Questions éthiques dans la littérature de l’extrême contemporain : les formes discursives du trauma personnel.
- Barbara HAVERCROFT -
Parmi les nombreux textes qui peuplent le paysage littéraire français des deux dernières décennies, période que les critiques ont nommée « l’ extrême contemporain », on constate une quantité non négligeable de récits, souvent d’ordre autobiographique et rédigés par des femmes, qui se consacrent justement à l’écriture de l’extrême, c’est-à-dire à la représentation des expériences traumatiques ou catastrophiques où priment l’abject, la souffrance, l’insupportable. Ces textes mettant en relief diverses formes de trauma personnel pourraient même se diviser en catégories, selon le type d’expérience vécue. Si certaines écrivaines rédigent des textes sur l’ inceste [1], d’ autres racontent l’ avortement [2], le viol [3] ou la violence familiale [4]. Encore plus nombreux sont celles et ceux qui pratiquent l’écriture du deuil, provoqué par la perte d’un enfant, de la mère ou des deux parents [5]. Enfin, d’autres écrivaines racontent leur lutte pénible contre une maladie mortelle, que ce soit l’anorexie ou le cancer du sein [6] . Il existe donc tout un sous-ensemble de textes appartenant à l’extrême contemporain qui explorent l’incidence du genre sexuel sur des expériences traumatiques. À l’exception du deuil, celles-ci sont surtout relatives à la vie des femmes et elles étaient jadis entourées de silence et de honte. Ces textes de trauma personnel sont évidemment à distinguer de ceux écrits à la suite de catastrophes collectives (comme la Shoah et les génocides), dont les ouvrages littéraires portant sur la Deuxième Guerre Mondiale (comme ceux sur l’Occupation) et plus particulièrement sur la littérature des camps et enfin, les récits des enfants des déportés [7].
L’écriture du trauma personnel chez les femmes comporte toute une dimension éthique, dans le sens où elle leur offre la possibilité de changer de statut, de se transformer d’objet de la violence et du souvenir traumatiques en sujet et même en agent. Revoir ces épisodes, souvenirs et symptômes obsessifs du trauma qui les taraudent, c’est les travailler, les transmuer, les reconfigurer et parfois, s’en remettre, du moins en partie. L’acte autobiographique consiste alors en un faire discursif, en une écriture dotée d’une dimension performative, car la narration du trauma s’avère aussi le moyen d’agir sur sa propre vie, d’y apporter des changements et de témoigner, dans certains cas, de la violence secrète faite aux femmes. Ce qui reste à découvrir, c’est comment ces écrivaines trouvent les moyens discursifs pour narrer ce qui ne se laisse pas dire, ce qui est indicible, inexprimable. Autrement dit, comment représenter l’irreprésentable ? Avant d’analyser deux textes différents de trauma, je me pencherai sur quelques notions clés tirées des théories récentes du trauma. Quelle est la nature du trauma qui rend son inscription si particulière, si difficile ?
Dans sa présentation au collectif Écriture de soi et trauma , Jean-François Chiantaretto l’a bien dit : si « le problème [du trauma] n’est pas pensable sans Freud et la psychanalyse [,] il n’est pas pensable non plus d’un point de vue exclusivement psychanalytique [8] ». Chiantaretto a raison, car les théories du trauma, très prisées aujourd’hui dans les sciences humaines, en particulier dans les pays anglophones, sont multidisciplinaires et interdisciplinaires. En effet, il y a tout un domaine nommé les études du trauma (les « Trauma Studies ») dont le développement est en plein essor depuis les années 1990. Effectivement, on constate une véritable floraison d’études du trauma au sein de plusieurs disciplines différentes: l’histoire, la philosophie, la sociologie, les études littéraires, la psychanalyse, les études féministes (en particulier, en rapport avec les récits et d’autres représentations de la Shoah). S’il existe une véritable pléthore de théories différentes sur le trauma, ce sont surtout celles conçues par certains critiques littéraires anglophones qui m’intéresseront dans cette étude. Mais il faut d’abord sonder la signification du terme « trauma ». Le sens original du terme provient du grec « trauma », qui veut dire une blessure infligée au corps. Dans le sillage des écrits de Freud, le terme a vu élargir son champ sémantique pour faire référence à une blessure subie non seulement par le corps, mais aussi par l’esprit et même par l’âme [9]. Ce double référent, dénotant à la fois le corps et l’esprit, se voit dans deux définitions différentes, telle celle de Jean Laplanche et Jean- Bertrand Pontalis : « Événement de la vie du sujet qui se définit par son intensité, l’incapacité où se trouve le sujet d’y répondre adéquatement, le bouleversement et les effets durables qu’il provoque dans l’organisme psychique [10]. » Une autre définition, celle de Cathy Caruth, qui travaille dans le sillage de Freud, d’Adorno et des théoriciens du poststructuralisme, notamment Derrida, quoique similaire à celle de Laplanche et Pontalis, a le mérite de souligner la temporalité inhérente au trauma, à savoir la réaction différée à ce dernier, ainsi que sa nature répétitive: «une expérience accablante d’événements soudains ou catastrophiques où la réaction à l’événement prend souvent la forme de manifestation différée, incontrôlable et répétitive d’hallucinations ou d’autres phénomènes importuns [11]. »
Selon Leigh Gilmore, la définition de Caruth convient bien à certains contextes précis : les guerres, les accidents, les actes de violence ou de perte qui sont d’une durée limitée, auxquels le sujet réagit plus tard et de façon répétitive, sous la forme de flashbacks, d’hallucinations, et ainsi de suite [12]. Ce genre de trauma joue sur la conception du temps chez le sujet ; il divise le temps en un « avant » et « après », comme dans La honte d’Annie Ernaux, où tout est conçu à partir d’une division temporelle avant et après « la scène », la tentative d’homicide. Mais comment concevoir d’autres types de trauma, où il ne s’agit pas d’événements soudains, tels que décrits par Caruth ? Comme le suggèrent Gilmore et d’autres théoriciennes, il existe d’autres traumas, eux-mêmes répétitifs, telle l’expérience de l’inceste à travers les années ou d’un deuil qui perdure, qui sont en quelque sorte incorporés dans la culture familiale, devenant ainsi tropfamiliers, mais toujours bouleversants.
Comme cette discussion le montre, il importe de distinguer entre divers types différents de trauma, car d’après Jacqueline Rousseau-Dujardin, «certains événements ont un impact social, politique, humain en somme, plus large que d’autres [13] ». La Shoah, Hiroshima, ou les génocides, ces événements collectifs et catastrophiques, où on voit le meurtre de millions d’individus, la destruction de familles, de foyers et de communautés, sont à différencier nettement des cas de violence sexuelle, comme le viol ou l’inceste, ou des cas de maladies graves, comme le cancer ou le SIDA, ou encore, des expériences de deuil. Il y a donc lieu de faire la distinction entre les tragédies collectives et ce que Pamela Ballinger appelle le trauma privé, conçu par elle comme une violence intime, mais souvent répétée sur une base régulière, dans le cas de l’inceste, par exemple [14]. Bien que cette forme de violence arrive à des individus dans un espace privé, elle témoigne néanmoins d’ une dimension collective, car elle est commune à de multiples femmes. C’est pour cette raison que Susan Brison conceptualise ce genre de trauma en tant que « violence contre les femmes, motivée par le genre sexuel, qui est perpétrée contre les femmes de façon collective, même si cela n’arrive pas à toutes les femmes en même temps, dans un même lieu [15] ». Lorsqu’un événement traumatique de ce genre est vu comme privé, il est aussi vu, très souvent, comme insignifiant, comme un événement isolé qu’il vaut mieux oublier, tout simplement. Tout en soulignant la différence entre les événements traumatiques de grande échelle, telle la Shoah, et ceux du domaine privé, d’origine humaine, des théoriciennes comme Leigh Gilmore, Susan Brison et Laura Brown insistent sur la nécessité d’inclure, au sein des études sur le trauma, le trauma individuel et privé, souvent subi par les femmes, ce que Gilmore nomme le trauma mineur (minoritized trauma), qui reste souvent secret [16]. Mais comment écrire le trauma ? Cette question, que j’aborderai plus loin, est inextricablement liée à la notion du paradoxe inhérent au trauma.
Selon Cathy Caruth, l’ expérience du trauma tourne autour de certains paradoxes, dont le premier a trait à l’ incapacité de comprendre le souvenir traumatique : même si on a été témoin d’un événement violent, on ne peut pas le comprendre; il reste en quelque sorte inaccessible, insaisissable; la vérité du souvenir traumatique est donc une crise de vérité. Ce premier paradoxe est lié à un autre, relatif à l’étrange temporalité de la mémoire traumatique: on ne peut comprendre l’événement comme étant traumatique que plus tard, à travers les divers symptômes et les tentatives différées de compréhension que ces signes d’une grave perturbation produisent [17]. Vu que l’événement traumatique n’est pas compris lors du moment où il a eu lieu, il devient perceptible seulement en rapport avec un autre endroit à un autre moment. La victime n’en a qu’une connaissance tardive et différée. Nous verrons que c’est bien le cas de Laure Adler, dont l’accident de voiture la ramène à la maladie et à la mort de son bébé, dix-sept ans après ces événements douloureux.
Enfin, un dernier paradoxe a trait à l’écriture même du trauma subi. Depuis Freud et Janet, les chercheurs dans ce domaine s’accordent pour réitérer l’importance de la narration de l’événement traumatique au sein de ce que Caruth dénomme « un récit significatif [18]». En effet, le sujet ne saurait se remettre de son trauma, dans la plupart des cas, que par l’emploi du langage et de la narration, l’objet du trauma devenant ainsi le sujet de son histoire. Si le trauma se situe au-delà des mots, il faut néanmoins trouver les moyens pour le dire, pour en construire un récit, et que cette histoire soit entendue par un public ouvert, réceptif, compréhensif. Comme le constatent Shoshana Felman et Dori Laub dans leur étude du film Shoah de Claude Lanzmann, «[l]a nécessité du témoignage [...] résulte de l’impossibilité du témoignage [19] ». Il existe toute une rhétorique qui exprime ce paradoxe du trauma, ce couple quasi-oxymorique de l’impossibilité versus la nécessité ou la possibilité de dire le trauma. On entend souvent, par exemple, des expressions telles que dire l’indicible, exprimer l’inexprimable, représenter ce qui excède la représentation, dire ce qui ne se laisse pas dire. Cela dit, il importe de remarquer la grande quantité de récits littéraires et de témoignages sur le trauma, allant de Charlotte Delbo à Annie Ernaux. Il existe donc bel et bien des représentations verbales et visuelles de ces expériences traumatiques, ce qui veut dire qu’elles ne sont pas absolument indicibles (unspeakable), à la différence de ce qui laissent entendre les oxymores typiques. Cela m’amène à un point crucial, à savoir : quel(s) moyen(s) discursif(s), linguistique(s), rhétorique(s), ou énonciatif(s) peuvent représenter l’ excès et la souffrance du trauma ?
Aussi difficile la narration du trauma soit-elle, elle demeure absolument essentielle à la guérison, même partielle, de la victime, selon les théoriciens, puisque le récit du trauma aide la victime à exercer un contrôle plus grand sur ses souvenirs traumatiques et autres symptômes dérangeants, à mieux maîtriser son environnement et à rétablir son rapport avec l’humanité. Il permet aussi à la victime d’intégrer l’épisode dans sa vie (avant et après l’incident), et à devenir un sujet actif, au lieu d’être un objet passif de violence [20]. D’après certains théoriciens, l’esthétisation du récit traumatique est à éviter, au profit du seul mode documentaire [21]. Ces chercheurs établissent une corrélation entre échec éthique et succès esthétique, comme si le langage figuratif était très suspect, comme si l’emploi des tropes et des figures nous éloignait trop du référent, séduisant la lectrice ou le lecteur par le langage lui-même [22]. Par contre, de nombreux théoriciens constatent la nécessité de la transposition artistique du trauma [23], notant la part non négligeable de la fiction [24] et des procédés littéraires comme des trous, une temporalité non chronologique [25], un jeu avec les genres littéraires, l’usage fréquent de métaphores et d’autres figures. C’est justement sur les jeux temporels dans les textes écrits et visuels que Roger Luckhurst insiste : selon lui, les textes traumatiques témoignent d’un refus du récit linéaire et de la progression narrative logique, où les liens entre cause et effet seraient évidents ; de plus, ces textes mettent également en relief des révélations tardives qui réorientent la signification du récit [26]. À cet égard, Leigh Gilmore parle du « sujet lyrique » du trauma, qui ne vise pas tant la reconstitution mimétique de l’expérience douloureuse que la représentation poétique, plus fidèle, cette dernière, au traumatisme [27]. Autre caractéristique saillante de plusieurs récits traumatiques faisant partie de leur esthétisation, l’emploi de la répétition – lexicale et autre – fait écho au langage inconscient de la répétition à travers lequel le trauma s’est déjà exprimé, sous la forme de cauchemars, de flashbacks, et ainsi de suite [28]. Une analyse de deux textes récents de trauma « mineur » permettra de dégager les formes discursives de leur esthétisation.
Dans L’Usage de la photo, Annie Ernaux se joint à Marc Marie pour produire une émouvante composition verbale et visuelle à deux voix qui s’avère en fait « un ménage à trois [30] » – Ernaux, Marie et la mort –, où les deux auteurs commentent, à tour de rôle, quatorze photos de leurs vêtements jetés par terre ou sur des meubles dans la fougue de leur passion. La nature double du livre se manifeste sur quelques plans différents : l’interaction du texte et de l’image ; celle du masculin et du féminin; la présence des vêtements et l’absence des corps; les deux registres textuels, à savoir la passion, volet euphorique, et la souffrance, volet dysphorique du livre ; la présence textuelle de l’histoire de la maladie et l’absence de photos de la malade ; et enfin, la coexistence textuelle des signes de la vie et de la mort. Comme ces remarques le laissent entendre, cette histoire d’amour en est aussi une de la maladie, car pendant cette même période, Ernaux était en traitement pour un cancer du sein. Les photos érotiques jouent, entre autres, le rôle de catalyseur pour déclencher l’écriture de ce qui ne se laisse pas dire, du moins, pas facilement, et de ce qui ne se laisse pas voir. Dans ce qui suit, j’analyserai la représentation de ce qu’Annie Ernaux appelle « l’autre scène [31] », celle de la maladie et du corps dévasté, absente des photos mais inextricablement liée à ces dernières. Seront également examinés les rapports entre la représentation de la maladie et le registre érotico- amoureux du texte, les deux étant, en fait, indissociables.
Par rapport aux traits typiques du récit autobiographique du cancer du sein, un nouveau type d’autopathographie selon G. Thomas Couser, le texte d’Annie Ernaux et Marc Marie opère une série d’écarts, pour aboutir à une véritable reconfiguration du genre [32]. Si ce n’est pas le premier texte collaboratif où il est question du cancer du sein [33], L’Usage de la photo semble être le premier où se côtoient de façon soutenue le registre érotico-amoureux et celui du cancer, où la vocation double fait en sorte que le texte ne porte pas exclusivement sur le trauma de la maladie. Bien que les photos soient présentées dans un ordre chronologique, la trame événementielle de la maladie, quant à elle, est fragmentée et non linéaire, elle comporte des analepses et des prolepses, et elle est plutôt régie par son association aux photos. Il n’y a pas non plus d’insistance constante sur le langage figuré de la guerre, souvent utilisé dans ce genre de récit, quoique la narratrice évoque dans la préface au livre son « combat flou [et] stupéfiant [...] entre la vie et la mort [34] » que constitue cette « autre scène [35] » absente des photos. L’essentiel dans L’Usage de la photo, c’est surtout le rapport entre le texte et les images, le jeu entre le visible et l’invisible, l'oscillation habile entre le registre érotique et celui de la maladie et la mort possible.
Pour ce qui est du rapport image-texte dans L’Usage de la photo, de cette double articulation verbale et visuelle, on constate que chaque photo dans le texte est accompagnée d’un titre qui précise, dans la plupart des cas, le moment et le lieu où elle a été prise. Par la suite, la photo est commentée d’abord par Annie Ernaux, et ensuite par Marc Marie ; chacun des auteurs confère un intertitre à son texte qui laisse deviner l’interprétation personnelle de la photo qui suivra. Le plus souvent, chaque auteur commence son texte par la description des vêtements et des objets photographiés. Il s’agit là d’une des fonctions du texte face à l’image proposées par Roland Barthes [36], à savoir l’ancrage, qui sert, sur le plan dénotatif, à identifier « purement et simplement les éléments de la scène et la scène elle-même », « fix[ant] [ainsi] la chaîne flottante des signifiés, de façon à combattre la terreur des signes incertains [37] ». Cette fonction dénominative s’avère essentielle dans le cas des clichés noirs et blancs dans L’Usage de la photo, où l’identification de certains vêtements n’est pas toujours évidente [38]. Une fois identifiés et dénommés, les différents éléments de la scène sont susceptibles de s’emparer de connotations diverses. L’arrangement pêle-mêle, ce désordre non planifié des vêtements enlevés et déposés çà et là, et de toute évidence, rapidement, avant l’amour, connote la fougue et l’intensité de la passion. Les vêtements, codés sur le plan du genre sexuel, connotent le féminin et le masculin qui s’entrelacent, s’enchevêtrent par terre, tout comme le font les corps absents. La disposition des vêtements, dont la couleur est précisée dans le texte, connote une œuvre d’art, ce que les termes « composition [39] » et « nature morte [40] » utilisés par Ernaux confirment [41]. Les photos fonctionnent aussi en tant que métonymies, montrant par contiguïté et par synecdoque les corps absents des deux amoureux. En effet, les amants signalent explicitement, dans leurs remarques accompagnant les photos, ce fonctionnement métonymique des vêtements photographiés et leur lien avec les corps qui les portaient un peu plus tôt. Lors d’une description des vêtements de Marc Marie, par exemple, Annie Ernaux note que sa ceinture, toujours prise dans son jean, « entoure et maintient un ventre absent [42] ». Et les vêtements gisant par terre, « tombés dans une posture humaine », sont la « [f]orme vide du corps de M. [43] ». Tout porte à croire que les corps des amoureux absents sont aussi entrelacés dans la fièvre de la passion que le sont leurs vêtements jetés par terre. Ainsi, on voit que le registre érotique du texte est mis en place par la seule vue des photos des vêtements et aussi par ce qui est visible : le sous-vêtement, que ce soit le soutien-gorge, le boxer, les jarretelles ou le caleçon, figure sur plusieurs photos.
Mais il existe une oscillation constante entre les deux registres à l'œuvre, ainsi qu’une insistance sur l'amour et sur l'érotisme, ce qui permet à Ernaux et à Marie de contrer le stéréotype péjoratif de la femme souffrant du cancer du sein, tel que l'on le retrouve souvent dans ce genre d'autopathographie : la femme peu attirante, accablée par la maladie, le corps mutilé et la tête chauve. Atteinte dans sa féminité même, la patiente du cancer du sein ne constitue pas le portrait de la femme désirée et désirante, prête à s'engager dans des jeux érotiques. Mais voilà qu'Ernaux et Marie détournent même certains effets déplaisants de la maladie et des traitements pour les transformer en signes positifs. Il en est ainsi, par exemple, lors de la perte complète des cheveux et des poils corporels, source de chagrin pour Ernaux, qui hésite à se montrer la tête nue (sans foulard ni perruque) devant son amant. Là où la narratrice se compare à des femmes tondues à la Libération [44], Marie défait toute connotation négative de la tête chauve : « je me suis montrée à lui pour la première fois avec mon crâne chauve. [...] Il m'a dit que ça m'allait bien. Il a remarqué que mes cheveux commençaient à repousser, un minuscule duvet de poussin blanc et noir [45]. » Au lieu de réagir de façon négative devant la nouvelle apparence d'Ernaux, Marie lui fait des compliments, évoquant également l'espoir de la renaissance – et donc, de la santé et de la vie à venir – par l'image du poussin. Sans diminuer en rien la souffrance ou le sérieux du cancer du sein, Ernaux et Marie réussissent à construire un véritable contre-discours par rapport au stéréotype de la femme victime de cette maladie dévastatrice.
Si c’est l’écriture qui souligne et qui développe le registre euphorique du désir déjà amorcé dans les photos, qu’en est-il des détails de l’histoire du cancer du sein ? En effet, ce ne sont pas que les corps amoureux qui sont désignés par métonymie dans les photos sans corps, c’est aussi le corps absent et malade de la narratrice, menacée de disparaître, corps rongé par la maladie et « photographié des quantités de fois sous toutes les coutures et par toutes les techniques existantes [46] ». Mais ces photos médicales, témoins incontournables de la souffrance, restent entièrement absentes du texte [47]. Ce n’est que par le biais de l’écriture que le trauma du cancer s’inscrit explicitement dans le texte. Et cet autre registre, cet autre volet majeur de L’Usage de la photo, Ernaux et Marie le déploient en utilisant quelques stratégies discursives précises, telle l’exposition claire de certains détails relatifs à la maladie et aux traitements nécessaires.
À quelques reprises dans le texte, la narratrice, adoptant un ton franc qui n’est pas sans rappeler celui de certains passages de « Je ne suis pas sortie de ma nuit [48] », se sert d’un discours d’exposition presque scientifique, pour livrer des détails de son expérience dysphorique. Tel est le cas de l’explication, dans une note en bas de page, du fonctionnement du cathéter enfoncé dans son corps lors de la chimiothérapie pour y introduire « les substances qui détruisent les cellules malignes [49] ». Dans un commentaire métatextuel révélateur, la narratrice dévoile le motif de cette note : « Je décris avec précision ce dispositif, parce que tout cela est inconnu à la plupart des gens. J’étais, avant, dans la même ignorance [50]. » Aussi le discours de la narratrice remplit-il une fonction didactique, visant plus que la seule sympathie de ses lecteurs ; il leur apprend certaines procédures relatives au traitement de chimiothérapie auxquelles la patiente est sujette. Une instance analogue de cette exposition directe du traitement médical se trouve vers la toute fin du livre, où Ernaux fournit succinctement les détails spécifiques, sous forme de liste [51], encore une fois dans une note, de tout ce qu’elle a subi :
Mammographie, drill-biopsie du sein, échographie des seins, du foie, de la vésicule, de la vessie, de l’utérus, du cœur, radiographie des poumons, scintigraphie osseuse et cardiaque, IRM des seins, des os, scanner des seins, de l’abdomen et des poumons, tomographie par positrons ou PET-scan. J’en oublie sûrement [52].
Dans cet extrait, l'emploi de l'énumération, de cette longue liste de tests médicaux, dont chacun est identifié uniquement par son nom, sert à accentuer la sévérité de la maladie et la durée de la souffrance.
Annie Ernaux l’avoue ouvertement : le cancer était le moteur de son écriture dans L’Usage de la photo [53]. Pourtant, cette mise en texte de la maladie ne s’est pas effectuée selon les traits habituels du récit autobiographique du cancer du sein, mais plutôt sous une forme originale et expérimentale. Ce sont justement le choix de la forme fragmentaire et le jumelage innovateur des photos et du texte, ainsi que celui des registres érotique et maladif qui lui offrent le moyen d’écrire la maladie : « C’est seulement en commençant d’écrire sur ces photos que j’ai pu le faire. Comme si l’écriture des photos autorisait celle du cancer. Qu’il y ait un lien entre les deux [54]. » Si l’écriture l’aide à surmonter le trauma de sa lutte difficile contre le cancer, elle transcende sa propre expérience, car Annie Ernaux expose, sans l'usage des photos de la maladie, la réalité de cette dernière dans ce geste courageux et politique de « posséder [55] » le cancer par sa révélation au public. Ce faisant, elle fait le geste éthique de créer une solidarité avec les milliers d’autres femmes atteintes de cette même maladie qu'elle représente par la synecdoque éloquente des « [t]rois millions de seins couturés, scannérisés, marqués de dessins rouges et bleus, irradiés, reconstruits, cachés sous les chemisiers et les teeshirts, invisibles [56] ». Ce dévoilement personnel et collectif, cette écriture du « triomph[e] [sur] la mort par l’amour et l’érotisme [57] », fonctionne par conséquent comme un témoignage offert aux autres femmes, leur donnant une source d’encouragement et d’espoir, en plus de certains renseignements utiles sur la maladie. Aussi Annie Ernaux passe-t-elle du seul statut du sujet malade, soumise à une dure souffrance physique et psychologique, à celui d’agent, capable d’intervenir sur sa propre vie à ce stade si éprouvant.
Si, dans L’Usage de la photo, Ernaux et Marie mêlent habilement l’histoire de la maladie mortelle et celle de l’amour, dans À ce soir, Laure Adler se consacre à l’histoire dysphorique de la mort de son fils Rémi, à l’âge de neuf mois, d’un grave problème respiratoire. C’est le portrait de la mère endeuillée, « une mère vivante qui a perdu son enfant [59] », ainsi que l’histoire de la lutte courageuse du bébé à l’hôpital, intubé et branché à des machines durant quelques mois de souffrance extrême que Laure Adler nous livre dans ce récit émouvant [60]. Un accident de voiture évoqué par la narratrice au début du récit lui sert de lien avec l’autre « accident », terme qu’elle utilise pour faire référence au commencement subit de la maladie de Rémi il y a dix- sept ans, lorsqu’elle était partie au travail. Ainsi sa propre confrontation avec la mort agit-elle comme catalyseur, l’incitant à faire le deuil scriptural dont elle n’avait pas été capable auparavant. Le texte affiche une chronologie perturbée, typique des récits de trauma, procédant par une série d’analepses et de prolepses, lors desquelles la narratrice revisite le jour de « l’accident » de Rémi ; les souvenirs du temps heureux passé avec lui avant sa maladie; sa grossesse, qui « fut un enchantement [61] » ; la naissance du bébé fort et sain; toute l’histoire douloureuse de son séjour à la « réanimation pédiatrique », ce « présent immortel, un présent sans avenir [62] » que fut le temps de la maladie ; et enfin, le décès du petit et les activités du lendemain de sa mort. Rédigé en fragments, ponctué par des passages métatextuels ancrés dans le présent de l’énonciation narrative, le récit pousse constamment le lecteur en avant par le biais de cataphores dont le référent tarde parfois à se révéler. Parmi les multiples stratégies textuelles mobilisées par Adler afin de donner voix à son deuil interminable, je m’attarderai sur la discussion de son emploi de fragments, de figures rhétoriques et du discours métatextuel.
Rien n’est peut-être plus emblématique de la douleur de la narratrice, sa « compagne [63] » constante depuis dix-sept ans, que la forme fragmentaire du récit. Ginette Michaud l’a bien décrit, le fragment est non seulement la « forme de la rupture par excellence », mais aussi celle « d’un manque, d’une faille constitutive du langage [64] ». Quelle meilleure façon de dire ce manque fondamental au cœur du deuil que d’inscrire cette absence littéralement dans le texte, absence incarnée tant par l’inachèvement et le discontinu du fragment que par les blancs qui séparent les divers morceaux du texte ? Comme le souligne Michaud, le fragment exhibe « en lui-même [...] ce manque du langage [65] » qui reflète bien la carence de mots aptes à énoncer le deuil aussi bien que l’inaccomplissement du processus. De plus, le texte fragmentaire procède par bribes, de manière parcellaire, créant un certain rythme par le biais des blancs, ce qui instaure une lecture constamment interrompue et recommencée.
À ce soir est constitué uniquement de fragments de longueur variée, allant d’un seul mot à des paragraphes composés de plusieurs phrases[66]. Effectivement, il n’y a qu’une suite de fragments coupés par des espaces blancs. Les fragments les plus courts sont parfois utilisés lors des moments les plus durs pour la narratrice, pour y inscrire son extrême émotion. Tel est le cas de son évocation de la première fois qu’elle aperçoit son fils à l’hôpital, à la réanimation pédiatrique où les petits sont liés aux machines qui facilitent leur survie : « C’était la salle des machines. / De tout petits corps et d’énormes machines bleues et grises [67]. » La forme fragmentaire s’avère également apte à exprimer le corps fragmenté du fils, rattaché aux machines qui respirent à sa place et intubé pour recevoir son alimentation, une fragmentation corporelle qui fait l’objet d’un fragment particulier : « Il n’était plus à nous, mais quand nous prenions possession de cet espace où on était cloué [...] et où on reconstituait des fragments de celui qui fut nôtre avant la catastrophe, nous avions l’impression que quelque chose se recomposait autour de son lit [...]. Notre peau contre la sienne. Une main chacun [68].» Dans cet extrait, la fragmentation métonymique du corps du fils sert aussi à communiquer le sentiment d’éloignement qu’éprouvent les parents par rapport à celui qui ne leur « appartient » presque plus, sinon par fragments. Si le saut entre les différents fragments représente une progression, voire les diverses étapes de la maladie et de la brave lutte du petit, le texte brisé reflète aussi l’état d’âme de la narratrice, sa vie brisée par le décès et par le deuil, une souffrance qu’elle décrit de la façon suivante: «La sensation d’une coupure envahira désormais ma perception des êtres et des choses. Coupure à l’intérieur de moi-même [...] [69]. » Cette coupure affective se donne littéralement à voir dans son récit haché, coupé en morceaux, qui crée pourtant un certain rythme lors de la lecture interrompue. Et cette respiration difficile que provoque la lecture des fragments n’est pas sans rappeler celle, pénible et artificielle, du petit garçon, facilitée par les machines : « Nous sommes habitués aux machines. À leur bruit, aux signaux lumineux qu’elles émettaient, aux signes qu’elles produisaient, à la cadence de leur souffle [70]. » Les espaces vides entre les fragments participent, eux aussi, à cette respiration de l’écriture et de la lecture, tout en évoquant le non-dit du deuil et l’absence de Rémi, qui ne survit que dans la mémoire de ses parents et dans ce récit même [71]. Ainsi, ce qui sépare les fragments – l’intervalle, le vide – fonctionne aussi pour faire allusion à la séparation permanente entre parents et enfant, une interruption définitive provoquée par son décès.
Contrairement à d’autres auteurs qui font appel entre autres aux intertextes pour dire leur deuil, Adler recourt à certaines figures de style pour énoncer sa détresse [72]. De ces figures, ce sont les métaphores et les comparaisons qui sont les plus nombreuses, utilisées pour communiquer l’état de la mère, du père et du bébé lors de l’épreuve de la maladie et de la mort. En effet, la plupart des métaphores ont trait soit à la mère soit aux deux parents ensemble unis dans leur souffrance. L’effet de choc que cause la maladie subite de Rémi est représenté par une série de métaphores décrivant la mère avant et après « l’accident » du petit. Se servant du registre animal, la narratrice se décrit en tant qu’« otarie bienheureuse [73] » ou comme « une grosse vache endormie [74] » lors de sa grossesse, une période de plénitude euphorique également caractérisée par les isotopies de bonheur et de liquidité [75]. Tout autres sont les métaphores d’autoreprésentation utilisées pour décrire son état d’effroi, suite à la nouvelle que quelque chose de grave est survenu à Rémi : « Je suis une pierre qui tombe, un arbre qu’on vient d’abattre, une friche de terre offerte à la herse du tracteur [76]. » Le choc représenté dans ce groupe ternaire de métaphores évoquant la destruction est réitéré à l’aide d’une autre métaphore dans le même fragment : « Je suis une masse indistincte, lourde, encombrante. J’ai la sensation de devenir énorme comme si la douleur gonflait les tissus [77]. » Le contraste entre ces deux groupes de métaphores est très frappant : la lourdeur de la grossesse crée un véritable bonheur qui cède le pas, après le commencement de la maladie de Rémi, à une lourdeur pénible, voire une immense douleur. Sur le plan corporel, la plénitude bienvenue de la « grosse vache endormie » est remplacée par le poids lourd de la panique et du malheur.
Saisissantes sont aussi les comparaisons qui s’appliquent au fils et à la mère. À deux occasions, Adler vise à mettre en relief à la fois l’innocence, la souffrance et le courage du petit, en se tournant vers le registre religieux : « Branché, perfusé, attaché comme un petit christ en croix, il ne pouvait sourire [78]. » Et elle renchérit sur cette image du petit martyr fragile par l’évocation de la scène de la crèche, où les parents sont comparés à la vache et à l’âne qui entourent l’enfant divin : « Nos souffles le réchauffaient comme ceux de la vache et de l’âne qui avaient sauvé le petit Jésus transi de froid [79]. » Ici, la combinaison des registres animal (les parents) et religieux (Rémi transfiguré en petit Christ) accentue la souffrance du bébé et l’élève au-dessus du rang de l’être humain moyen [80]. Ce recours au registre animal se manifeste de nouveau au sein d’une autre comparaison, en l’occurrence celle du bébé au poisson sorti de l’eau : « si elle [la machine] arrêtait, il [Rémi] se retrouverait comme un poisson échoué sur le sable [81]. » Cette dernière comparaison surgit plus loin dans le texte, lorsque l’espoir d’une guérison complète devient moindre ; ainsi met-elle en évidence l’état grave de la santé de Rémi et sa dépendance totale aux machines pour survivre.
Autre composante importante du travail énonciatif du deuil chez Adler, le discours métatextuel ancré dans le présent de l’énonciation narrative revient souvent dans le récit, lui conférant toute une dimension autoréflexive. La plupart de ces remarques métatextuelles tournent autour de la raison d’être du texte : pourquoi le rédiger, à quelles fins ? Il est clair qu’Adler ne se fait aucune illusion quant à la capacité de l’écriture de la « guérir » de sa détresse, d’achever le travail du deuil, car elle stipule explicitement ce qu’elle ne vise pas en écrivant ce livre : « Je n’écris pas pour me souvenir. Je n’écris pas pour apaiser la douleur. Je sais depuis dix-sept ans que la douleur est et demeurera ma compagne [82]. » Si ce n’est pas pour se remémorer ou pour chasser la peine, pourquoi ce texte s’est-il « imposé à [elle] [83] », à quoi bon l’écrire? La réponse complexe à cette question primordiale fait l’objet de bon nombre de commentaires métatextuels, tous d’ordre explicatif, comme si l’auteure sentait le besoin de s’assurer que sa démarche n’était pas futile. Tout d’abord, elle qualifie son texte de « tentative de raccommodement avec le monde [84] », précisant que même si ces « pauvres mots [85] » ne pouvaient pas souder la scission en elle « entre le je et le elle [86] », « ce seul bain de mots [l]’a tenue en vie [87] ». Ainsi, un rapport s’instaure entre écriture et vie, où les paroles l’aidaient à affronter le vide en elle : «J’écris pour tenter d’approcher avec ces mots cette forme vide en moi, la circonscrire [88]. » Ce désir de vivre, fortement lié à l’acte d’écrire, est réitéré à la toute dernière page du livre, où quatre fragments successifs débutent par l’expression « Vivre après [89] ». Écrire, c’est donc (sur)vivre, allumer une lueur d’espoir ; les mots de son texte seraient autant de signes de vie : « Ces lignes comme signe de vie et dans l’espoir que la vie que je lui ai donnée [à Rémi] est celle qui continue en moi [90]. » Comme Jacques Derrida le précise dans ses écrits sur le deuil [91], l’autre défunt ne survit qu’en nous, et Adler lie ce geste de l’intériorisation de l’autre à l’acte d’écrire sur lui et pour lui [92]. Enfin, d’autres remarques métatextuelles révèlent que l’auteure écrit « pour mettre à distance et tenter d’apprivoiser le temps [93] ». Si une vieille dame à l’hôpital essaie de la consoler, en lui disant que tout ira mieux « avec le temps [94] », il n’est est rien pour Adler, d’après qui « rien ne s’efface, rien ne s’adoucit [95] » au fil des années. Aussi le discours métatextuel, ces mots sur les mots, ajoute-t-il toute une couche supplémentaire au récit, tout un lieu de réflexion soutenu sur le fonctionnement du texte en train de s’écrire.
La forme fragmentaire, les figures rhétoriques, le métadiscours : voilà autant de stratégies discursives que Laure Adler utilise pour dire le trauma du deuil. Si la recherche épineuse de procédés textuels propices à exprimer ce qui frôle l’inexprimable n’aboutit pas à un travail de deuil complètement accompli, il n’en reste pas moins que l’écriture de la perte remplit plusieurs fonctions mélioratives. Elle peut servir de compagnon et de source de réconfort ; elle peut rendre le défunt plus présent, en lui redonnant vie en quelque sorte par le langage dans ces livres- tombeaux ; elle permet à la personne endeuillée de scruter la signification de sa perte, de lui attribuer un sens ; et enfin, elle l’aide à survivre, à revenir à la vie ou en à retrouver le goût. C’est effectivement sur ce désir de vivre, étroitement lié à l’acte créateur d’écrire, qu’Adler insiste dans le dénouement de son texte. En effet, elle commence les quatre derniers fragments de son texte par la répétition de l’expression « vivre après », soulignant ainsi le double besoin d’une « suite après la fin [96] » et de l’énonciation du deuil, «même s’il n’y a pas de mots [...] capables de dire la séparation, le manque qui vous déchire [97] ». Et la création n’est peut-être pas « le résultat définitif du travail du deuil, mais elle représente une tentative de le faire [98] ». Pour Laure Adler, dire adieu à l’enfant par l’écriture du deuil, ce n’est peut-être pas une façon d’en finir ; ce n’est pas, comme l’affirme Karen McPherson, une simple affaire « d’enterrer les morts et revenir à la vie », mais c’est plutôt une façon de « commencer à vivre en pleine possession de sa perte [99] ».
Annie Ernaux et Laure Adler mobilisent toute une gamme de stratégies discursives différentes pour raconter leur trauma, pour donner voix à ce qui résiste à la représentation. Chez Ernaux et Marie, ce sont le jeu habile entre image et texte, ainsi que l’oscillation constante entre le registre érotique et celui de la maladie et la mort qui les aident à narrer l’épreuve du cancer. Si l’absence frappante de photos de la femme malade peut être interprétée comme une façon d’éviter le trauma, de refuser de l’affronter de façon directe, elle constitue aussi un geste de monstration qui, paradoxalement, l’indique, le souligne et l’inscrit dans le texte. Laure Adler, quant à elle, recourt entre autres au fragment, aux figures rhétoriques et au métadiscours pour dire son deuil, pour l’apprivoiser en quelque sorte. Pour ces deux écrivaines de l’extrême contemporain, « [d]ire le souvenir traumatique, c’est le transformer, c’est le désamorcer, c’est le rendre moins importun, moins dérangeant [100] ». Les divers procédés esthétiques constituent un faire textuel, une écriture engagée qui revisite les blessures du passé pour rendre plus supportables le présent et l’avenir. Exposer ces traumas intimes du cancer du sein et du deuil, c’est passer de la sphère privée au domaine collectif des lecteurs ; c’est faire un geste à la fois éthique et esthétique. Si le trauma est conçu par les théoriciens comme une aporie énigmatique, un nœud de paradoxes, un défi à la narration, il n’en reste pas moins qu’il incite à sa propre représentation, engendrant ainsi des récits qui se révèlent les lieux de sa resignification.
Barbara Havercroft étudie la manière dont l’écriture autobiographique s’attache à représenter l’indicible auquel renvoie le trauma intime. Si ce dernier est conçu par les théoriciens comme un nœud de contradictions, certaines femmes écrivains parviennent à le narrer et à lui donner une portée nouvelle grâce à un travail d’esthétisation. C’est le cas d’Annie Ernaux, qui développe dans L’Usage de la photo le registre du désir pour transformer l’image du corps cancereux, ou de Laure Adler, qui dans À ce soir dit la souffrance du deuil à travers la fragmentation, l’usage fréquent de métaphores et du métadiscours.
Les théories contemporaines du trauma : un bref survol
L’esthétisation du récit traumatique
Le trauma du cancer dans L'Usage de la photo
Le deuil maternel dans À ce soir
Barbara Havercroft est professeur agrégée à l’Université de Toronto et codirectrice du GRELFA (Groupe de recherche et d’étude sur la littérature française d’aujourd’hui). Elle travaille sur la littérature française des xxe et xxie siècles, et s’intéresse particulièrement aux écritures féminines autobiographiques. Elle a codirigé de nombreux ouvrages, dont le plus récent, Narrations d’un nouveau siècle : romans et récits français (2001-2010), constitue les actes d’un colloque organisé en collaboration avec Bruno Blanckeman et paraîtra en 2012.