet auteur né en 1962 ne passe pas pour être ce que l'on appelle un « écrivain voyageur » en prise avec le réel : au contraire, depuis son premier roman Mourir m'enrhume (1987) [1] jusqu'à son ouvrage le plus récent, L'Auteur et moi (septembre 2012) [2], il n'a cessé de revendiquer le primat de la fiction sur la réalité, en se livrant à un travail de sape à l'encontre des prétentions réalistes de ce qu'il appelle le « bon vieux roman [3] ». En se réclamant d'auteurs comme Samuel Beckett, Witold Gonbrowicz ou Henri Michaux [4], il exhibe et assume le caractère délibérément fictif de ses écrits.

On comprend dès lors la difficulté qu'a pu représenter pour lui cet arrachement à sa table de travail, à cet enfermement volontaire auquel il s'était accoutumé. Chacun de ces trois récits porte la trace de cette hésitation, de ce déchirement entre la nécessité du voyage et la tentation de la claustration. Après une présentation sommaire de ces trois textes, nous montrerons comment s'y manifeste un véritable désir d'enfermement  nous examinerons alors les raisons pour lesquelles l'auteur se refuse à céder à cette tentation de la claustration ; enfin, nous verrons comment Chevillard inscrit ce refus dans le champ de la littérature.

Un commentaire préalable s'impose quant à la forme que prend chacun de ces trois textes ; car s'il est un premier enfermement auquel se refuse Chevillard, c'est bien celui qui consisterait à se restreindre à un genre littéraire ou à un point de vue uniques. En dépit de la quasi-simultanéité de leur publication, ces trois textes se singularisent par leur inscription dans des codes génériques et des formats distincts. « Afrique » est une nouvelle de huit pages appartenant à un recueil intitulé Scalps, publié en mars 2004 aux éditions Fata Morgana [5] ; Oreille rouge est un roman de cent cinquante neuf pages paru en 2005 aux Éditions de Minuit [6] ; enfin, le « Supplément au voyage d'Oreille rouge » est un texte de neuf pages publié en novembre 2005 dans La Revue Littéraire [7]. Le choix d'éditeurs différents manifeste le souci de ne pas se laisser enfermer dans des contraintes éditoriales identiques.

Cette diversité se vérifie également dans le choix d'une focalisation fluctuante : dans la nouvelle « Afrique », rédigée à la première personne, l'auteur adopte le point de vue d'un voyageur marchant dans la rue et observant un vieillard à sa fenêtre ; dans le « Supplément au voyage d'Oreille rouge », rédigé à la troisième personne, Chevillard opère un basculement lui permettant cette fois d'épouser le regard d'un homme posté à sa fenêtre à son retour d'un voyage. Le roman, quant à lui, adopte une position intermédiaire : il relate l'expérience d'un personnage d'abord hostile au voyage, mais qui consentira finalement à en faire l'expérience.

En dépit de leur dissemblance, ces trois textes expriment tous à leur manière un désir de claustration. Dès les premières pages du roman Oreille rouge, l'auteur dresse le portrait d'un personnage attaché à son terroir, binant son carré de salades. Quand il reçoit la proposition de partir au Mali, le personnage éponyme commence par opposer un refus :

Au nom de quoi faudrait-il toujours partir ? Et s'il était plus aventureux de rester ? La vie est là, de toute façon. Il se demande si ceux qui partent ne bercent pas sans se l'avouer le rêve d'aller où elle n'est pas. Il développe de solides argumentations sur la beauté des habitudes. Il hoche sa lourde tête de philosophe. Son regard erre sur les murs de sa chambre. / Oh ! mais il ne va pas y aller. […] Il se trouve bien, lui, sur le sol natal. Il connaît le coin. [8]

L'enfermement auquel aspire le personnage est la condition nécessaire à cette vie simple et tranquille à laquelle pouvait rêver Verlaine en son temps ; pour paraphraser Pascal, on pourrait dire que tout le malheur de notre homme ne vient que d'une seule chose, qui est de ne pouvoir demeurer en repos dans une chambre. Et pour suggérer cette impression de quiétude associée à la sédentarité, au repli sur soi, le narrateur recourt à une première métaphore animalière, celle du chat :

il éprouve un tel contentement de soi qu'il ne voit aucune raison de modifier sa condition et préfère laisser fondre sa moelle sous sa langue avec délectation et les yeux tournés en dedans. / Une oreille attentive l'entendrait ronronner [9].

Dans la nouvelle « Afrique », le dispositif est différent ; cette fois-ci, deux personnages se font face : l'un est le narrateur qui part en voyage ; l'autre est un vieillard qu'il aperçoit au moment de son départ :

C'est le début de l'après-midi. Un très vieil homme se penche à sa fenêtre. Il déplie ses volets et les tire à lui lentement en reculant dans l'ombre. Tandis que je pars pour l'Afrique [10].

Toute l'économie de cette scène, qui court tout au long de la nouvelle, repose sur un double mouvement, manière de ralenti très cinématographique : un vieil homme se retire dans son appartement, tandis qu'un autre s'en va vers une destination lointaine  mais contre toute attente, c'est le sort du vieillard en fin de vie que paraît envier le voyageur, et qui suscite même chez lui un sentiment de jalousie :

Il recule dans l'ombre douce, dans l'ombre épaisse et pleine d'odeurs du chez-soi, tandis que je pars pour l'Afrique. Sa vieille tête rentre dans l'ombre, dans la carapace d'écailles sombres de sa chambre ou de son salon. Il ferme ses volets. L'ombre va s'épaissir encore. L'ombre familière, l'ombre sans angles ni arêtes du chez-soi [11].

L'image de la tortue rejoint ici celle du chat, pour dire le plaisir de l'enfermement. Mais celui-ci est également suggéré par l'évocation insistante de l'ombre dans laquelle se retranche le vieillard, ombre d'autant plus désirable pour le narrateur qu'il s'apprête à rejoindre une région particulièrement ensoleillée. Il en vient à jalouser « l'ombre douce du chez-soi [12] », « la bonne ombre qui va le recouvrir [13] ». Toute la nouvelle peut être lue comme une célébration du foyer, comme un hommage au renfermement :

Le vieillard fait retraite dans le confort du chez-soi, dans le contre-hiver. Il va hiberner dans la chaleur quiète de son appartement. Il sera bien dans son abri, ralenti par l'hiver et le grand âge. Il ne bougera guère de son fauteuil. Il va étendre une couverture écossaise sur ses genoux. Tandis que je pars pour l'Afrique. Il se calfeutre, tandis que je pars pour l'Afrique. Il n'ouvrira plus sa fenêtre pour ne pas laisser échapper l'ombre ni la chaleur, ni le confort quiet du chez-soi [14].

Il est dedans, blotti-blotti [15].

Faut-il s'en étonner ? le troisième texte donne une image tout aussi valorisante de l'enfermement : dans le « Supplément au voyage d'Oreille rouge », le protagoniste – qui porte le même nom que dans le roman – semble s'être substitué au vieillard entrevu à sa fenêtre dans la nouvelle « Afrique » :

l’étranger de passage qui aura l’idée ou le réflexe de lever les yeux [...] rencontrera peut-être le regard fixe d’un homme debout derrière son carreau […]. C’est Oreille rouge, l’explorateur, retour d’Afrique, qui observe désormais le monde depuis la fenêtre de sa chambre [16].

Oreille rouge jouit de sa propre présence chaleureuse mais discrète. Tout autre que lui encombrerait davantage dans cette chambre de dimensions modestes. Quant à lui, il s’y meut avec souplesse, sans se heurter jamais ni jamais obstruer le passage. Quelquefois, il doute de s’y trouver lui-même, tant l’espace est ouvert et dégagé. Le fauteuil du père, un lit, une armoire constituent un mobilier suffisant pour l’homme qui a passé une partie de sa vie en Afrique [17].

On le voit, en première lecture, la claustration constitue dans ces trois textes une manière d'idéal : elle répond à un besoin profond des personnages en ce qu'elle incarne tout à la fois la tranquillité, la sécurité, et une forme de retraite infiniment préférable aux aléas du voyage.

Pour autant, il serait aventureux de prétendre que cet éloge de l'enfermement résume à lui seul l'idéal de son auteur. Il y a évidemment quelque chose d'assez suspect et même d'assez risible à vouloir ainsi surligner le bonheur du confinement ; l'écriture de ces trois textes participe de ce point de vue d'une esthétique de la caricature. Et si étymologiquement l'enfermement peut être le lieu d'une consolidation – le verbe fermer est formé sur le latin classique firmare, « rendre ferme, solide » –, il peut aussi constituer un péril.

D'ailleurs, l'image que l'auteur donne de la claustration n'est pas aussi univoque qu'il y paraît, et l'enfermement sent parfois le renfermé : le narrateur de la nouvelle « Afrique » éprouve un attrait morbide pour l'« odeur un peu rance [18] » de l'appartement du vieillard, tandis que dans le « Supplément au voyage d'Oreille rouge », le personnage se félicite de retrouver sa maison natale « où flottent encore les odeurs de l’enfance, devenues fort rances, vieil œuf, vieil ail, vieille poussière [19] ». L'enfermement est connoté tout aussi négativement quand le narrateur résume l'idéal de vie du personnage, retour d'Afrique : « Oreille rouge s’épanouit dans cette vase, dans ce remugle, parmi les blattes, ses sœurs cachées, qui ont hérité de la maison avec lui, en indivision [20] ». La claustration prétendument assumée, et préférée au voyage, peut aussi être lue comme un renoncement dû à un manque de courage ; c'est du moins ce que laisse entendre le narrateur dans le roman :

On commence à cerner ce personnage moyennement complexe. Un certain talent pour la rhétorique de la justification et de la mauvaise foi aurait pu nous abuser. Mais non, nous l'avons vite percé à jour. C'est un pleutre. Il ne respire que dans sa tanière, dans son odeur [21].

La claustration constitue également un danger en ce qu'elle empêche l'individu de se réaliser. Ce goût du chez-soi peut être lu métaphoriquement comme un renoncement à laisser s'épanouir sa propre personnalité. À trop être fidèle à la mémoire familiale et à sacrifier au plaisir d'habiter sa maison natale, le personnage d'Oreille rouge s'interdit de vivre sa propre vie :

Chien tatoué identifiable entre tous, ramené à ses maîtres. À la niche. La maison familiale l’accueille dans son ombre, dans la brocante des souvenirs. Il occupe le fauteuil du père : l’illusion est parfaite. C’est lui. C’est le même homme. Absurde répétition que l’engendrement. On se passe le rôle de père en fils. Ce fauteuil pourrait être aussi bien le rejeton du fauteuil paternel. Bois mort dont on fait le petit bois. Oreille rouge se complaît dans l’immobilité. Il bouge d’autant moins dans le corps de son père, et cela lui convient [22].

Après avoir assimilé son personnage à un chat ou à une tortue, Chevillard, dont on connaît la fascination pour le monde animal [23], l'assimile maintenant à un chien. Mais cette dernière image est évidemment moins valorisante ; elle suggère l'idée d'un enfermement subi : le personnage est prisonnier des déterminismes familiaux.

La claustration a également pour effet de priver celui qui s'y adonne de tout contact avec le monde moderne, comme en témoigne la description des objets qui environnent le vieillard dans la nouvelle « Afrique » :

L'autre est entouré de toutes ses affaires, ses choses hors d'âge. Il se pelotonne dans ses cadres surannés, au milieu de ses bibelots ridicules, de ses photos pâlies. Son couvre-lit est une horreur, de grands carrés de crochet cousus, j'en suis sûr [24].

Il écrase maintenant son blaireau dans une soucoupe, sur la tablette de verre fendue de son cabinet de toilette. Une dame vient le lundi et le vendredi descendre les ordures et remonter l'horloge. Elle se hisse sur un tabouret. Les papiers peints sont passés de mode et défraîchis. Les plafonds sont gris. Il y a aux murs des tapisseries naïves. C'est un vieil intérieur de vieux [25].

La claustration prend ici une coloration nettement plus sombre : elle n'est pas seulement un enfermement choisi, elle est aussi la conséquence du vieillissement auquel a toujours été sensible l'auteur de Mourir m'enrhume [26] ; le personnage enfermé dans le corps d'un vieil homme voit sa mobilité limitée ; et cette « ombre épaisse » dont nous avons déjà parlé, tellement désirée par le narrateur, peut être lue aussi comme l'ombre de la mort. D'ailleurs, est-il dit plus loin, « L'ombre va s'épaissir encore. » ; « Cette ombre l'appelle, l'aspire, il lui cède. Il va s'enfermer avec elle. » ; « Il se replie dans l'ombre sans mystère [27]. » ; la tentation de la mort et de la disparition est également présente dans le « Supplément », lorsque la silhouette d'Oreille rouge vient à son tour se placer à la fenêtre :

Il ne cesse de se le répéter, l’acquisition d’un rideau de tulle s’impose, derrière lequel il serait invisible de la rue, réduit du moins à une forme floue, soulagé du même coup du poids et de l’encombrement de son corps [...] [28]

Derrière le rideau de tulle, léger linceul de la délivrance, il verrait sans être vu le monde poursuivre modestement sa course [...] [29]

Cependant, s'il peut envier la posture du personnage qui recule dans l'ombre de son appartement, Chevillard, lui, ne reculera pas devant l'expérience du voyage – aussi effrayante qu'elle ait pu lui sembler. Ces trois textes nous disent donc tout à la fois un désir d'enfermement, et la volonté de ne pas y céder.

Mais si Chevillard a pu consentir à la nécessité de séjourner au Mali pour les besoins particuliers de son roman, il ne faut pas s'y tromper : il est prompt à revenir au vrai voyage, au voyage enfin découvert et éclairci, le seul voyage par conséquent réellement vécu ; et ce voyage, c'est évidemment la littérature.

En témoigne le « Supplément au Voyage d'Oreille rouge », dans lequel le protagoniste retourne à ses convictions premières en assumant le choix de la claustration volontaire ; paradoxalement, cet enfermement est présenté comme une forme de voyage grâce à l'accumulation d'un grand nombre de poncifs empruntés au roman d'aventure :

Oreille rouge opte donc pour l’immobilité [...]. Il a fait ses malles, des stocks de conserves et de surgelés. En se rationnant, il peut tenir six ans, selon ses calculs. Il n’aura même pas à élever des chèvres sauvages. Très consciemment, en homme qui a bravé tous les périls, il s’expose à la menace du scorbut. C’est le lot des conquistadores. Un risque à prendre. Il en a vu d’autres. Au moins se sait-il à l’abri des tempêtes, des naufrages et du canon des pirates. Il a également désactivé sa sonnette. Parfois, un démarcheur frappe lui-même à sa porte les trois coups du branle-bas de combat. Oreille rouge solidement barricadé ne sursaute même pas. Il vérifie stoïquement que le verrou de sa chambre est poussé. Il cale le dossier d’une chaise sous la poignée [30].

La versatilité du personnage rejoint celle de Chevillard, toujours tenté de rompre les amarres, et de recourir à l'imagination plutôt qu'à la représentation du monde réel ; à choisir, il se revendique plus volontiers du bateau ivre de Rimbaud que du « bon vieux roman » balzacien :

Oreille rouge a rompu les ponts. […] La peinture de son plafond s’écaille, formant tout un réseau de lignes, de ramifications, suffisant atlas pour le voyageur immobile. Il y a des Indiens sur les rives de ces fleuves, des tribus sauvages aux coutumes ignorées, aux mœurs déconcertantes, qui ont pour ennemis la tarentule et l’ocelot. Ces pistes s’enfoncent dans des déserts de sel où la soif s’inquiète de manquer de poivre. Ces routes mènent à des capitales populeuses, ces petits sentiers se perdent dans des campagnes enneigées, toute la terre est desservie par ces chemins sinueux qui traversent des taïgas, des pampas, des savanes, des steppes, des bocages... [31]

Le caractère ostensiblement poétique et musical de voyage imaginaire confirme le primat de la littérature sur tout autre enjeu strictement référentiel. Et nous oblige à relire la nouvelle « Afrique » pour y découvrir un tout autre sens que celui que l'on avait cru y déceler en première lecture. Car au fond, quelle est cette fenêtre à laquelle se penche ce « très vieil homme », au début de la nouvelle ? Que sont ces volets qu'il tire à lui lentement en reculant dans l'ombre ? « Des volets jaunes, nous dit l'auteur avec une insistance suspecte, ce sont des volets jaunes », et même « Des volets jaunes pâles », « deux fois trois battants de fer articulés, de part et d'autre de la fenêtre [32] ». Pour qui ne l'aurait pas encore compris – et nous avons longtemps fait partie de ceux-là – Chevillard ne fait rien d'autre qu'évoquer la couverture des éditions Fata Morgana que caractérisent une couleur jaune pâle et deux rabats de carton. Dès lors, tout s'éclaire ; et la nouvelle que nous croyions comprendre, enfermés que nous étions dans notre première lecture, peut être lue comme une évocation allégorique du livre tel qu'il se présente sous nos yeux : « Circonscrit par les murs blancs, les volets clairs, il y a ce rectangle l'ombre sur lequel se détache la vieille silhouette un peu tremblante et rabougrie  [33]» du vieil homme.

Cette silhouette, que Chevillard nous décrit « habillée d'une sorte de tricot de corps [34] », c'est évidemment celle du bon vieux personnage de fiction tel que l'ont mis à mal leur auteurs du Nouveau Roman, mais que parvient encore à susciter l'ombre des caractères portée sur les pages du livre. Quant à cette ombre, ce refuge, il s'agit manifestement de l'écriture, ce plaisir antédiluvien dans lequel voudrait pouvoir s'enfermer l'écrivain – à l'instar de son personnage qui, lorsque l'épaisse couverture coquille d’œuf se referme sur lui, « se recroqueville dans l'ombre de son chez-soi. [...] s'enveloppe dans une robe de chambre douillette, matelassée. Du molleton. Il casse un œuf dans une poêle [35]. » Mais que l'on ne compte pas sur Chevillard pour se laisser tenter par la séduction d'une forme littéraire surannée : si « le vieil homme ramène à lui les deux volets articulés et se retranche dans l'ombre, parmi ses meubles d'une autre époque. La bonnetière, le vaisselier [36] », l'auteur, lui, a d'autre projets :

[…] le soleil restera dehors. Le soleil restera en Afrique. Le soleil déboise, le soleil dégage de grands espaces dont il va falloir faire quelque chose. Ce n'est plus pour le petit vieillard, ces entreprises. Il n'a plus rien à gagner ni à perdre dans ces stades. Il se retire de la compétition. Il ferme. Il nous laisse seuls, le soleil et moi, dehors. / Je pars pour l'Afrique [37].

Nous pouvons observer pour conclure que si chacun de ces trois textes fonctionne indépendamment, seul leur rapprochement permet de mesurer toute l'étendue du questionnement mis en œuvre par Chevillard. Car l'auteur d'Oreille rouge ne se laisse pas enfermer dans une opposition simpliste qui reverrait dos à dos voyage et repli sur soi. À une figure binaire il préfère la forme du triangle qui donne lieu une construction que l'on pourrait dire kaléidoscopique, où il démultiplie pour mieux les conjurer les formes d'enfermement les plus diverses – enfermement dans un genre ou une posture énonciative uniques ; enfermement dans le confort d'une forme narrative surannée, enfermement dans un héritage symbolique ou littéraire dont il cherche et parvient – nous semble-t-il – à échapper.


NOTES

[1] Éric Chevillard, Mourir m'enrhume, Paris, Les Éditions de Minuit, 1987.

[2] Éric Chevillard, L'Auteur et moi, Paris, Les Éditions de Minuit, 2012.

[3] Éric Chevillard, « Portrait craché du romancier en administrateur des Affaire courantes » dans R de Réel, volume J, septembre-octobre 2001.

[4] Sur l'influence d'Henri Michaux et de Samuel Beckett sur l’œuvre d'Éric Chevillard, voir Christine Jérusalem, « La Rose des vents : cartographie des écritures de Minuit », dans Bruno Blanckeman et Jean-Christophe Millois (dir.), Le Roman français d'aujourd'hui, Paris, Prétexte éditeur, 2004, p. 61.

[5] Éric Chevillard, « Afrique », Scalps, Saint Clément, Fata Margana, 2004.

[6] Éric Chevillard, Oreille rouge, Paris, Les Éditions de Minuit, 2005.

[7] Éric Chevillard, « Supplément au voyage d'Oreille rouge », La Revue Littéraire, novembre 2005, pp. 1-9.

[8] Éric Chevillard, Oreille rouge, op. cit., 2005, pp. 7-8.

[9] Éric Chevillard, Oreille rouge, op. cit., p. 14

[10] Éric Chevillard, « Afrique », Scalps, op. cit., p. 1.

[11] Éric Chevillard, « Afrique », Scalps, op. cit., p. 1.

[12] Éric Chevillard, « Afrique », Scalps, op. cit., p. 51.

[13] Éric Chevillard, « Afrique », Scalps, op. cit., p. 52.

[14] Éric Chevillard, « Afrique », Scalps, op. cit., p. 51.

[15] Éric Chevillard, « Afrique », Scalps, op. cit., pp. 54-55.

[16] Éric Chevillard, « Supplément au voyage d'Oreille rouge », art. cit., pp. 1-2.

[17] Éric Chevillard, « Supplément au voyage d'Oreille rouge », art. cit., p. 8.

[18] Éric Chevillard, « Afrique », Scalps, op. cit., p. 51.

[19] Éric Chevillard, « Supplément au voyage d'Oreille rouge », art. cit., p. 2.

[20] Éric Chevillard, « Supplément au voyage d'Oreille rouge », art. cit., p. 2.

[21] Éric Chevillard, Oreille rouge, op. cit., p. 11.

[22] Éric Chevillard, « Supplément au voyage d'Oreille rouge », art. cit., p. 3.

[23] Isabelle Rinaldi, « Palafox & Cie... L'animal dans l'écriture romanesque d'Éric Chevillard », dans Lucile Desblache (dir.), Écrire l'animal aujourd'hui, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2006, pp. 103-112.

[24] Éric Chevillard, « Afrique », Scalps, op. cit., p. 54.

[25] Éric Chevillard, « Afrique », Scalps, op. cit., pp. 54-55.

[26] Éric Chevillard, Mourir m'enrhume, Paris, Les Éditions de Minuit, 1987.

[27] Éric Chevillard, « Afrique », Scalps, op. cit., p. 50.

[28] Éric Chevillard, « Supplément au voyage d'Oreille rouge », art. cit., p. 2.

[29] Éric Chevillard, « Supplément au voyage d'Oreille rouge », art. cit., p. 2.

[30] Éric Chevillard, « Supplément au voyage d'Oreille rouge », art. cit., p. 4.

[31] Éric Chevillard, « Supplément au voyage d'Oreille rouge », art. cit., pp.6-7.

[32] Éric Chevillard, « Afrique », Scalps, op. cit., p. 49.

[33] Éric Chevillard, « Afrique », Scalps, op. cit., p. 50.

[34] Éric Chevillard, « Afrique », Scalps, op. cit., p. 50.

[35] Éric Chevillard, « Afrique », Scalps, op. cit., p. 55.

[36] Éric Chevillard, « Afrique », Scalps, op. cit., p. 52.

[37] Éric Chevillard, « Afrique », Scalps, op. cit., pp. 52-53.


POUR CITER CET ARTICLE

Stéphane André, « Le voyage et son envers, ou comment déjouer la tentation de la claustration, Lecture croisée de trois textes d'Éric Chevillard : « Afrique », Oreille rouge, « Supplément au voyage d'Oreille rouge » », Les Cahiers du Ceracc, nº 8, 2015 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/andre_stephane.html [Site consulté le DATE].

À travers deux nouvelles et un roman inspirés d'un séjour au Mali, Éric Chevillard examine le conflit intérieur que chacun peut éprouver entre l'envie de parcourir le monde et la tentation de rester chez soi. Les personnages qu'il met en scène n'ont d'autre fonction que d'incarner ces deux polarités. Dans ces trois textes, l'enfermement apparaît comme une solution séduisante mais potentiellement mortifère. L'opposition se résout dans un paradoxe : seul le repli dans l'écriture permet l'évasion véritable.

Agrégé de lettres modernes, Stéphane ANDRÉ a consacré plusieurs travaux à l’œuvre d’Éric Chevillard dont une étude portant sur le roman Oreille Rouge : « Faut-il scalper l'écrivain-voyageur ? ». Il prépare actuellement une thèse de doctorat sous la direction de Bruno Blanckeman consacrée à la représentation du tourisme dans le roman contemporain. Ses recherches portent sur la période 1990-2010 et s'appuient sur un corpus intégrant des auteurs publiés aux Éditions de Minuit (Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Éric Chevillard, Antoine Volodine) et des romanciers publiés dans d'autres maisons d'édition (dont Michel Houellebecq, Olivier Rolin et Marie N'Diaye).











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