Introduction
- Marion CROISY, Marie SOREL & Anaëlle TOUBOUL -
− Roberto Zucco s’est échappé.
− Encore une fois.
− Mais qui le gardait ?
− Qui en avait la charge ?
− …C’est une prison moderne. On ne peut pas s’en échapper.
− … Zucco, Zucco, dis-nous comment tu fais pour ne pas rester une heure en prison ?
Par où as-tu filé ? Donne-nous la filière.
ZUCCO : Par le haut, il ne faut pas chercher à traverser les murs, parce qu’au-delà des murs il y a d’autres murs, il y a toujours la prison. Il faut s’échapper par les toits vers le soleil.
On ne mettra jamais un mur entre le soleil et la terre.
Bernard-Marie Koltès, Roberto Zucco, Les Éditions de Minuit, 1990 [1].
De la clôture à la claustration, du confinement à la contrainte, le thème de l’enfermement se décline selon des modalités plurielles. Lors de la journée d’études qui s’est tenue le 15 juin 2013 en Sorbonne − dont le présent cahier constitue les actes −, nous avons souhaité déployer l’éventail des facettes de ce motif protéiforme, qui traverse la littérature depuis ses origines, et dont la modernité s’est très largement emparée. Cet attelage de l’enfermement et de la modernité suscite a priori le questionnement, puisque être « moderne », n’est-ce pas avant tout briser le joug traditionnel, se libérer de la prison du classicisme entendu au sens large ? Cette confrontation nous a paru d’autant plus intéressante que la question de l’enfermement se révèle particulièrement saillante durant la période proposée à l’étude. Rappelons que le XIXe siècle est celui de la mise en place du système carcéral moderne et de l’encadrement institutionnel de l’asile psychiatrique. Si les thèses de Michel Foucault sur la société disciplinaire [2] ont pu être contestées, elles témoignent du moins de ce sentiment d’enfermement omniforme qui baigne l’époque concernée et que reflètent les œuvres littéraires. Plus largement, la vision du monde bourgeoise, qui s’est progressivement imposée comme idéologie dominante dans notre société, s’est forgée dans « la négation de toute extériorité [3] ». Le développement croissant tout au long de ces deux siècles d’une société marchande, individualiste et aliénante entraîne par ailleurs l’émergence de nouveaux lieux et modes d’enfermement dont se saisissent les littérateurs, que l’on songe aux Halles de Paris au XIXe siècle [4] ou au monde de l’entreprise à la fin du XXe siècle [5].
Ainsi, sans restriction d’univers ni de forme d’écriture, la littérature moderne s’affronte à l’enfermement ; elle l’investit, le décrit, le métaphorise. Notion mouvante et polymorphe, l’enfermement se présente comme une expérience globale dont la richesse en fait une source d’inspiration privilégiée pour la création littéraire. À l’extrême limite, comme le montre l’économiste Bernard Walliser, tout système − tout principe organisationnel, toute entité, tout vivant − est enfermement [6]. Et si la littérature est avant tout exploration des possibles existentiels, elle ne saurait occulter l’enfermement, considéré par certains comme l’expression même de l’humaine condition. Il est « marque de toutes les limitations, cause de toutes les solitudes [7] », précise la psychologue clinicienne Claude Revault d’Allonnes, qu’il s’agisse de l’« enfermement dans un corps, un sexe, une pensée, dans les limites d’une vie, en nous-mêmes [8] ».
L’enfermement renvoie donc à un champ d’investigation bien plus vaste que la seule réclusion d’un individu dans un lieu de privation de liberté, dont la détention carcérale serait le paradigme. Certes, le terme évoque en premier lieu l’épreuve du confinement physique, qui constitue une de ces expériences limites offrant un terreau fertile à l’imagination de l’écrivain. Ce sont les légionnaires ou les prostituées dans leurs quartiers réservés chez Mac Orlan [9], les amants reclus de Stendhal [10], ou encore les héros prisonniers d’Emmanuel Carrère [11], autant de figures, à la fois très différentes et pourtant si proches, de ces héros « enfermés ». Mais en littérature, lieu privilégié de l’expression de l’âme, l’enfermement est peut-être avant tout enfermement psychique. De la monomanie du fou à la cage dorée de l’imagination, en passant par la prison des passions ou les barrières des cadres moraux, sociaux, culturels, idéologiques ou encore linguistiques, c’est bien souvent l’esprit, et non uniquement le corps, qui fait l’épreuve de la claustration. C’est ce que met en lumière l’ensemble des interventions de cette journée d’études, du romancier voyageur incapable de sortir de ses clichés chez Éric Chevillard [12] au Don Juan de Roland Topor, emprisonné dans un genre sexuel qui n’est pas le sien [13].
La représentation de ces expériences consiste en un véritable défi : l’œuvre littéraire, qui n’est que mots, paroles, dire, bat en brèche le silence et l’impossible communication auxquels est confronté l’enfermé. Les récits d’enfermement, physiques ou psychiques, deviennent ainsi une tentative de dire l’indicible, de donner voix à ceux qui sont condamnés à rester silencieux. Si l’enfermement est avant tout absence d’échanges, la parole libératrice permet de briser cette entrave. Comment alors dire les mots/maux de l’enfermement ? C’est une des questions à laquelle les articles de cette livraison tentent de répondre.
La parole enfermée, c’est également celle qui, à l’inverse, tire profit de la puissance créatrice de l’enfermement. Celui-ci se transforme alors en catalyseur de l’expression artistique. Comme le souligne l’homme de lettres et intellectuel Jean Duvignaud, « [c]’est dans le domaine de l’espace − lieu délimité, clos − que se joue souvent l’expérience de la vie imaginaire, de la culture, de la création [14]. » Des exemples aussi divers que les monastères des XVIe et XVIIe siècles, les cours princières ou encore les ateliers de peintres de Paris de la fin du XIXe siècle sont autant de témoins, selon lui, de cette volonté de « s’abriter dans des niches − pour innover [15] ». L’universitaire Paule Petitier résume et métaphorise, dans une formule synthétique, cette proximité entretenue entre enfermement et création littéraire : « L’espace clos de la cellule figure à la fois le psychisme du créateur, l’espace mesuré du texte et de ses contraintes, la vocation même de l’auteur qui se veut ermite de l’écriture [16]. » On ne peut par ailleurs oublier le lien indissociable qui associe, bien avant les expérimentations oulipiennes, production littéraire et contraintes − scripturales et non physiques cette fois-ci. André Gide le formule de manière éloquente dans les Nouveaux Prétextes : « Le grand artiste est celui qu’exalte la gêne, a qui l’obstacle sert de tremplin […]. L’art naît de contraintes, vit de lutte et meurt de liberté [17]. »
Cet enfermement dans des normes − de forme, de genre, ou liées à un mouvement littéraire − est interrogé par l’écrivain qui, tout en s’y soumettant, tente bien souvent de le déjouer. Au XIXe siècle, comme le souligne Paule Petitier, « l’obsession de l’enfermement comme thème littéraire coïncide logiquement avec le moment où la littérature théorise son autonomie et sa clôture [18] ». Les textes mettent donc en œuvre, à tous les sens du terme, l’évasion dont ils rêvent, pour leurs personnages comme pour eux-mêmes. Les travaux présentés dans ce numéro nous exposent comment le littérateur moderne refuse de se laisser enfermer dans une pratique scripturale et brise les carcans génériques traditionnels, qu’il s’agisse d’Eric Chevillard revisitant le récit de voyage, de Mac Orlan créant le genre hybride du « reportage sentimental », ou encore du théâtre monologal contemporain, rompant avec l’essence dramatique du dialogue et flirtant avec le récit ou la poésie [19].
Revers de la parole enfermée, c’est enfin la parole qui enferme que la thématique de notre journée peut convoquer. On pensera notamment aux récits pièges, où le mécanisme implacable de la narration prend le lecteur plus ou moins consentant dans ses rouages, ou, plus simplement, à l’enfermement de ce dernier dans une conscience ou un point de vue uniques, dans des textes où la narration collant au plus près de la conscience du héros ne lui offre que la vision partielle et partiale de la focalisation interne.
Investir le thème de l’enfermement, pour la littérature moderne, c’est donc interroger, pour la remettre en cause, cette tendance, à la fois spontanée et naïve, qui consiste à regarder les choses et le monde en les organisant selon des limites distinctes et permanentes. En effet, défiant la notion de limite qui s’impose logiquement pour penser celle d’enfermement – la limite recouvre un « vaste de champ lexical », elle est « frontière, partage, symétrie, distance, clôture, exclusion, finitude [20] » – la littérature met en jeu une série de paradoxes et d’ambiguïtés des plus propices à susciter questionnements et analyses. Suivant les textes, ou parfois au sein d’un même écrit, l’expérience de l’enfermement peut se dire à la fois comme une extrême souffrance et une épiphanie, une réconciliation avec soi-même et un adieu au monde, une victoire de l’idéal et le lieu de la désillusion. De même, elle nous parle de marginalité et de communauté, d’aliénation et d’introspection, de désœuvrement et de création.
La littérature nous invite ainsi à penser un rapport complexe entre les deux parties que la limite sépare, entre les notions de liberté et de contrainte, d’intérieur et d’extérieur, entre celles d’âme et de corps, d’identité et d’altérité, autant de concepts qui constituent les grands pôles autours desquels la notion d’enfermement peut être appréhendée. Les limites ne sont pas fixes et immuables, mais toujours déplaçables, perméables, réversibles, elles sont aussi là où l’on ne s’y attend pas. Dans l’œuvre de Roland Topor, par exemple, la limite ne réside plus dans l’éternel recommencement de la conquête qui marque l’aliénation de Don Juan mais dans l’enfermement du personnage dans un corps de femme, le dramaturge sortant ainsi du mythe littéraire traditionnel [21]. En ce sens, les diverses représentations de l’expérience de l’enfermement se révèlent être autant de manières d’affronter l’enfermement.
La réflexion au cours de cette journée d’étude s’est articulée autour de quatre grandes étapes. Partant du constat que l’enfermement entraîne une dichotomie continuelle entre le dedans et le dehors, l’ici et le là-bas, la mobilité et la claustration, les interventions d’Arnaud Verret et Stéphane André ont esquissé une cartographie de l’enfermement, qui brouille ces catégories et permet de réfléchir sur la réversibilité de ces pôles et de leur valeur axiologique. Ils illustrent ainsi cette surprenante définition du poète et essayiste Michel Deguy selon laquelle « le dedans est un dehors retourné, le dehors est un dedans renversé [22] ».
Donnant à la notion d’enfermement un sens social qui met en jeu le rapport de l’enfermement à la marginalité, Zacharie Signoles et Aurore Labadie ont analysé les mécanismes d’un emprisonnement multiforme et mortifère à l’œuvre dans ces « enfers médiocres » que représentent certaines microsociétés – les bagnes pour le premier et l’entreprise pour la seconde.
Nicolas Allard et Sylvaine Lecomte-Dauthuille se sont saisis des deux modalités antithétiques qui régissent la confrontation entre enfermement physique et enfermement psychique : si, selon une tradition philosophique empreinte de platonisme, l’ouverture de l’esprit fait pendant à l’enfermement du corps, l’échappée de l’esprit dans l’imaginaire fait pendant, quant à elle, à la situation d’un corps enfermé. Mais à l’inverse, la claustration physique peut être indissociable de la contention mentale, l’une et l’autre s’alimentant réciproquement. Se manifeste alors un redoublement de l’enfermement, un « enfermement au carré ».
À partir d’une étude du théâtre monologal, genre bien particulier qui enferme le sujet dans un tête-à-tête avec lui-même, Aurélia Gournay et Agnès Cambier ont analysé les mécanismes de la dépossession et de la ressaisie de soi, du dédoublement et du narcissisme, du solipsisme et de la communication.
Nous remercions ici l’ensemble des participants qui, par la richesse de leurs interventions et la fécondité des échanges suscités, ont permis de faire de cet évènement un moment de réflexion et de partage fructueux. Cette journée n’aurait par ailleurs pas pu avoir lieu sans l’aide logistique et financière de l’ED 120, et sans la confiance et le soutien constants de son directeur, Jeanyves Guérin. Qu’il en soit ici très vivement remercié.
Marion Croisy, Marie Sorel & Anaëlle Touboul, « Introduction », Les Cahiers du Ceracc, nº 8, 2015 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/introcahier8.html [Site consulté le DATE].
Introduction au Cahier du Ceracc n°8.
Marion CROISY est certifiée de Lettres modernes, titulaire d'un Master Recherche de Lettres modernes et d'un Master 1 de philosophie. Actuellement ATER à l'Université de Lille 2 (IUT de Roubaix), elle prépare une thèse de doctorat à l'Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 sous la direction de Paolo Tortonese (CRP 19) intitulée « Ecrire la prison au XIXe siècle : représentations romanesques et imaginaire social de la sanction pénale ».
Marie SOREL, agrégée de Lettres modernes, a soutenu une thèse de littérature française (Prix Louis Forest 2014) sous la direction d’Alain Schaffner (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) portant sur la représentation du jeu et des loisirs dans l’œuvre romanesque, théâtrale et poétique d’Henry de Montherlant. Enseignante dans le secondaire depuis 2005, elle a exercé en lycée général et technologique, en lycée professionnel et en collège. Elle assure depuis 2011 une charge de cours à Paris 3 et a été membre élue du Conseil de gestion de l’Ecole Doctorale 120 de 2009 à 2011.
Anaëlle TOUBOUL est agrégée de Lettres Modernes et licenciée de Langue, Littérature et Civilisation Étrangères (anglais). Elle prépare une thèse de littérature française sous la direction d’Alain Schaffner (UMR 7172 THALIM, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) consacrée à la représentation subjective de la folie dans le roman au XXe siècle. Elle exerce les fonctions d’ATER à l’université d’Angers.