Éclats des vies muettes. Figures du minuscule et du marginal dans les récits de vie de Pierre Michon, Annie Ernaux, Pierre Bergounioux et François Bon.
- Aurélie ADLER -
Le choix d'un sujet de thèse part souvent de lectures personnelles. En ce qui me concerne, c'est la découverte d’une littérature inédite qui a motivé l'élaboration d'un corpus de recherche. Avant de lire Pierre Michon, Pierre Bergounioux et Annie Ernaux, j'ai d'abord découvert les récits de François Bon sur lesquels j’ai ensuite travaillé en Master 2 – Un fait divers[1], Prison[2], C’était toute une vie[3]. À l’époque je connaissais encore mal la production littéraire contemporaine. J'avais lu le nom de François Bon dans les travaux de Dominique Viart, et ce qu’écrivait ce critique m’interpelait : la question de la figuration de la misère sociale, ses enjeux en termes poétiques, historiques et ontologiques. J’ai lu les récits de Bon et j’ai trouvé sa « diction » du réel – un réel frappé du sceau de la catastrophe – tout à fait originale, parce qu’elle déjouait à la fois les pièges de l’illusion réaliste tout en inaugurant un nouveau territoire de fiction. Le terme de « nouveau » peut interroger. En effet, représenter la misère du monde pour reprendre le titre du sociologue Pierre Bourdieu, n’était-ce pas l’objectif visé par les fresques hugoliennes ou les romans de Zola, ou même des Goncourt ? N’était-ce pas l’un des partis pris de Céline ? Mais aussi des romans prolétariens du début du XXe siècle ? Le territoire romanesque du populaire, loin d’avoir été ignoré, a au contraire fait l’objet de nombreuses représentations aux enjeux poétiques et politiques différents. François Bon ne serait dès lors qu’une voix parmi d’autres, plus grandes, tout du moins canonisées, dans cette littérature des figures populaires. Pourtant nous maintenons le terme de « nouveau » territoire, dans la mesure où les modalités de la représentation de cette pauvreté du réel diffèrent radicalement entre l’oeuvre de ces auteurs et celle de François Bon. Loin de la grande fresque du peuple ou du grand récit d’une émancipation désirée du peuple, les récits de vie de François Bon témoignent de l’effondrement d’un monde, le monde ouvrier. Ce que l'écrivain représente, ce sont ses vestiges, ses restes infimes, ses figures isolées, défaites, des figures minuscules, figures marginales. L'Histoire s’écrit non plus sur le mode de la fresque, à la manière de Michelet, mais sur le mode de l’enquête autour de figures individuelles.
L'infirmité, la pauvreté du sujet se trouve redéployée dans des récits à l’énonciation spectaculaire, jouant sur toutes les gammes de la profération. Amplifier, dramatiser la voix inouïe des sans-voix : l'originalité de la démarche, son intérêt poétique, sociologique et politique dans une époque qui voit triompher les valeurs libérales fait de l'écriture de François Bon une littérature à contretemps. Mais comment faire entrer en littérature la voix d’une frange de la population qui n’a pas droit au chapitre ? Ces questions éthiques et esthétiques informent une poétique du heurt et du défaut chez François Bon ; elles définissent aussi une littérature des marges ou mettent en évidence des marges de la littérature. Les figures que l'écrivain entend représenter interrogent ainsi également le statut de la littérature.
J’ai voulu enquêter autour de ces figures du minuscule et du marginal dans la littérature contemporaine, élargir mon corpus, valider aussi une hypothèse. L’étude des récits de Bon m’a permis de dégager un paradigme du minuscule et du marginal à l’œuvre dans le récit de vie contemporain. Les écrivains Annie Ernaux, Pierre Michon, Pierre Bergounioux centrent de la même manière leurs récits autour de figures du populaire ; elles apparaissent dans le même contexte : fin d’une ère culturelle (fin des terroirs, fin de la paysannerie, du petit commerce, éclatement et dissémination d’une communauté – familiale, sociale – fondée sur la reprise d’une tradition). Le lien entre ces écrivains est d'abord générationnel : tous ont commencé à écrire des récits de vie autour de figures minuscules de la parenté ou du monde ouvrier dans les années quatre-vingts.
Chez chacun d'entre eux, les figures à l’origine du récit sont aussi des figures de la fin. Les figures familiales des récits de vie d’Annie Ernaux (La Place[4], Une femme[5]), de Pierre Bergounioux (Miette[6], La Toussaint[7], La Maison rose[8]) ou de Pierre Michon (Vies minuscules[9]) sont des figures de l’origine, père, mère ou grands- parents qui ont exercé de menus métiers, des figures qui n’ont guère connu de changement, qui ne sont pas entrées dans l’Histoire (le contraire du héros, de l’illustre), qui sont restées à son envers, en retrait du temps, figures qui relèvent du mythe. Les figures marginales des récits de François Bon mais aussi d’Annie Ernaux (Journal du dehors[10], La Vie extérieure[11]) sont quant à elles des figures d’un présent qui semble venir après l’Histoire, qui témoignent en tout état de cause de la faillite des grands idéaux, récits d’émancipation dont étaient encore porteuses les années soixante et soixante-dix. Ces figures disent un même achèvement, un morcellement identique : le défaut d’un héritage perdu et la fin d’une histoire paysanne ou ouvrière dont les personnages ne porteraient plus que les stigmates.
L’adjectif « minuscule », emprunté à Michon, et l’adjectif « marginal », tous deux substantivés dans le titre de mon travail, m’ont paru désigner une voie de renouvellement, de ressourcement de la littérature française depuis les années quatre- vingts. En effet, les nombreux travaux critiques relatifs au biographique ont fait apparaître un dépouillement de la forme romanesque au profit de ce que Barthes a nommé des « biographèmes », au profit du détail, de la trace, de l’infime. Car le récit de vie s’écrit en retrait de l’Histoire, il n’en donne que des illustrations. De surcroît, le récit de vie tel qu’il se distingue dans les années quatre-vingts n’a plus la prétention de retracer exhaustivement le parcours d’une vie, mais de la recomposer en accusant ses lacunes, les défauts de la mémoire, la part subjective du narrateur.
Les récits de vie de Bon, d’Ernaux, de Michon et de Bergounioux sont ainsi traversés de doutes, de blancs. Ils sont fondés sur une écriture du ressassement, de la répétition d’une scène arrachée à la mémoire, comme s’il fallait sans cesse tenter de la déchiffrer et que l’écriture peinait à le faire sans s’engager dans les voies du romanesque. Ces narrations manifestent un malaise identique à l’égard du roman : il m’est apparu que le manque de récits ou de représentations à l’origine des récits de vie des figures minuscules de l’ascendance ou des figures minuscules et marginales représentatives de catégories sociales laissées pour compte engageait une nouvelle manière de narrer, que les identités narratives fondées sur un référent réel engageaient une reconfiguration des identités du narratif. Aux figures minuscules de l’arbre généalogique et aux figures marginales d’un réel appauvri ne pouvaient que répondre des récits aux poétiques travaillées par le minuscule (brièveté du récit, blanc) et par le marginal (les écrivains composent à l’ombre du roman, à l’écart des modèles canoniques du biographique aussi).
L’intérêt d'un tel corpus repose bien sûr sur ce fil rouge de l’enquête menée par le narrateur des récits autour d’une figure minuscule/marginale socialement, mais aussi sur le fait que les stratégies de représentation diffèrent radicalement d’un auteur à l’autre. Il ne s'agissait pas d'aplanir les différences entre les auteurs mais bien de mener une étude comparative entre ces quatre auteurs afin de faire ressortir les différentes stratégies énonciatives et poétiques au fondement des récits des vies muettes.
L'étude de mon corpus m'a permis de définir un double paradigme du minuscule et du marginal. Le « minuscule », dans les récits des vies muettes, se présente comme le pendant exact de l’illustre, c’est l’individu quelconque, le « on » inexemplaire de l’ anonymat de l’ Histoire. Je lui ai ajouté le qualificatif de « marginal ». La récurrence de cette figure socioréférentielle dans les récits de ces quatre auteurs – particulièrement dans les livres d’Ernaux et de Bon – supposait en effet qu’on la distingue du « minuscule », car ce personnage implique la mise en jeu d’une éthique et d’une poétique spécifiques : figure menacée d’effacement, figure sans histoire, figure de la déviance propre à défaire les mythes anciens et modernes fédérateurs de la communauté. Si l’on tient compte du sème spatial que comporte un tel terme, on voit son sens s’élargir, et son spectre s’étendre à l’ensemble du corpus. Le « marginal » se rapporte à tout ce qui se tient en retrait d’un espace (géographique, social, littéraire) où se définissent les normes culturelles, sociales, idéologiques dominantes. Le repérage de ces figures socioréférentielles m'a permis d’emblée de questionner les modalités de l’écriture chargée de les narrer. Mais il ne s’agissait pas simplement de renouer avec une approche thématique du personnage : la figure n’est qu’un point de départ à partir duquel on peut induire un système de représentation minuscule/marginal inédit, propre aux récits composés au tournant des années quatre- vingts.
En effet, il m’a semblé que le minuscule et le marginal ont valeur de paradigmes fondateurs d’une conception des catégories du récit et d’une perception du fait littéraire spécifiques à ces auteurs. Ces paradigmes décrivent l’une des modalités de cette « réinvention » de la littérature contemporaine, pointée par la critique universitaire depuis les années quatre-vingt dix. Le couple minuscule/marginal touche non seulement à la représentation du personnage et du sujet auctorial (personnage livré en éclats, sujet lui-même clivé, scindé entre plusieurs identités contradictoires), mais aussi à la figuration de l’histoire et du réel (syntaxe brisée du récit, débris de l’histoire, bribes collectées du réel). Dans la lignée de l’art du singulier chez Marcel Schwob et de la promotion du biographème chez Roland Barthes, Michon, Ernaux, Bergounioux et Bon édifient des récits brefs, une forme d’ « épure du roman », « son minimum vital » pour reprendre les expressions de Michon.
La présence des figures minuscules et marginales dans les récits d’Ernaux, Michon, Bergounioux et Bon engage une double opération de minusculisation des paramètres de la narration et/ou de marginalisation du romanesque. Loin de signifier l’assèchement de toute invention ou de toute fiction, le manque au fondement des identités du « minuscule » et du « marginal » semble être la forme par laquelle ces quatre auteurs interrogent et altèrent l’héritage et l’histoire du littéraire. Si les figures manifestent l’empreinte du doute hérité des avant-gardes (figures incomplètes, inachevées, anonymes), elles indiquent aussi des formes de germination et d’expansion de la littérature, annexant ou suscitant des territoires-foyers de la matière narrative. Le pluriel du titre de Michon signale une prolifération : la forme réduite est une incitation à la retouche, à la reprise, à la démultiplication. Le nombre conséquent des ouvrages de nos auteurs témoigne de cette dynamique plurielle du minuscule. Quant au marginal, il faut le concevoir comme capacité du récit à réfléchir ses propres finitions, la qualité de ses modes d’énonciation, la justesse d’une diction. Il décrit ainsi une manière de se situer dans l’ombre du roman, tout en « rognant » par leurs bords d’autres aires discursives – Ernaux, Bergounioux, Michon et Bon intègrent, distendent ou reproduisent partiellement des savoirs hérités des sciences humaines, tout comme ils sabotent ou détournent les discours véhiculés par les médias.
Il m’a dès lors importé de penser les processus de réduction et d’émargement des modèles hérités ou des schèmes de représentation hégémoniques en constante tension avec le paradigme complémentaire du majuscule et du central. J'ai ainsi pu saisir une dynamique à l’œuvre. Du minuscule au majuscule, du marginal au central, ces couples se faisant sans cesse écho dans les récits, sur le mode de la contestation ou de la complémentation.
À partir de ces premiers éléments se sont dessinées trois pistes de recherches, qui ont formé autant de parties de mon travail. La première dresse une taxinomie des figures minuscules et marginales, en suivant une graduation temporelle: des minuscules des terroirs anciens aux marginaux des villes contemporaines. Il s'agit de montrer comment, à chaque fois, la petitesse et l’écart qui caractérisent ces figures en font des mythes de l’éclatement de la communauté, les allégories d'un revers de la modernité. Les termes de « minuscule » et de « marginal » interrogent en outre la fabrique du personnage dans ces récits, fabrique qui associe les discours des sciences humaines (histoire, sociologie, aux marges de la littérature) et la réinvention littéraire (retour aux sources du littéraire, mémoire de la grande littérature mise en pièce, abordée par ses marges). Il semble que les récits des vies muettes transfigurent les laissés-pour-compte de l’Histoire en mythifiant ces personnages à-demi. Pierre Michon fait de ses « minuscules » de l'ascendance des « rois » décatis, basculant dans le grotesque. Il ne les rehausse pas moins des prestiges de la légende. De la même manière, Pierre Bergounioux héroïse les paysans du Limousin, les mue en Hercule ou en Sisyphe perpétuellement aux prises avec les « choses » qui leur résistent et les aliènent. Annie Ernaux nettoie quant à elle le palimpseste caviardé du roman réaliste : plutôt que de proposer une représentation sinistre des femmes de la campagne, elle fait apparaître au contraire des figures épurées, comme délestées des stigmates que leur prêtaient les romans de la terre. Enfin, François Bon prélève des éléments du roman hugolien : les personnages de ses récits forment une nouvelle « cour des miracles », se signalant par ses tatouages, ses stigmates corporels. Si les écrivains reconstruisent bien des personnages, ce n'est jamais que sur un mode parcellaire : ils reprennent des signes ou des effets-personnage au grand modèle réaliste, mais cette reprise s'opère en minuscule, en quantité discrète. Le moule du personnage semble en effet brisé, inachevé sur le plan esthétique, morcelé sur le plan de la syntaxe narrative. Ce sont des personnages livrés en éclats, inaccessibles, les pièces du puzzle manquant de la modernité.
Partant d'un tel constat, ma deuxième partie montre que les figures du minuscule et du marginal ne sauraient se penser sans la présence majuscule du sujet auctorial. Elles interrogent constamment les liens entre biographie et autobiographie. La recomposition de l’autre, le petit, le marginal, engage pleinement le sujet. Mais d'une narration à l'autre, on peut identifier différentes stratégies à l’œuvre. Le sujet tâche de s’absenter du récit, de se dissimuler dans ses figures, comme pour leur laisser toute la place. Mais en général, il fait retour. Michon ne cesse de croiser les portraits de ses minuscules avec son autoportrait. Les ascendants logent à l'intérieur du sujet, chez Bergounioux, aussi retracer leurs vies n'est-il qu'une manière de comprendre la sienne. A priori plus distante des sujets qu'elle décrit, dans les journaux extimes, Ernaux ne s'affirme pas moins dans les pages qu'elle consacre aux figures anonymes du dehors. Chaque portrait ou scène enregistrée renvoie à un pan antérieur de l’œuvre, à une figure parentale ou à une expérience consignée dans les récits plus intimes. Il paraît plus périlleux d'établir un lien d'identification entre le sujet des récits de Bon et les figures qu'ils prennent en charge. C'est que le lien ne relève plus de la question de l'identification ou du dédoublement mais pose au contraire la question de l'autorité de l'auteur. Qui parle au sein de ces récits issus des expériences de l'atelier d'écriture ? Dans quelle mesure la voix des autres décale ou remodèle entièrement la voix du sujet, mis littéralement en danger par cette irruption extérieure ? Si le sujet auctorial fait bien retour dans ces récits, c'est sur le mode réflexif du doute. La place majuscule du sujet est ainsi ambivalente, car le sujet ne saurait revenir sans interroger les limites de ses prérogatives. Les récits des vies muettes témoignent ainsi de l'omniprésence d'un sujet, qui dit les difficultés et les limites de l’ entreprise biographique, dans la mesure où la figure reconstruite est toujours une projection subjective. Les figures à l'origine du récit sont les figures-miroir d’une inquiétude du sujet auctorial. Elles posent sans cesse la question du comment : comment écrire une histoire après l’ère du soupçon, lorsque le personnage est un défunt dont l’ombre se dérobe ?
Le lecteur de ces récits se trouve confronté à un paradoxe : l’histoire racontée est bien souvent une non-histoire (histoire de rien, histoire banale ou histoire d’un échec), ou du moins une histoire morcelée, discontinue, mise en scène du seul point de vue subjectif d’un auteur qui confesse n’écrire qu’à partir de traces minimales. Cette double restriction – une figure privée d’histoire, un sujet dépourvu de savoir – pourrait bien être le signe d’une crise, voire d’un désenchantement de la littérature au présent. La misère des vies sans histoire ne désignerait-elle pas la misère d’écrivains sans sujet ? Les identités narratives minuscules seraient-elles symptomatiques d’une minusculisation – affadissement ou fin – de la littérature au présent ? Mettre en scène des figures de la fin reviendrait-il à mettre en scène la fin ou un certain épuisement de la littérature ?
Telle est la question posée dans mon troisième axe qui porte sur les résistances de la littérature. Les figures au centre du récit déterminent une certaine interrogation du fait littéraire, des devenirs de la littérature chez ces quatre auteurs. Elles témoignent des résistances à un processus d’effondrement de la matière littéraire. L'objectif de cette troisième partie est bien de montrer comment les récits transmettent une volonté de figurer l’Histoire, l’Objet, le Sujet, tout en mettant l’accent sur leurs brisures. Les récits qui composent avec et après l’ère du soupçon ne sont pas les signes d'un désir de mise en crise des modèles romanesques. Les écrivains éprouvent bien plutôt les limites de la matière narrative (sa minusculisation, sa marginalisation) mais œuvrent également à sa régénération.
Les résistances de la littérature tiennent également aux présupposés idéologiques qui accompagnent ou sous-tendent le geste d’écriture de ces quatre auteurs. La littérature n’est plus l’arme de la dénonciation de l’impérialisme de la pensée bourgeoise, mais bien la « dernière marge » depuis laquelle contester un ordre de la pensée dominant. Cette transformation de la perception du fait littéraire est particulièrement frappante chez Bergounioux, comme en témoignent son discours pessimiste et le choix de maisons d'édition en marge du système éditorial triomphant sur le marché du livre. Cette mutation rend compte d’une transformation du sentiment de l’histoire et du pouvoir de la littérature. La littérature attaquée de toutes parts, démise de ses pouvoirs, se convertit en lieu de résistance, dernier bastion critique dans une époque où la pensée semble opérer dans les marges, du côté de l’invisible plutôt que du côté de l’hypermédiatique. Doublée par l’empire des médias, véritables cautions du nouvel ordre économique régnant, la littérature connaît le sort d’une « peau de chagrin ». Puissante par son autonomie, mais appauvrie du fait de la défection des idéaux dont elle était porteuse, la littérature, réduite à un rôle secondaire sur la scène culturelle, fait de cette mise à l’écart une source de mélancolie. Mais les ruines qu’elle collecte ou déplore constituent précisément son vivier, sa marginalité une ressource.
C’est ce que j’ai tenté de montrer en analysant textes et épitextes de Michon, Ernaux, Bergounioux et Bon. Tous font des poncifs de la fin une matière à relancer la fiction (Michon dans le texte « Le Ciel est un très grand homme[12]»), tous mettent en scène une certaine ruine de la littérature au présent (Bergounioux dans ses Carnets de notes[13], Ernaux et Bon dans les « restes » de la littérature qu'ils révèlent du dehors). Tous mettent en scène un rapport inquiet à la mémoire de la littérature (nécessité d’une remontée à des origines fantasmatiques d’une langue maternelle perdue), mais tous ne partagent pas le même point de vue sur les devenirs du fait littéraire. Pour Bergounioux, la littérature devient de plus en plus le mobile d’une retraite à l’abri d’une ère néo-libérale jugée dévastatrice. Au contraire, Bon voit l’avenir de la littérature s’ouvrir de façon majeure grâce au nouvel empire Internet, dans la mesure où il prône l'expansion d'une weblittérature marginale sur le plan des grandes maisons d'édition et majuscule dans les formes de sa diffusion et de sa transmission.
Cette réflexion sur la littérature questionne également le statut de l’écrivain : majores ou minores ? J’ai voulu réfléchir, en repartant des postulats de la sociologie de la littérature, à la posture que se donnent les écrivains mais aussi à celles qu’on leur attribue. J’ ai ainsi pu montrer que la marginalité est une source de majusculisation. Elle est devenue une composante rémunératrice. Plus l’écrivain clamera qu’il est en retrait de l’ordre dominant, plus il sera symboliquement bien rémunéré. Le cas de Pierre Michon témoigne avec éclat de cette tendance. Les valeurs défendues par nos auteurs sont en outre des valeurs qui coïncident avec les valeurs des critiques. L'université des lettres traverse les mêmes questionnements que les écrivains. Face à une dévaluation des lettres, les écrivains comme les universitaires doivent trouver des nouvelles manières de résister à leur déchéance programmée par de nouvelles valeurs dominantes.
Cette étude mériterait d’être prolongée dans la mesure où l’on ne peut parler d’un paradigme qu’après en avoir éprouvé la validité auprès d’autres auteurs. Minuscule et marginal: dans quelle mesure ces couples sont-ils adaptés à la description de la production littéraire d'auteurs qui s'inscrivent dans le sillage de Bon ou Michon (Martine Sonnet, Arno Bertina, Didier Daeninckx, Yves Pagès) ? Ce couple fonctionnel permet-il de décrire l'évolution du champ littéraire contemporain et le changement qui affecte les lieux et les pratiques des écritures au présent ? La proposition paradigmatique élaborée à partir des récits des vies muettes de Michon, Ernaux, Bergounioux et Bon permet de poser un repère dans l'histoire littéraire de la fin du XXe siècle, mais mériterait d'être approfondie à l'aune des narrations du nouveau siècle. Les récits contemporains se débarrassent-ils du malaise romanesque qui caractérise nos auteurs ?
Aurélie Adler se penche sur les répercussions esthétiques et éthiques de la figuration de vies minuscules et marginales dans la littérature contemporaine. Analysant les œuvres de François Bon, Pierre Bergounioux, Pierre Michon et Annie Ernaux, elle fait émerger une tension entre d’une part des figures marquées par la perte et d’autre part des récits travaillés par le minuscule (brièveté, blanc) et par le marginal (écarts par rapport aux modèles canoniques du romanesque et du biographique).
DES RAISONS D'UNE RECHERCHE
DÉFINITION D'UN CORPUS
DES RÉSULTATS D'UNE RECHERCHE
TROIS PISTES DE RECHERCHE
Ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon, Aurélie Adler est agrégée de lettres modernes. Elle a soutenu sa thèse Éclats des vies muettes. Figures du minuscule et du marginal dans les récits de vie d’Annie Ernaux, Pierre Michon, Pierre Bergounioux et François Bon sous la direction de Bruno Blanckeman à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 en 2010 (Prix de thèse de la Sorbonne Nouvelle). Cette thèse a fait l’objet d’une publication aux Presses de la Sorbonne Nouvelle début 2012.