L'enfermement dans le roman d'entreprise
- Aurore LABADIE -
Dans Les Chaussures, le drapeau, les putains, Nicole Caligaris prolonge les questionnements de son univers romanesque en offrant une série de réflexions sur la condition de l’homme moderne au travail. S’appuyant sur les catégories développées par Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne [1], elle définit notre espèce, celle des homo laborans, par une antinomie : « Notre condition, explique-t-elle, est de subir et de vouloir notre travail [2]. » L’actualisation de ce topos philosophique réfléchit le paradoxe de l’homme au travail qui est conjointement dans une forme d’enfermement – puisqu’il subit le travail, forcé par des nécessités économiques – et dans une forme de liberté – dans la mesure où il recherche activement un travail lorsqu’il vient à manquer.
Si l’homme subit l’acte de travailler, cela signifie que ce dernier ne relève pas d’un libre choix, mais d’une contraignante nécessité : l’emploi rémunéré, parce qu’il est une des modalités de satisfaction des besoins élémentaires, est une condition d’indépendance et d’autonomie à laquelle il est difficile de se soustraire. À ce titre, le travail entre dans la catégorie du nécessaire – ce qui ne peut pas ne pas avoir lieu. Pour autant, comme le souligne Nicole Caligaris, l’homme veut un travail. Or, sous l’angle psychanalytique, la volonté, qui présuppose le désir, est, en tant que telle, « liberté à l’égard de notre propre nature [3] ». Si l’homme est en mesure de vouloir un travail, cela révèle qu’il choisit librement de s’asservir à ce dernier.
Ces questionnements, qui se refusent à une vision monolithique et qui rendent le concept de « travail » à sa complexité, sont au cœur des romans qui représentent l’entreprise à partir des années 1980 – début d’une « refondation [4] » du « roman d’entreprise ». Par « roman d’entreprise », nous entendons des romans qui représentent les récentes mutations structurelles et idéologiques des grandes entreprises – comprises au sens de grandes « unité[s] de décision économique qui […] utilise[nt] et rémunère[nt] travail et capital pour produire et vendre des biens et des services sur le marché dans un but de profit et de rentabilité [5] » – et qui, pour les plus exigeants d’entre eux, selon le programme fixé par François Bon dans Sortie d’usine en 1982, opèrent la renverse de l’écriture de l’entreprise en entreprise comme écriture [6]. En somme, le roman d’entreprise fait basculer la question thématique en question esthétique : il représente l’entreprise en même temps qu’il fait du roman une entreprise littéraire. Les romanciers d’entreprise, à quelques exceptions près [7], témoignent de cette contradiction inhérente au travail. L’activité laborieuse est source d’aliénation pour les personnages, mais elle est nécessaire en tant que source de revenu et insertion dans un collectif.
Un premier ensemble de romans relate les évolutions des formes d’aliénation relatives aux mutations des entreprises. Par le dévoilement des nouvelles méthodes de management, héritées du « nouvel esprit du capitalisme [8] », ces romans témoignent de la rationalisation à l’œuvre dans l’entreprise : l’individu au travail y est normé, désubjectivé et, au final, rendu étranger à lui-même. Seul compte le filtre économique, porté par l’idéologie néolibérale : l’individu ne vaut que parce qu’il est rentable. Ce nouveau visage de l’aliénation du salarié par les récentes pratiques de gestion du personnel serait une première déclinaison possible du thème de l’enfermement dans le roman d’entreprise. Trois auteurs et trois œuvres en attestent : Des clous de Tatiana Arfel, Central de Thierry Beinstingel et L’Os du doute de Nicole Caligaris.
Un deuxième groupe romanesque point, qui met en parallèle la question de l’enfermement et celle de la situation sociale des personnages. Ainsi des romans d’entreprise qui, à l’instar de Daewoo de François Bon, montrent le chômeur victime de la globalisation économique par laquelle les salariés se retrouvent mis en concurrence à l’échelle planétaire. Ainsi également des œuvres qui, telles les Petites natures mortes au travail d’Yves Pagès, dévoilent, par une cartographie des situations de précarité, une forme particulière d’enfermement : l’errance de « petit boulot » en « petit boulot ».
Tandis que la première catégorie d’ouvrages examine le pouvoir d’enfermement de l’entreprise à l’intérieur de ses murs, la seconde, à l’inverse, écarte les bornes du concept en décryptant la manière dont les individus, s’ils sont « enfermés dedans », peuvent également l’être à la périphérie, voire en dehors de l’entreprise.
Un des enjeux fondamentaux des romans cherchant à figurer les mutations de l’entreprise est le dévoilement des « nouveaux mots/maux du néomanagement [9] » – pour reprendre le titre d’une journée d’études lyonnaise sur le sujet. Les formes neuves de gestion des salariés, nées aux alentours des années 1990 [10], intéressent des écrivains comme Tatiana Arfel, Thierry Beinstingel et Nicole Caligaris en ce qu’elles questionnent ce qu’il reste de l’individu pensant au contact de ces transformations. Pierre angulaire du dévoilement littéraire, la rationalisation, en tant que méthode d’organisation guidée par la recherche de l’efficience [11], naît dans une entreprise qui n’a plus rien du paternalisme d’antan. La fiction familiale persistant à nourrir l’imaginaire de l’entreprise, c’est alors « l’entreprise maternante [12] », telle que la définit le politologue Paul Ariès dans Harcèlement au travail ou nouveau management ?, qui soumet les auteurs à l’écriture : dire une entreprise qui, mauvaise mère, assimile, dévore, refuse toute identité à ses salariés au profit d’une culture d’entreprise unique [13].
Le roman choral de Tatiana Arfel, Des Clous, est, à cet égard, particulièrement fécond dans la mesure où il détaille les différentes phases du processus de rationalisation – et, a fortiori, de désubjectivation – des salariés au sein d’une entreprise internationale, Human Tools, surnommée HT. Entreprise spécialisée dans « la conception, pour chaque matter rencontré par les dirigeants d’aujourd’hui, de procédures « to the point » selon ses propres patterns rationnels et standardisés, alliant rigueur expérimentée, cost-containment et l’inimitable french touch », elle offre ses services de mise en place de procédures à d’autres sociétés et, de manière non subsidiaire dans l’ouvrage, veut se débarrasser de six salariés jugés « non conformes [14] » par rapport à l’identité de l’entreprise. Ainsi les problèmes de dos de Laura, l’hôtesse d’accueil, parce qu’ils la placent dans l’incapacité physique de porter des talons hauts alors que l’entreprise les lui impose, font-ils d’elle une « non conforme [15] ». En d’autres termes, une salariée inapte à se mouler aux exigences de l’entreprise. Le PDG, Frédéric Hautfort, prétend vouloir remotiver les six salariés à l’aide d’un stage de normalisation – appelé, de manière cryptée, « stage de remotivation qualité totale [16] » – qui servira en réalité de support à leur licenciement. Ce « programme innovant en quatorze points et six mois [17] » est présenté aux non conformes lors de la troisième réunion au sujet de la rationalisation des comportements :
Laissez-moi vous donner un exemple. Vous arrivez le matin et passez votre carte à la pointeuse, en bas. Il est, imaginons, 8h58. Vous saluez les hôtesses. Vous échangez quelques menus propos sur le temps ou le film d’hier à la télé. Vous vous dirigez vers l’ascenseur. Vous l’attendez avec d’autres. Quand il arrive, il s’arrête aux étages demandés par chacun. Vous sortez en dernier. Vous rejoignez votre poste de travail. Pour certains, vous choisissez votre place selon les arrivées, les collègues (nous verrons ce point dans rationalisation des espaces de travail). Pour d’autres, vous devez vous changer, ou mettre un badge (nous verrons ce point dans la réunion rationalisation des tenues). Vous posez vos affaires. Vous allez chercher un thé, un café à la machine, et croisez un collègue. Vous parlez un instant. Enfin vous revenez à votre poste et vous vous installez. Il est 9h06. Voyez ? Huit minutes ont passé depuis le pointage ! Dont six minutes indûment payées par HT, puisque vous ne travaillez, à ce moment, pas. Vous ne produisez rien. […] Calculez un peu, six minutes fois vingt jours de travail par mois, fois douze mois, même en déduisant les CP et RTT, c’est un véritable gouffre financier que vous creusez tous ! Mes amis, à partir du moment où vous pointez chez HT, votre temps ne vous appartient plus. Considérez que ce temps, vous le louez contre salaire. […] Gardez bien cela en tête, nous en reparlerons lors de la réunion de rationalisation des pensées [18].
L’extrait montre comment l’écrivaine-témoin s’empare d’une inflexion de l’entreprise – la rationalisation – et en pousse la logique jusqu’à la caricature afin d’en faire ainsi un outil de grossissement critique. En radicalisant la logique rationnelle de l’entreprise à tous les endroits de l’individu, l’auteur dévoile le pouvoir d’enfermement de cette dernière, son refus de toute subjectivité du travailleur au profit d’une identité commune de remplacement. De la rationalisation des premiers questionnaires auxquels ont répondu les non conformes – avec calcul logique des distorsions de chacun par rapport à la normalité – à la rationalisation des pensées, tout doit être standardisé en fonction de l’identité HT : les espaces de travail, les tenues, les tâches de travail, le corps, les coûts, le langage, les odeurs, le temps, les comportements [19]. À l’heure de la mondialisation, la subjectivité du salarié est traquée et mise au ban de l’entreprise et ce dernier, reconfiguré, doit l’être de manière à incarner l’entreprise. Cette assimilation, comme le montre l’auteur, passe par la négation de soi. Il faut s’habiller HT, sentir HT, parler HT, avoir une intonation de voix HT, sourire de manière HT :
On nous a donné des "fiches de poste", en gros on est en bas, à l’accueil, on est le "premier sourire" que voient les gens qui rentrent, donc c’est très important, si on sourit mal ils risquent de repartir, alors pour éviter ça on nous a appris à sourire bien [20].
Ou encore :
« J’ai assisté à toutes les formations de perfectionnement de sourire, et à quatre formations de diction, à adapter selon l’interlocuteur, mais toujours dans une "mélodie HT", c’est dur d’ailleurs, contrôler sa voix, ça fait mal au début et on se sent bizarre, plus soi, mais comme ça, les gens ont confiance, ils savent qu’ils sont bien chez HT, partout dans le monde [21]…
Il ne suffit plus, donc, comme l’explique Paul Ariès, de bien travailler, mais il faut adhérer au concept, à la culture de l’entreprise, et les faire vivre [22]. Les récentes méthodes de management entendent substituer au Moi des salariés de pseudo identités imposées grâce au formatage idéologique [23], ce qui constitue une forme inédite d’aliénation au travail.
Si la stratégie de dévoilement de Tatiana Arfel passe par l’exagération comique, l’exigence littéraire des romans de Thierry Beinstingel et Nicole Caligaris les amène à déplacer la question de l’aliénation thématique en aliénation esthétique – créant ainsi une syntaxe signifiante. De même, là où Tatiana Arfel exhibe le processus d’aliénation, les deux autres auteurs nous en montrent le résultat : des individus rendus autres par le discours de l’entreprise et incapables d’user de ce que Thierry Beinstingel conceptualise sous le syntagme de « mots sauvages [24] ».
Exclusivement composé de verbes à l’infinitif et au participe présent, Central de Thierry Beinstingel écarte tout sujet phrastique. Le narrateur, qui travaille dans une grande entreprise publique de télécommunications, y évoque ses mutations, notamment son ouverture à l’économie privée imposant aux salariés la « Description d’emploi ». Outil de rationalisation des postes, cette dernière somme chaque salarié de décrire ses tâches professionnelles en puisant dans le « glossaire des verbes » avec, pour contrainte, celle de n’utiliser que des verbes à l’infinitif ou à la troisième personne du singulier, sans mentionner aucun pronom personnel ni sujet. Thierry Beinstingel fait sienne la contrainte verbale imposée par l’entreprise et la systématise à l’ensemble de son roman. La prose de Central exclut dès lors tout autre mode verbal que l’infinitif et le participe présent et, partant, trahit la puissance d’aliénation de l’entreprise – car, comment mieux mettre à nu cette autorité qu’en aliénant jusqu’à la syntaxe littéraire ? –, son refus de toute subjectivation du salarié et l’utopie d’un travailleur réduit, enfermé dans un agir :
Car les verbes, les écrire ainsi : à l’infinitif ou à la troisième personne du singulier sans mentionner ni pronom personnel, ni sujet, celui-ci étant supposé contenu dans le nom propre, la seule chose nous appartenant, écrit une fois pour toute en haut de la première page, déjà oublié. Et recevoir ainsi cette double claque : ne pas parler de soi à la première personne, se dépersonnaliser donc, mais en plus, utiliser la troisième personne sans mentionner « il » ou « elle ». Ne devenir ainsi qu’une chose innomée et innommable. […] Tuer son propre visage. Jurer d’écrire un jour avec la même puissance des verbes sans sujet [25].
De la sorte, le contre-pouvoir critique de Central réside dans une opération de mimétisme critique, proche du pastiche : pour dévoiler la rationalisation de la langue de l’individu, son enfermement forcé dans une langue qui n’est pas la sienne, l’auteur « fai[t] le perroquet [26] ». Il reprend la langue de l’entreprise, « parl[e], écri[t] dans la langue de l’ennemi pour faire parler (avouer) les représentations [27] », selon les mots de Jean-Charles Massera dans It’s too late to say littérature. Le roman d’entreprise devient « roman aliéné/enfermé » pour mettre à nu les nouvelles formes d’enfermement au travail passant par le langage. Le paradigme de l’enfermement se décline donc dans le roman d’entreprise – pour ce qui est de sa version la plus littéraire – au travers de l’écriture même, transformant le concept en métaphore esthétique.
Il en est de même dans L’Os du doute de Nicole Caligaris. L’œuvre tourne en ridicule les pratiques et le discours du néomanagement qu’elle pousse à la rationalisation la plus extrême. Ce roman-farce relate, sous une forme théâtralisée, le quotidien d’un commando de cadres mobilisé sur un « projet ». Écrit depuis la langue uniformisée et réduite des cadres, le roman montre comment chacun devient le miroir de l’autre dans l’entreprise de formatage instaurée par l’entreprise :
Le seuil passé, on se place. Devant le miroir. On rectifie sa tenue, félicitations, en file indienne sur le bord du chaos, partenaires. MILAN – Nos facteurs de réussite ? Un développement personnel musclé, BILLE – proactif, organisé, MILAN – engagé, persévérant, investi de façon durable dans un projet évolutif, BILLE – doté d’un très bon sens de l’opérationnel, […] MILAN – L’esprit battant, DIESE – L’esprit 8e, BILLE – l’esprit chacal, MILAN – nous communiquons dans un environnement relationnel global, BILLE – directement connecté au réseau, MILAN – avide de challenge, DIESE – force de proposition, BILLE – réactif, DIESE – et enthousiaste, BILLE – l’esprit okay, MILAN – spécialiste de l’action impactante, DIESE – nous justifions impérativement d’une vision optimiste, MILAN – dans un contexte de forte compétitivité, BILLE – le permis de tuer, DIESE – nous savons potentialiser les hommes, MILAN – notre réelle aptitude à évacuer les scrupules, DIESE – notre réelle aptitude à éluder les mauvaises questions, BILLE – notre excellente résistivité à l’esprit suspect, MILAN – la recherche de la performance comme objectif personnel, DIESE – la passion de réaliser l’objectif, BILLE – la parfaite maîtrise de la parfaite maîtrise, DIESE – la stricte séparation de l’affectif et du projet évolutif. BILLE – Nos facteurs de réussite : une excellente pénétration des recoins [28].
Située au seuil du roman, cette scène de rencontre entre les trois cadres de l’entreprise prend place, de manière ironique, face à un miroir. Objet psychanalytiquement connoté, le miroir oriente la lecture de la séquence d’une scène de rencontre à une scène de reconnaissance. En écho aux théories lacaniennes, elle s’apparente à une réécriture comique du stade du miroir. Chez Lacan, l’expérience archétypique du miroir correspond à cette étape du développement de l’enfant au cours de laquelle il est amené à prendre conscience de son unité grâce au miroir et au regard de l’autre. Nicole Caligaris subvertit ce temps d’identification en imaginant un épisode de recognition langagière dans lequel chacun devient le miroir verbal de l’autre. Que l’on s’attache à la forme (anaphore, monologue dissimulé derrière un dialogisme de façade) ou au fond (isotopie du combat, « morale des forts [29] », prêche de la performance et de l’agir), force est de constater que les trois cadres ne se distinguent en rien : ils semblent ne former qu’un seul et même corps langagier, une voix unique. Par leur langue et leur attitude entièrement formatées, chaque membre du trio peut dès lors se retrouver et prendre conscience, non de son unité, mais de la démultiplication du Moi à travers l’autre. Aliénés à la langue du néo-management, les cadres deviennent tout naturellement interchangeables et subissent du même coup une désubjectivation – non conscientisée, contrairement au narrateur de Central : le « moi, explique Jean-Charles Massera dans Amour, gloire et CAC 40, […] se dissout dans la multiplication de sa propre image [30] ».
Si ces trois auteurs s’impliquent [31] dans le dévoilement des formes neuves de rationalisation instiguées par l’entreprise, une mise en perspective de leur ouvrage est nécessaire pour en saisir les enjeux historiques. La représentation du management comme rationalisation n’est pas neuve en littérature : différents ouvrages antérieurs au corpus présenté en témoignent. Ainsi de 325 000 francs [32] de Roger Vailland (1955), Elise ou la vraie vie [33] de Claire Etcherelli (1967) ou L’Établi [34] de Robert Linhart (1978), pour ne citer qu’eux. Cependant, ce qui est inédit et que cherchent à figurer les auteurs de l’extrême contemporain, c’est l’extension de la rationalisation du geste à celle de l’individu dans son ensemble, du vêtement aux mots, en passant par toute une déclinaison d’injonctions supposées favoriser la productivité. Alors que le taylorisme – théorisé par Frederick Winslow Taylor en 1912 dans Principes d’organisation scientifique des usines [35] – visait à enfermer et contraindre [36] le geste, le néo-taylorisme [37] propre aux nouvelles organisations du travail, s’étend, comme le montre Evelyne Jardin dans Mutation et organisation du travail, « des mains aux cerveaux [38] » – soit autant de nouvelles formes d’enfermement liées aux nouvelles organisations du travail.
Si les nouvelles méthodes de management invitent l’enfermement à la table de l’entreprise, cette dernière détient également une souveraineté extra-territoriale qui lui donne le pouvoir d’« enfermer aux marges de son édifice », voire, curieux oxymore, d’« enfermer à l’extérieur de ses murs ». Les romanciers d’entreprise offrent un regard singulier sur ce paradigme en en proposant une redéfinition à la lumière d’une société capitaliste ayant érigé la firme multinationale en structure économique phare de son fonctionnement. Dès lors, deux tentatives de figuration émergent qui, par leur caractère antinomique, interrogent le pouvoir hégémonique de l’entreprise, dont l’autorité dépasse ses propres frontières.
Dans Daewoo, François Bon raconte la lutte des ouvrières des usines Daewoo mises au chômage suite à la délocalisation de trois unités de production implantées au cœur de l’ancien bassin sidérurgique lorrain : les usines de Villers-la-Montagne, Fameck et Mont-Saint-Martin. Après avoir bénéficié pendant dix ans d’aides publiques, l’usine coréenne transfère ses activités en Pologne et en Chine, à la fin des années 1990, et jette sur le pavé quelques 1200 ouvriers. Issu d'une enquête longue de plusieurs mois, le roman met en scène la figure de l’écrivain partant en quête de paroles ouvrières, enregistrées, puis retranscrites a posteriori. Le témoignage des femmes licenciées rend compte d’une situation d’enfermement inexplorée jusqu’alors : après la vie d’usine marquée par la rationalisation du geste, celle d’une vie chômée, reléguée au privé. Les propos d’Anne. D, jeune « enfermée dehors » des usines Daewoo, réactivent le sens littéral de la « vie privée » : une existence privée d’autrui, frustrée de toute sociabilité, à laquelle la communauté de l’entreprise fait défaut : « c’est ça qui est terrible, confie-t-elle. L’isolement. Chacune dans son coin, et quand vous appelez, tendez même les deux bras, personne pour vous voir et répondre. Là-bas au travail on pleurait, on s’engueulait, même si on se tirait la gueule il n’y avait pas l’isolement [39]. ». La perte du lien social, autrefois offert par l’entreprise, donne une nouvelle anatomie à l’enfermement dans une société où le travail, « forme majeure d’organisation du temps social [40] », est « le rapport social dominant [41] ». La réclusion du chômage, par contamination, réduit la vie à une peau de chagrin : ce qui autrefois était possible est rendu inconciliable avec « l’angoisse d’être [42] » qui pétrit les jours : « J’ai longtemps fait de la gym et du yoga, et parfois à trente minutes de votre sortie d’usine, croyez-le, ce n’est pas facile. C’est depuis qu’on est dehors, et plein de temps libre, trop de temps, que j’ai arrêté [43]. » À cette privation humaine s’adjoint l’appauvrissement pécuniaire : la vie privée devient alors synonyme de vie modeste, sans faste, limitée dans ses possibilités financières du fait de la perte de l’emploi : « Au Lidl, explique Maryse. P, il faut prendre pour les gosses à midi. Les surgelés sont moins chers, il y a les offres spéciales, comme ils disent, étiquette rouge, à manger vite avant péremption : à la maison, tu enlèves le film de plastique, tu sais que si tu mets à la poêle vraiment brûlante ça ne sentira pas, la viande offre spéciale [44]. » De manière métonymique, une analogie se dessine entre la personne qui absorbe et ce qu’elle ingère : dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. Cette « viande offre spéciale » qui ne coûte pas cher sur les rayons du supermarché n’est pas sans lien avec ces femmes licenciées qui ne valent pas grand-chose, ne pèsent pas lourd dans l’économie mondialisée. La révolte et la séquestration créent de l’événement médiatique, mais les vies brisées de ces ouvriers n’intéressent pas : « Effacement : parce que ce qui transperce l’actualité, séparant ou brisant ce qui était établi de façon stable entre les hommes et les choses, a disparu sans suffisant examen préalable des conséquences [45]. » Ces « enfermées dehors » essuient, au final, le refus de l’entreprise d’accéder à son rôle d’insertion sociale, le primat qu’elle accorde à l’économique plutôt qu’à l’homme. Enfermées dans une position sociale conséquence de délocalisations, les chômeuses subissent de manière plus large les choix idéologiques d’un capitalisme néolibéral dissociant la morale de l’économie. Comme l’expliquent Luc Boltanski et Eve Chiapello, le « nouvel esprit du capitalisme » né dans les années 1990 et que dévoile François Bon ici, use d’une « morale conséquentialiste fondée sur le calcul des utilités, [qui permet] d’offrir une caution morale aux activités économiques du seul fait qu’elles sont lucratives [46]. » Tout le travail de l’écrivain, dès lors, consiste en l’activation d’une éthique littéraire face à l’utilitarisme de l’entreprise. L’auteur « s’implique [47] » en sortant les chômeuses de leur vie reléguée au privée : le roman est l’instrument d’une parole rendue publique, donc visible – un moyen, en somme, de les dés-enfermer.
Les précaires des Petites natures mortes au travail d’Yves Pagès, s’ils peuvent se targuer de détenir un emploi contrairement à ceux de Daewoo, vivent pourtant une forme d’enfermement très proche. La forme-sens de l’ouvrage – constitué de vingt-trois courts récits – dévoile les mutations structurelles de l’emploi, à savoir la multiplication des « petits boulots » à temps partiel ou des « jobs » temporaires entrecoupés de périodes de chômage, comme le théorise l’économiste Denis Clerc dans La France des travailleurs pauvres [48]. Le fragment pagèsien divulgue, au travers de sa forme, l’éclatement d’une vie professionnelle – qui, par sa discontinuité, ne peut plus se dire sous la forme d’un roman zolien – et la porosité de la frontière entre travail et chômage. La liste initiale que constitue le premier récit « Pseudo pseudo » va dans ce même sens en montrant que l’entreprise enferme les salariés dans des emplois ou statuts qui relèguent les individus à la marge de sa structure :
Billettistes d’expositions temporaires, […] masseuses de cinq à sept, […] bac + 9 sans emploi avouable, […] plagistes pour aoûtiens solarisés, […] vacataires sans faculté particulière, goals volants jamais titularisés, plongeurs éphémères d’arrière-cuisine, photographes jetables […] retourneurs de crêpes en hiver […] [49]
Qu’il s’agisse de temps partiels forcés, de courts CDD ou de vacations, les emplois dévoilés par la liste rendent compte d’une précarité établie au rang de système [50]. L’usage de l’énumération, qui fait s’accumuler une centaine d’emplois temporaires, fait office d’état des lieux d’un certain monde du travail : celui des « nouveaux prolétaires [51] », pour reprendre une formule de Sarah Abdelnour. À l’instar de nombre d’analystes, Yves Pagès montre que l’entreprise d’aujourd’hui repose sur un accroissement de la flexibilité externe. Les entreprises mobilisent de la main d’œuvre non intégrée à leur masse salariale, enfermant ainsi le salarié dans la précarité. « Enfermés aux marges », ni vraiment dans l’entreprise, ni vraiment au dehors, les précaires pagèsiens sont à la merci des entreprises.
Les romans d’entreprise questionnent donc le paradigme de l’enfermement à travers trois réalités sociales qui, bien qu’antagonistes, débouchent sur un même constat critique. Que les écrivains s’emparent de l’imaginaire de la communauté ou qu’ils capturent celui de la marginalité, ils mettent au jour des situations d’enfermement. Le salarié et le chômeur, figures antinomiques, subissent, pour l’un la rationalisation du néomanagement, pour l’autre un état d’inactivité forcé. Le précaire, personnage de l’entre deux, est quant à lui assigné à être un individu périphérique, subissant une situation sociale marquée par l’incertitude. Ces trois figures opposées, intimement liées à l’entreprise et collectivement enfermées, invitent le lecteur à s’interroger sur le pouvoir quasi hégémonique des firmes et sur la société qui l’autorise : que penser d’un corps social donnant les pleins pouvoirs à une structure qui a pour uniques buts le profit et la rentabilité ?
Pour autant, si les écrivains dévoilent le pouvoir d’enfermement de l’entreprise, ils offrent aux personnages des soupapes de liberté et de réparation, montrant par endroits que l’homme n’est jamais totalement et définitivement soumis. Ainsi de François Bon dés-enfermant littérairement les chômeuses par une parole publique. Ainsi également du parcours des non conformes de Tatiana Arfel qui s’apparente à celui d’une dé-rationalisation de soi, contre les normes imposées par l’entreprise. Ainsi, enfin, des verbes utilisés par Thierry Beinstingel qui, s’ils sont à l’infinitif ou au participe présent, ne sont pas tous puisés dans le glossaire des verbes transmis par l’entreprise : « S’arrêter, attendre, verbes pas prévus dans le Glossaire, pourtant le faire. Prendre le contre-pied de chacun d’eux [52]. »
Aurore Labadie « L'enfermement dans le roman d'entreprise », Les Cahiers du Ceracc, nº 8, 2014 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/labadie2.html [Site consulté le DATE].
À travers l’étude de cinq auteurs et romans d’entreprise, cet article se propose de considérer trois manières d’envisager la question de l’enfermement au travail : l’enfermement dans l’entreprise, à travers les nouvelles formes de rationalisation du salarié liées à l’émergence de méthodes de management inédites (Tatiana Arfel, Des clous Thierry Beinstingel, Central Nicole Caligaris, L’Os du doute) l’enfermement hors de l’entreprise, cristallisé par la figure du chômeur, relégué à sa vie privée (François Bon, Daewoo) l’enfermement aux marges de l’entreprise, héritage de l’envol de la précarisation de l’emploi (Yves Pagès, Petites natures mortes au travail). Ce faisant, il cherche à rendre compte d’un questionnement romanesque transversal, celui du pouvoir de l’entreprise.
Aurore LABADIE certifiée de lettres modernes, est professeure dans le secondaire (collège Les Mousseaux, Villepinte). Elle prépare depuis septembre 2010 un doctorat à l’université de la Sorbonne Nouvelle – Paris 3, sous la direction de Bruno Blanckeman. Son sujet de recherche porte sur le roman d’entreprise depuis les années 1980 et s’attache en particulier à l’étude de quatre auteurs : Thierry Beinstingel, François Bon, Nicole Caligaris et Yves Pagès.