Le roman après l’ère du soupçon :
entre émerveillement et tourment.
- Marie-Hélène BOBLET -
Cette conférence mettra en perspective historique et dialectique l’ère du soupçon annoncée par Stendhal puis théorisée par Nathalie Sarraute et l’ère postmoderne : le roman du tourment n’est ce qu’il est que parce qu’il succède à l’exercice critique de la Modernité. Il en conserve le culte de l’inévidence, mais sans vouloir maîtriser ni réduire à tout prix la part énigmatique, obscure de ce qui nous arrive et pourtant nous échappe. Cette confrontation m’est d’autant plus nécessaire que le premier volet de ma recherche a porté sur les auteurs du soupçon et du Nouveau Roman. Sans rien en renier, je m’en détourne, sans doute à la faveur du tournant des XXe et XXIe siècles, pour aborder d’autres rivages romanesques : il est des oeuvres qui, sans niaiserie ni obscurantisme, ouvrent l’ère du crédit et attestent un acte de foi en la littérature. Et fidèle à Nathalie Sarraute, je le reste assez pour lui emprunter son heureuse expression : « retourner le gant » signifie dans mon parcours de chercheur passer du roman du soupçon, de la démystification et de la déconstruction au roman du crédit, de l’illusion et de l’approbation. J’entreprends donc, en m’appuyant sur une attitude critique à la fois pratique et théorique, de repérer une thématique, une posture existentielle, et un art narratif singulier.
En suspendant le soupçon, ou plutôt en mettant à son tour à la question la doxa qui porte sur la crise des valeurs et la fin des récits de légitimation, on observe la résistance de ce que j’appellerai des récits de l’accréditation. Ces récits accueillent et rémunèrent l’esprit d’aventure, l’élan romanesque et le sens du risque. Sans nier l’inquiétude à laquelle toute expérience existentielle soumet qui s’y livre, ils s’y abandonnent en faisant fonds sur cette inquiétude, confiants à l’égard de ce qui arrive, inconnu, inédit. Ce faisant, ils exemplifient cet accueil des choses que Jacques Rivière recommandait à ses contemporains dans l’essai Le Roman d’aventure[1]. Dans « l’abandon à l’inquiétude » où Rivière en 1913 envisage un avenir pour le roman français, écartelé entre crudité naturaliste et langueur symboliste, l’abandon l’emporte sur l’inquiétude, et l’inquiétude même se veut, pour le dire dans les mots de Kierkegaard, « passion pour le possible ». Ce roman d’aventure, sans ignorer l’étonnement ni le tourment, se veut le laboratoire de l’émotion paradoxale d’habiter le monde, il exprime une adhésion, un consentement à la condition humaine dans son immanence. L’accord, la relation entre le moi et le monde y sont thématisés et configurés.
La catégorie des récits de l’émerveillement reprend à son compte la charge éthique et axiologique du roman d’aventure, en accentuant la dédramatisation de l’intrigue, en insistant sur l’attitude lyrique du personnage. Elle comprend les récits où la fable met en scène et en jeu l’assentiment donné à l’existence, existence certes exposée, jetée dans le monde mais aussi accueillie par le monde. Où la narration est redéfinie à nouveaux frais. Par exemple, le récit enjambe des intervalles de temps chez André Dhôtel, ou se suspend dans des arrêts sur images dans les romans de Sylvie Germain. Des « enluminures » et des « sanguines » scandent L’Enfant Méduse , des « notules » ou des « résonances » rythment Magnus. Ce que les Formalistes appellent le sujet par discrimination avec la fable [2], c’est-à-dire la construction formelle et la structure rythmique de la fiction, le sujet donc engage une attention narrative plus que la tension narrative propre au romanesque examinée par Raphaël Baroni. L’attention à l’intrigant y est plus développée que la construction de l’intrigue[3]. Or la vérité d’une oeuvre, sa justesse repose sur l’accord entre une vision du monde et une forme qui s’appellent et s’accordent nécessairement. Si l’on peut élaborer un régime thématique et narratif propre au récit du tourment et de l’émerveillement, c’est que par sa composition, il entraîne le récit et le lecteur dans un sillage énigmatique. Cette littérature qui n’exhibe pas sa virtuosité est souvent passée sous silence ou discréditée, justement, à proportion du crédit qu’elle engage : comme une littérature pour les âmes simples, une littérature de jeunesse.
Gageons pourtant que son pouvoir de conduction lui confère une belle place au sein des « mouvements qui comptent » :
L’émerveillementLes grands mouvements, ceux qui comptent, ne sont pas les mouvements formalistes, ou trop intellectualisés, trop logiquement articulés, dont on discerne clairement les motivations, le commencement et la fin ; ce sont ceux qui se perdent, comme l’eau d’un oued dans les sables, qui disparaît à vue, mais continue à irriguer souterrainement[4].
L’émerveillement désigne un saisissement émotif et cognitif. L’émotion de l’étrangeté insaisissable de quelque chose étonne, le questionnement suspend l’entendement. La perplexité mêle surprise anxieuse et incertitude attentive, méfiance et confiance suscitée par ce qui dépasse le connu et l’entendu, ce qui dessaisit le sujet de sa maîtrise. Sur le plan existentiel, l’émerveillement entrelace donc l’effroi et la joie, la stupeur et l’extase vécues par un sujet. Il se compose du sentiment paradoxal d’un écart et d’un accord. Écart puisqu’on ne sait/saisit pas ce qu’on voit/vit, accord parce qu’on y est suspendu et que l’on s’y abandonne. L’émerveillement, tourment de l’inquiétude entretissé de l’abandon confiant à l’inquiétude, ne se confond ni avec l’extase mystique de la fusion communielle qui résorbe l’écart, ni avec l’angoisse ou la nausée devant l’étrangeté inhospitalière du monde qui annule l’accord. Finalement c’est « le sentiment de la merveille de vivre dans ce monde et dans nul autre » dont parle Julien Gracq qui arrête et retient l’attention : c’est un rapport au monde, une existentielle relation à qui nourrit et motive certains récits du XXe siècle qui, loin d’ignorer béatement l’ombre et la négativité, envisagent l’ombre portée et le travail du négatif au profit de l’être au monde.
Je n’examine pas le pouvoir d’instruction mais la puissance d’impression de la littérature : la promesse, précisément, que tel roman tient pour son lecteur. Je cherche comment le travail de composition romanesque, sensible dans telle construction proprement littéraire, produit des effets pragmatiques de pensée irréductiblement singuliers. Je privilégie donc ce que Vincent Descombes appelle, dans Proust. Philosophie du roman , « l’analyse romanesque ». Des idées littéraires sont mises en oeuvre par un romancier qui pense en romancier : par exemple la nonchalance, l’intervalle, le vide deviennent « idée de roman » lorsqu’André Dhôtel trouve le moyen de les changer en « scénario schématique[5]. ». Si l’on peut admettre qu’il y a des effets intraphilosophiques de l’écriture de Samuel Beckett qui produit, par un écart de langage, des idées sur notre rapport à la vérité, au langage, au savoir, alors on peut aussi risquer l’hypothèse qu’il y a des effets intraphilosophiques de l’écriture de Dhôtel qui, par l’absence d’écart de langage, propose des idées sur la courtoisie, la communauté, l’expérience partagée d’habiter ensemble le monde. Sans poser la question de la valeur relative des uns ou des autres, c’est l’opération à laquelle se livre la fiction que j’interroge, considérant en elle une démarche spéculative singulière, une expérience et une épreuve de la pensée. Sans surplomb de la philosophie sur la littérature, sans que la texture d’un roman soit l’application ni l’illustration d’un arrière-texte phénoménologique, résonne quelque chose entre romanciers et philosophes.
Cette consonance s’explique sans doute par la nature même de la phénoménologie telle que Merleau-Ponty la définit dans le prologue de Phénoménologie de la perception : non d’abord comme un système conceptuel et argumentatif, mais comme une manière d’être au monde, un mouvement, un style , c’est-à-dire une philosophie ouverte à l’entrelacs, à l’empiètement entre littérature et philosophie, entre fiction et pensée.
Face à la littérature de l’épuisement, paradigme dégagé par Dominique Rabaté, j’envisage donc une littérature de l’émerveillement. Si je me détourne du premier paradigme qu’il a mis au jour, je souscris en revanche sans réserve à sa conception critique. Je renvoie pour expliciter ma complicité à son article « Au risque du contemporain[6] ». Il y commente les trois jugements distingués par Alain Badiou dans Petit manuel d’inesthétique : le jugement indistinct du plaire (le goût), le jugement diacritique (qui cherche à discriminer une singularité d’auteur ou d’écriture), et le jugement axiomatique (qui cherche quels sont, pour la pensée, les effets de tel livre).
Comme Dominique Rabaté, j’entrelacerai jugement diacritique et jugement axiomatique.
Dépassant le stade du discours diacritique, le critique doit viser une perspective plus longue, s’établir dans la postérité potentielle de l’oeuvre qu’il choisit d’instituer en point de repère. […] Éclairer la nécessité d’un texte, cela revient à construire une histoire de la forme. Cela revient à tracer des configurations. […] Cette analyse passe d’abord et avant tout par la forme de l’oeuvre, forme qui est son contenu, forme qui peut excéder, on le sait, ses intentions idéologiques de surface[7].
Mon propre geste critique diacritique élit un mineur et une juniore, autour desquels se dessine une configuration d’écrivains. Le jugement axiomatique met en lumière une configuration littéraire, par la coïncidence entre la forme narrative et l’expérience axiologique des oeuvres. Loin d’être une mode ou une réaction, la littérature de l’émerveillement livre une « morale de la forme » qui « oblige à renvoyer tout procédé formel à sa responsabilité significative[8] ». Les formes de la fiction romanesque rendent en effet sensibles, parce qu’elles les mettent en image et en musique, des questions, des valeurs et des postures existentielles, offertes en partage au lecteur.
Pour « construire sur une plus longue durée la chaîne d’intelligibilité ou de pertinence du texte », pour « restaurer la circulation nutritive qui allie les productions artistiques à la vie intellectuelle et morale d’une époque[9] », je présenterai successivement les oeuvres d’André Dhôtel et de Sylvie Germain, méthode qui me paraît la plus éclairante et la plus pédagogique pour allier ces deux formes du jugement, diacritique et axiomatique.
André Dhôtel est considéré comme un romancier mineur, malgré les quarantedeux romans publiés et le Grand Prix de l’Académie française décerné en 1974. C’est donc un mineur paradoxal, ce qui n’a pas échappé à la sagacité de Jean Paulhan, de Maurice Blanchot ni de Philippe Jaccottet. Mais pas un mineur malheureux, puisque le système de valeurs développé dans tous ses livres repose sur la célébration de la médiocrité. Cela peut paraître surprenant quand on sait l’importance de la fulgurance rimbaldienne pour André Dhôtel, qui cherche en romancier et avec des moyens romanesques cette « soudaine percée de l’obscurité fonctionnelle[10] ». Mais précisément la médiocrité est l’aune à laquelle se mesure l’éblouissant, le fond sur lequel se détache l’entrevision, « l’éclat d’une exigence essentielle[11] ». Romans de la médiocrité assumée et consentie, ceux de Dhôtel se distinguent autant des romans de l’ambition que des romans de la déambulation déboussolée (d’Emmanuel Bove à Michel Butor). Le médiocre, le familier, le quotidien et l’insignifiant y sont réévalués par l’étonnement et la curiosité qu’ils suscitent, en l’absence de tout préjugé. Ils n’abritent aucun cabinet de curiosités, au contraire ; les choses étonnantes sont tout autour, partout, et c’est plutôt l’aptitude existentielle à s’étonner qui les exhausse : « La seule voie d’espoir et de salut, celle de la curiosité et de l’étonnement. Et comment vivre si l’on ne s’étonne jamais ? » écrit André Dhôtel à Jean Paulhan dans une lettre de 1945. Il faut un esprit non prévenu pour voir le particulier, le contingent, l’insignifiant, ce que Barthes appelle « le neutre » dans La Préparation du roman. « Le neutre » nourrit le haïku : il n’y a de notation qui relève et prélève « le dépôt de réel, le relief du tissu quotidien » qu’à partir du quotidien. Mais quand Roland Barthes associe le prélèvement, le geste qui coupe et sépare, à l’angoisse de la castration et à la mélancolie, André Dhôtel en loue la puissance épiphanique et dynamique. Les épiphanies rythment la trame narrative. Cette trame est relâchée puisqu’il ne se passe quasiment rien dans ses romans, qui reposent sur la patience, l’endurance et l’appétence en général, sans satisfaire cependant un appétit particulier. Ils comptent sur l’énergie sans la convoitise, sur la puissance d’être, la puissance de désirer en tant que telles sans actualisation nécessaire. Dans les récits de Dhôtel, il y a des intervalles de temps, et des acmés épiphaniques suffisamment récurrents et surtout structurants pour qu’on puisse parler d’une narrativité singulière, sans tension mais pas sans scansion.
L’élection de l’objet dont on s’émerveille fait de Dhôtel un héritier des esprits scientifiques du XVIIIe siècle, qui s’ébaubissent devant les merveilles naturelles. On trouve une conception naturaliste du miracle botanique et zoologique de Réaumur à Michelet ou encore Maeterlinck. Les insectes, les fourmis, les abeilles pour les premiers, les champignons pour l’autre sont à la fois ordinaires, inscrits dans la réalité matérielle des règnes animal et végétal, et extraordinaires. À la fois observable et inintelligible, tel est sous la plume de Dhôtel le vol des hirondelles ou l’arc-en-ciel. Les oiseaux migrateurs en effet suivent une autre quête qu’un but : ils ne cherchent pas à arriver quelque part mais à suivre la voie ; à prendre, par le vol, hors connaissance, part à l’ordre du monde. Les champignons de leur côté exemplifient ce paradoxe botanique et « biologique » de suivre un plan de vie aussi certain qu’inexplicable.
L’effet qu’ils produisent sur le personnage ou sur le narrateur, l’étonnement,s’éprouve subjectivement et il sert objectivement d’étalon de valeur. Il a valeur de preuve : preuve qu’existe un plan supérieur, non pas surnaturel ni spirituel mais supérieur dans l’ordre de la nature, perceptible et néanmoins insaisissable. Il y faut de l’attention, du scrupule, cette considération par quoi l’insignifiant se requalifie :
Pour le poète il y a la merveille (d’une lumière, d’un événement infime peut-être) mais l’aventure essentielle c’est que cette merveille n’est pas donnée à partir d’une distraction, d’un rêve mais d’un discernement, d’une attention extrême, très limitée. Or dès que le merveilleux existe, si mince soit-il (instant rapide, simple trace, reflet) une voie s’ouvre[12].
Le plan supérieur, méta-ordinaire où l’infime s’excède en indéfinissable, où l’insignifiant fait signe sans faire sens, c’est celui où se déploie la littérature. L’écrivain suit l’exemple en suivant à son tour la voie : « À ma loi poétique se rattache aussi cette observation selon laquelle des insectes agissent conformément à un plan et dans l’ignorance complète du plan véritable (la construction des termitières est en fait celle des romans dignes de ce nom[13]) ». Le personnage et le narrateur dhôteliens incarneront respectivement, chacun dans son ordre, cette passion de l’attention et de la « voie juste ».
Le personnage dhôtelien, qui échappe à tout déterminisme, ne sort ni du roman réaliste, ni du système positiviste. C’est un nomade heureux. Pour « réaliser son bien », il ne thésaurise pas, il ne capitalise pas : il actualise son désir, lequel est infinitésimal sur la bourse des valeurs – Sarraute dirait qu’il n’est pas coté. L’énergie intérieure, l’effort pour exister et le désir d’être poussent sur les routes les personnages de Dhôtel qui ne savent pas garder une place ni rester en place à moins d’être arrêtés dans une contemplation bienheureuse. Leur boussole intérieure est aiguillée par une image qui apparaît par éclipses, de façon irrégulière, car il n’est pas si courant de rencontrer l’objet de son désir, ou de le reconnaître.
Les poètes, les grands hommes et enfin Dieu lui-même je les admirais de tout mon coeur. Mais voilà, ça me paraissait trop important. Il fallait de loin en loin que j’attrape une petite affaire pour moi tout seul et qui n’avait aucune importance. […] Cela signifiait à mon idée que je devais trouver quelque chose qui ne soit que pour moi, un petit truc de rien du tout comme je t’ai dit. Simplement, quelque chose qui me parle, qui se mette à me parler. La lumière de mes billes[14]
L’objet du désir ne s’appelle ni Yvonne de Galais, ni Nadja, ni la Toison d’or : c’est un infime et insignifiant bout de verre ou de papier, à la mesure des personnages qui se savent petits, défaillants. Mais loin de le déplorer, ils cultivent l’art de défaillir. C’est que la pensée de la défaillance chez Dhôtel ressemble à la pensée de la faillibilité chez Ricoeur : c’est une pensée de l’aptitude, de la capabilité, loin de la culpabilité mais aussi du fantasme de la toute-puissance.
Ainsi, avec une malicieuse ironie, Dhôtel donne le ton dès le titre. Les romans Bernard le paresseux [1952], Lumineux rentre chez lui [1967], Histoire d’un fonctionnaire [1984] indiquent que l’absence d’ambition, la nonchalance ne se doit pas confondre avec la velléité ni avec l’aboulie, que rentrer chez soi ne signifie pas nécessairement se replier dans un mouvement involutif et spéculaire. L’idiotie et l’ignorance, les prédicats privatifs ou péjoratifs participent d’une élection singulière en ce monde, élection qui rend capable de préserver les puissances de l’imaginaire, de l’affect, de l’intuition, aptes à sauver l’âme du nihilisme aussi bien que des illusions du surhomme. Les « héros » disponibles sans avidité, désirants sans ambition, antiromanesques en un mot, plaident, par leur absence de qualité même, en faveur d’une conception aventureuse de la vie, d’un supplément d’être dans l’existence : « Le merveilleux doit exister, et tel qu’il n’a aucune fin particulière, ni ne nourrit aucun espoir, étant fait de confiance et d’abandon. Abandon justement dans les deux sens du terme : l’inutilité d’une présence […] et la joie d’être présent[15] ». Dhôtel ne sacrifie ni au modèle de la téléologie ni au fantasme de la complétude. L’idiotie, l’abrutissement et la distraction caractérisent d’un récit à l’autre ses héros fort peu épiques, et les prédisposent à la stupeur. Par là même, la négativité s’inverse en valeur. Même piétinante, même circulante et ressassante, la puissance motrice de l’élan vital a des accents de conatus spinoziste : chacun son miracle, en son péril extrême ! Dans Histoire d’un fonctionnaire, Florent est d’une différente indifférence, d’une indifférence qui fait la différence entre une féerie fractale et luxueuse et l’éblouissement vaniteux des miroirs aux alouettes :
Florent s’était persuadé qu’il n’y avait rien à découvrir, mais c’était bien plus étonnant que tout ce qu’on pouvait imaginer. On en venait à une réalité impossible et inconnue absolument. […] Il y avait une féerie, une très mince féerie, selon les termes d’Anselme naguère. Une apparition qui ne se présente pas comme une image hallucinante et adorée, mais comme une vision éclatée livrant aux yeux une soudaine profondeur ménagée par une rupture inespérée dans l’ordre des choses. Oui, une minime féerie qui s’affirmait par un événement survenu hors de toute attente[16].
L’ethos du personnage de Dhôtel est incongru car il se nourrit et se réjouit d’incongruités, de ruptures dans l’ordre convenu et attendu des choses. De même son récit. D’ailleurs, écrit-il à Paulhan,
les critiques sont embarrassés parce que mes personnages n’ont pas de situation et ne jouent pas un rôle. Quand il leur arrive à ces personnages d’avoir une situation et un rôle, ils en sont enchantés et même orgueilleux, ils souhaitent vivement que cela dure, mais ils croient non moins vivement que cela ne peut pas durer. […] Mais voilà, cela n’empêche pas qu’ils s’intéressent, non, qu’ils soient intéressés jusqu’à la passion par des événements, par des signes fragmentaires, des détails passagers […]. Ils voient comme quelque chose qui s’éveille et qui reste en suspens, pas le « suspense », un suspens qui tout de suite apparaît sans fin, dans le monde[17].
Êtres de chance, ils « tombent sur » des trouvailles sans les rechercher, ils s’abandonnent et s’adonnent d’un même geste de clairvoyance et de nonchalance associées.
Ce don de faire des trouvailles heureuses par disponibilité naïve, sans préméditation ni calcul, ce don est celui du bon-heur. Dans la pensée occidentale, on a oublié la fabrication du substantif et avec elle la part de l’occasionnel, de l’opportun dans son sémantisme. La circonstance est secondaire car elle est pensée comme ce qui « se tient autour », ce qui fait dévier la planification initiale et résiste à l’application du modèle sur la réalité. Mais le concept de serendipity vient de l’Orient : il réserve à la circonstance un autre sens et une haute valeur. Selon la pensée chinoise ancienne, la stratégie se conçoit en rapports non pas de fin et de moyen mais de conditions et de circonstances ; c’est l’art de déceler le potentiel favorable de telle situation. Cette efficacité indirecte est de transformation et de processus plutôt que d’action et de forçage. Or le non agir de sorte que rien ne soit pas fait résume assez bien l’art de vivre des personnages de Dhôtel. Au lieu de creuser un manque, de susciter une mélancolie, les irruptions intempestives et miraculeuses – au sens naturaliste du terme – rappellent l’existence du monde qui nous dépasse, « autre », et le consentement à son ordre énigmatique. Dhôtel engage un pacte avec l’existence fondé sur l’intuition du sens, c’est-à-dire de l’orientation plus que de la signification. Si les choses existent et se constatent, c’est nécessairement qu’elles obéissent à une orientation d’être. Le pari sur des affects positifs répond au penchant qui cède aux affects négatifs. Il y a certes de l’inexplicable et de l’injustifiable, mais cet injustifiable est indélogeable. Sa résistance a donc valeur opératoire, et vertu probatoire. Le consentement, l’approbation radicale d’exister se soumettent à l’énigme de l’inconnaissable/indéniable. Tirer une leçon de vie de la leçon des choses est le programme de Damien :
En ce temps-là il aimait se perdre, m’avait-il confié, dans la contemplation d’existences infimes. […] Il était vivement intéressé par le contraste entre l’insignifiance de ces petites existences et le défi insensé qu’il y avait en eux de s’affirmer à la face du ciel, non pas contre le ciel mais au contraire, si vous voulez, dans la gloire d’un ciel hors de mesure[18].
À la souffrance du manque ou de l’insuffisance se substitue donc l’intuition d’un prolongement, d’un supplément, d’une surabondance qui permettent d’éviter le nihilisme aussi bien que le mysticisme. C’est dans l’indigence que se fait l’épreuve de l’expédience, c’est bien la leçon que donne Diotime à Socrate dans Le Banquet en exposant la généalogie d’Eros, fils de Poros et de Pénia. L’émerveillement n’a maille à partir ni avec l’irrationalité extravagante des esprits illuminés ni avec la sensibilité niaise des esprits faibles. Il se fonde sur la présence réceptive et la foi perceptive, sur la pauvreté de l’être (ce qui vient de Pénia) et sur ses réserves (ce qui vient de Poros). Faire face ne signifie pas s’opposer ni défier, mais s’exposer et compter sur un supplément d’être, une assistance qui vient de la relation même que le moi entretient avec le monde. André Dhôtel ne pense jamais une véritable extériorité puisque l’opposé est impliqué dans une logique d’interaction. L’insignifiance du petit, la médiocrité du quotidien, la contingence de l’ordinaire, la nullité des lieux sont inversement proportionnelles à leur richesse potentielle. Au lieu de décevoir par leur indistinction, leur neutralité, leur absence d’exotisme, les espaces nuls par exemple exercent une emprise qui retient par la promesse que quelque chose d’autre doit être :
La vie semblait se réduire à passer d’un endroit nul à un autre endroit tout aussi nul, en se demandant pourquoi on prenait la peine de bouger. Mais c’était là aussi bien un charme insolite que semblait goûter Damien tout comme Gildas. Non, il n’était pas question d’attendre quelque lumière, mais plutôt de n’avoir plus rien à attendre jamais. Comme si on avait franchi une frontière de la vie, au-delà de quoi c’était le pur règne d’une volonté céleste qui ne devait trouver plus rien d’autre à faire qu’à susciter quelque surprenante merveille[19].
Dans un monde théologiquement habité, la lumière irisée de l’arc-en-ciel ou celle des billes de Damien ressemblerait à la lumière de la grâce. Mais ici, dès lors que l’enfant les voit et s’en réjouit, il s’assure d’une possession sans bien, suscitée par l’entraperçu d’une lumière surnaturelle mais objective, qui se constate autant qu’elle l’éblouit.
Le mouvement du roman épouse le cheminement des paresseux, des oublieux, et autres distraits ; il est scandé par les stations de leur émerveillement. La serendipidity, cet art des excursions dans l’expérience, dicte l’art des digressions dans le récit. Roman à épisodes, « tâtonnant », décentré, il dévie volontiers suivant les détours des personnages. Ce qui nous immerge pourtant dans la fiction, nous en fait suivre le fil invisible, c’est que le talent de romancier de Dhôtel s’apparente à celui du conteur. Il note d’ailleurs dans une lettre à Jean Paulhan que la sévérité de Valéry et son mépris pour le roman donnent par contrecoup une chance et une « possibilité nouvelle à [lui] conteur livré à des tâtonnements de communiquer avec vous[20] ».
Ce souci de la communication nous renvoie aux analyses de Walter Benjamin. Selon le philosophe allemand, ce que les enfants connaissent d’instinct est restitué au lecteur par la vertu généreuse du « narrateur », du conteur. Or Dhôtel se rapproche de Leskov, en qui Benjamin voit le narrateur des mauvais bougres, des imbéciles, des petits fonctionnaires, dont la disparition est programmée à l’époque moderne. Dans l’univers de Leskov, Benjamin examine le monde exemplaire du marginal irréductible, qui représente le « juste », encore proche du monde féodal et préindustriel[21]. Cette analyse de Benjamin ne peut que faire penser aux protagonistes de Dhôtel, paradoxalement favorisés par leur inadaptation à l’économie bourgeoise. Ce monde dépassé de l’enfance ou déserté de la campagne, l’univers oral et rural du conteur dans les temps où circule et se partage la parole, temps des émotions primitives, de l’étonnement et de l’émerveillement, ce monde, donc, quand il est mis en récit, correspond à un régime particulier de narration que médite le philosophe :
Les chroniqueurs […] sont débarrassés a priori de la charge d’une explication démontrable […] en décrivant comment [les événements] s’insèrent dans la trame insondable des desseins terrestres. […] Dans le narrateur, la figure du chroniqueur s’est maintenue, transformée, sécularisée. […] Le chroniqueur avec son interprétation providentielle, le narrateur avec son interprétation profane se fondent tous deux dans son oeuvre[22].
Dhôtel, lui, raconte comme un chroniqueur profane, sans explication rationnelle ni projection prophétique. Comme romancier, c’est une figure de médiateur, un passeur entre les pauvres rustres, les lecteurs et les merveilles. Il fait naître les événements au fil de sa plume, et au lieu de le construire visiblement, il dissimule la structure de son récit. Il appelle cela la politesse ou la courtoisie de l’écrivain.
Je me demande s’il n’y a pas dans la littérature une question de politesse « qui s’oublie de plus en plus », l’illusion ou la fiction devant être d’abord illusion partagée. La vieille tradition de l’auteur parlant au lecteur m’est très sensible (quoiqu’en dehors du mérite de l’oeuvre) et me permet souvent de saisir plus vivement les images du conte. Y aurait-il déjà là quelque nécessité fondamentale ? Je me demande si la littérature ne devrait pas toujours se définir comme courtoisie[23].
Dhôtel nomme « courtoisie » la générosité de s’effacer comme individualité pour mieux communier avec le monde et communiquer avec le public. Car la fable appartient à tous, et la langue aussi. L’écriture est une médiation symbolique, certes, mais aussi pragmatique ; elle permet d’entrer en relation avec le lecteur en lui relatant une histoire de quatre sous. Le romancier ne célèbre ni le culte de l’écriture artiste ni la religion de la génialité romantique :
Quels que soient les événements et notre façon de les exprimer, nous retrouvons toujours ces mêmes thèmes qui appartiennent plus au monde qu’à nous-mêmes : thème du départ, du retour, de l’absence, ou n’importe quoi. […] Il me semble que depuis la fin du dixneuvième siècle, les auteurs auraient tendance à vouloir créer leurs propres thèmes, leur propre secret, refusant de participer (sous prétexte de personnalité et d’indépendance artistique) au secret universel[24].
Le conteur choisit donc le langage le plus commun, le plus simple, celui qui ne détourne pas l’attention, pour ne pas occulter le pouvoir de rayonnement et d’irradiation des mots et des phrases les plus ordinaires. Sous-jacente à une esthétique classique de concision et de discrétion, une même éthique de la courtoisie, de la civilité, une même exigence de simplicité dictée par la communauté humaine rapprochent André Dhôtel, Jean Paulhan et Maurice Merleau-Ponty. Selon Merleau- Ponty, « passer inaperçu […] cela même est la vertu du langage : c’est lui qui nous jette à ce qu’il signifie ; il se dissimule à nos yeux par son opération même ; son triomphe est de s’effacer[25] ». La dissimulation fait penser à la discrétion des mammifères dont Jean Paulhan donne l’exemple dans Les Fleurs de Tarbes. « Le système de l’expression – et si l’on aime mieux la rhétorique (au sens courant du mot) – se trouve en Maintenance dissimulé, comme le squelette d’un mammifère, mais en Terreur évident, comme la carapace d’un crustacé[26] ». Dhôtel appartient à l’espèce des conteurs-mammifères, discret médiateur de pensées et d’expériences que la communauté peut partager. D’où la valeur qu’il attribue au lieu commun.
C’est l’opportune pertinence du topos qui a fait de lui un objet rhétorique commun ; s’y ajoutent en outre sa fonction sociale et l’usage de liant. Au lieu d’ironiser sur la banalité, Dhôtel défend la vertu religieuse du topos : « Les mots ne sont des lieux communs que pour une logique spécialisée, et demeurent ce qu’ils étaient dès l’origine : de simples rites. Le logicien veut écarter le rituel, non pas le rhéteur[27]. » Rituel de communication qui signe l’appartenance à une communauté, le lieu commun situe, marque, rappelle. Il résiste à la dispersion, il rassemble.
Fidèle à Rimbaud, Dhôtel évite « la foi insensée en l’indépendance presque absolue d’un langage poétique[28]8 ». Il ne sacrifie à l’alchimie du verbe qu’en matière de « toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires, contes de fées, petits livres de l’enfance[29] ». Sur le plan de l’elocutio, l’extrême simplicité met en valeur l’extrême gravité de la simple présence au monde.
La rhétorique, c’est un art de parler qui est codifié. […] Tandis que la rhétorique fabuleuse, c’est exactement l’inverse. C’est l’attention prêtée aux données du monde qui sont fournies par la nature et qui ne se prêtent pas à des formules ni aux procédés d’un langage[30].
Cette inscription dans la communauté sans revendication idiosyncrasique, Dhôtel l’appelle la courtoisie de l’écrivain aussi bien par rapport aux événements qu’il rapporte à la pointe de la plume que par rapport aux lecteurs à qui il n’impose pas sa voix.
Du point de vue de la composition, Dhôtel surprend et séduit le lecteur par l’art consommé mais insensible des transitions abruptes. Cet art de la « composition migratoire » vise à faire oublier l’architecture du récit pour optimiser son efficience émotive. Effacer les charnières, cacher les articulations, masquer l’ordre résume l’anti-formalisme de Dhôtel. Il sait bien que c’est la narration qui transforme la fable en sujet, ou l’histoire en récit. Il sait non moins bien que le lecteur ne veut pas le voir ni le savoir, et que par élégance et par « courtoisie », on doit lui dissimuler le labeur. Le romancier migrateur, au lieu d’exhiber l’aventure de l’écriture, feint donc de livrer l’écriture à l’aventure. C’est grâce à une intervention de type musical, celle du travail rythmique, qu’opère la magie de faire partager une histoire : « Mes romans sont des contes écrits à partir d’une structure très simple. […] Les écrivains, les poètes qui m’attirent sont […] des créateurs d’épisodes[31]. »
C’est parce qu’il rythme la narration que l’épisode intéresse Dhôtel et donne à ses romans leur sens. De même, l’épiphanie. L’épisode comme l’épiphanie intervient dans le récit avec une fonction paradoxale de rupture et de structure. Il semble égarer, mais l’égarement est une science que Dhôtel rapproche du sens de l’orientation. L’éclatement de la chaîne narrative en stations, l’énonciation neutre des personnages et narrateurs font la singularité de cette oeuvre romanesque. Pourvu que l’on comprenne ici romanesque non pas au sens fixé par Jean-Marie Schaeffer d’une tendance à l’excès, à l’outrance, à l’extravagance, mais au contraire au sens où un mode de notation, d’intérêt porté au quotidien prépare à l’expérience de l’émerveillement.
En 2002, Bruno Blanckeman plaçait l’oeuvre de Sylvie Germain parmi les « fictions singulières[32] » du XXe siècle qu’il étudiait. Cette singularité a en effet frappé le public et la critique, et lui a valu une reconnaissance immédiate et internationale. Dès 1985, Le Livre des Nuits fut six fois couronné. Entre 2001 et 2010, six colloques ont été consacrés à l’auteure, dont trois à l’étranger. En août 2007 s’est tenue sur son oeuvre et en sa présence une décade à Cerisy-la-Salle. Dans cette oeuvre hauturière et maximaliste, foisonnante et flamboyante, l’émerveillement est thématisé sous son double aspect d’éblouissement et d’effroi. Le motif de la nuit, qui innerve les titres Le Livre des Nuits [1985], Nuit d’Ambre [1987], s’accorde avec le mystère de la part nocturne et obscure de l’être. L’illimité fait effraction et troue le réel, en le doublant d’une frange d’invisibilité, comme le suggèrent Immensités [1993], Éclats de sel [1996], L’Inaperçu [2008], Hors champ [2009]. Le débordement sensible de l’invisible, l’excès de ce qui est sur ce qui apparaît est propice à l’expérience d’un dessaisissement frappé de stupeur et d’éblouissement. L’oeuvre, qui fait sentir une présence insistante dans « l’immensité d’un ailleurs insituable[33] », suscite « la joie pure de se savoir en vie [dans] un monde à découvrir, à questionner, […] vivace[34] ». Les récits de Sylvie Germain évaluent l’insolite et l’insolence qui font le sel de la vie, et ouvrent son sens :
Un instant la vie est là, et nous sommes au monde. Nous nous tenons au vif, au mitan du monde, dont il nous semble frôler enfin le sens et la pleine beauté. Un instant la vie est là, lumineuse, et le monde nous est offert. Cela ne dure pas, mais cela laisse des traces[35], traces aussi discrètes que troublantes qui n'octroient aucune certitude, mais assignent sans fin à l'étonnement, au songe et à l'attente[36].
Ses fictions ne racontent pas tant un événement qui arrive qu’un advenir qui a lieu, pour reprendre l’opposition à laquelle réfléchit Jean-Luc Nancy dans Le Sens du monde[37]. Car l’auteure est profondément marquée par la phénoménologie de Merleau-Ponty, par Le Visible et l’invisible en particulier. Elle en retient que la part perceptible, incarnée de ce qui est surgit sur fond d’horizon ; l’absence ne s’oppose pas à la présence, mais l’habite. Ce qui n’est pas sensible se manifeste néanmoins sensiblement à l’oeil. Témoignent de cette inspiration philosophique les titres Couleurs de l’invisible[38] et Les Échos du silence[39], variations sur la « vision en profondeur » de Merleau-Ponty. Déjà Célébration de la paternité : regards sur saint- Joseph [2001], Ateliers de lumière : Piero della Francesca, Johannes Vermeer, George de la Tour [2004] et La Grande Nuit de Toussaint [2000] indiquaient l’intérêt sensoriel et spirituel que porte l’écrivain au regard. Second indice, plus éclairant encore : la conception originale du « regard tactile ». Comme pour l’ouvrir à l’émerveillement de l’insaisissable, le « regard tactile et auditif[40] » enrichit la perception visuelle, suspecte d’être trop cérébrale, du tact et de l’ouïe. Le regard tactile, sorte de sur-perception, est plutôt une hyperesthésie qu’une synesthésie ; il s’accorde à l’excès, au débordement du visible par l’invisible. La « vision en profondeur » du « regard tactile », inspirée par Merleau-Ponty, insiste donc sur la proximité des ordres de la transcendance et de l’immanence, et sur leur enchevêtrement. L’Inaperçu et Hors champ suggèrent enfin que l’espace, incommensurable, est la condition de possibilité du champ et de l’aperçu. Le lieu se configure et se détache sur fond d’horizon ; et l’horizon se déploie et se dérobe à l’infini. L’horizon, c’est la transcendance de l’immanence, ce qui dépasse ce qui a lieu et qui l’y accueille :
Chacun portait une ombre dans ses pas, et l’horizon se dressait aux confins de tout lieu. […] Le réel et son double ne faisaient qu’un ; le réel contenait dans les replis de sa chair foisonnante une multitude de doubles[41].
Dans les romans de Sylvie Germain, l’inaperçu et l’immensité se prêtent à des expériences relevant d’un émerveillement qui excède le miracle de la réalité naturelle (botanique ou zoologique) aussi bien que la trouvaille profane des surréalistes. On n’en peut nier la dimension excédentaire et supplémentaire, celle d’un merveilleux spirituel.
La transcendance de l’immanence (celle de l’invisible du visible) tend dans l’oeuvre et la pensée de Sylvie Germain à s’inverser en immanence de la Transcendance. Ce renversement s’opère à la faveur de l’enseignement d’Emmanuel Levinas, dont elle fut l’étudiante en Sorbonne, à qui de surcroît elle a consacré son doctorat de philosophie : « Perspectives sur le visage. Transgression ; dé-création ; transfiguration[42] ». Emmanuel Levinas fait du visage un emblème et un concept : métaphore de l’Autre, il signifie l’Altérité, la hauteur et l’extériorité de la Transcendance dont je suis l’obligé, voire l’otage. Pour Sylvie Germain le visage, plus qu’il n’assigne à l’obligation, provoque ce que Blanchot nomme « la catastrophe » de la rencontre, le bouleversement.
Porte trace de cette hantise sensible et éthique du visage la scène finale d’Éclats de sel. Dans un train, Ludvik et son voisin se dévisagent, et Ludvik voit dans le sourire de l’autre « une expression grave, douloureuse presque, […] de détachement et de compassion […], une égale expression d’attente, de patience[43] ». À partir d’une série de rencontres où le visage occupe une place centrale et décisive, il vit l’expérience de l’Infini qui ne se laisse ni saisir ni comprendre. Un autre dessaisissement d’ordre spirituel est raconté à la fin d’Immensités : au cours du trajet en tram depuis Strahov jusqu’à l’avenue Narodni, Prokop Poupa vit un bouleversement de son être et sent le vide « s’évaser à l’infini[44] » en lui, comme si l’extrémité du manque dilatait l’être : « L’immensité tremblait dans la moindre des choses, jusque dans la gadoue qui maculait le plancher du wagon[45]. » Qu’on l’appelle guérison ou conversion au dénuement, à la patience, la rencontre du visage est liée à une transformation, à un passage. Elle initie à une autre dimension, spirituelle. Par extension, l’émerveillement devant l’infime, embourbé dans la matérialité, se spiritualise parce qu’il bouleverse (au lieu de bouleverser parce qu’il est spirituel).
Il est ici nécessaire de confronter la pensée lévinassienne de la transcendance avec la conception que j’ai proposée de l’expérience subjective de l’émerveillement, fondée sur l’alliance paradoxale d’un accord et d’un écart. On rappellera la définition non essentialiste de la transcendance dans Totalité et infini : « La transcendance est une relation avec une réalité infiniment distincte de la mienne, sans que cette distance détruise pour autant cette relation et sans que cette relation détruise cette distance[46]. » Issue de la phénoménologie, la philosophie herméneutique de Levinas se souvient cependant que l’expérience existentielle est celle que fait un sujet d’un objet ou d’une situation ; c’est l’épreuve d’une relation avec. Sans l’absolue différence de l’objet et du sujet, il n’y aurait pas de relation. Sans la radicale extériorité de l’infini, il n’y aurait pas de transcendance. Sans le sentiment de l’étrangeté, nul étonnement, nulle stupeur. Sans la sensation d’un assentiment donné à ce qui advient, nul émerveillement. L’articulation paradoxale de l’extériorité et de la familiarité, de la distance et de la relation crée une ligne tangente où se rejoignent, dans leur différence, la pensée phénoménologique de l’émerveillement existentiel et l’intuition herméneutique de la transcendance.
Hors le contexte lévinassien, l’intertexte à vocation spirituelle s’invite fréquemment sous la plume de Sylvie Germain. Celui de Péguy, par exemple. L’expérience défamiliarisante et dépaysante que propose son roman ne vient-elle pas du « dialogue entre l’histoire et l’âme charnelle » qu’elle y « met en scène » ? Dans l’essai Mourir un peu, le jeu sur le titre de Péguy signale la continuité entre l’effet de lecture des Écritures et l’effet de sa propre écriture romanesque. « Si nous prenions les textes sacrés comme il faut prendre tous les textes […] dans leur plein, dans leur large, dans toute leur crudité, dans tout ce qu’ils ont saisi, dans tout ce qu’ils apportent de la réalité même, […] nous serions épouvantés de ce texte », écrit Péguy[47]. Et Sylvie Germain, après l’avoir cité, surenchérit :
Épouvantés, consternés, et tout autant émerveillés. Rien ne se passe comme nous aurions pu le penser, l’imaginer. Même la plus inventive, la plus fantaisiste des imaginations n’aurait pu, ne pourrait par elle seule se hausser à un tel sommet (en abîme) et créer une telle surprise, un tel choc, un tel ravissement. Un rapt de l’intelligence et du coeur. […] Ce mot n’induit aucun en-thou-siasme fiévreux, aucun miracle hallucinant, aucune ivresse, aucune fusion, loin de là. Ce mot “rapt” suggère plus modestement un arrachement de la pensée à ses vieilles habitudes, un défi qui lui est lancé, un obstacle à tenter de surmonter en improvisant des modes d’investigation inédits. […] Il interdit toute lecture “fondamentaliste”, dogmatique, des textes qui l’ont justement suscité. C’est une invitation à rêver, tout éveillé, attentivement, et surtout autrement, à partir et dans les mots des textes[48].
« À partir et dans les mots des textes » de Sylvie Germain, reste à se demander comment son écriture, sa pâte et son rythme expriment et transmettent ce rapt et cet émerveillement.
La question se pose sur deux plans. Stylistiquement, le registre sublime, excessif, terrible, de la prose germanienne s’ajuste à la vocation, à l’ambition et à la destination du roman : affronter la question du Mal radical, réécrire la scène de la lutte de Jacob avec l’ange. L’hyperbole, la démesure, la puissance métaphorique disent la nature métamorphique du monde réel et spirituel, visible et invisible. Mais si les premiers romans indiquent la grandeur épique du combat avec une force surhumaine (Jacob et l’ange), les derniers replient la fiction sur un quotidien ponctuellement éclairé par des fulgurances ou des intuitions formellement marginalisées (sépias, sanguines dans L’Enfant méduse, notules dans Magnus) ou minorées dans la diégèse (Hors champ). Le choix singularisant du sublime, exact contrepoint du choix du commun auquel souscrit Dhôtel, a donc fait progressivement place à une écriture assagie, arraisonnée, dont la puissance visionnaire mais aussi la marque idiosyncrasique se sont assourdies. Si le style de l’auteure a incontestablement évolué vers moins d’emphase, demeure une constante : l’ancrage de la narration dans une expérience de visitation. L’inspiration est vécue par la romancière à la fois comme un émerveillement imaginaire qui prélude à celui que connaîtra son diligent lecteur, et comme une assignation morale au récit.
Avant que le lecteur soit saisi, ravi par les images et les mots qui les portent, l’écrivain lui-même est en effet interpellé par quelque chose qui cogne à la vitre. Ce peut être une vision, un phrasé, une scène, une idée. Tel personnage veut une vie textuelle : l’orpheline albinos de Chanson des mal-aimants, l’enfant amnésique de Magnus [2005]. Telle image insiste : non pas « un homme coupé en deux par la fenêtre », mais un visage entraperçu derrière des feuillages (L’Inaperçu). Un verset de psaume biblique, Mane nobiscum, Domine, advesperascit, oblige le roman à l’hospitalité (Chanson des mal-aimants). Ou encore la scène biblique du gué de Jabbok, ou l’allégorie de la pitié de Prague. Et l’auteure « se met en mouvement d’écriture pour tenter de convertir son image obsédante en récit[49] ». Ainsi « la pleurante est entrée dans le livre. Elle est entrée dans les pages du livre comme un vagabond pénètre dans une maison vide, dans un jardin à l’abandon. […] Le goût de l’encre se levait sur ses pas[50] ».
L’écrivain est donc alerté, dérangé, déplacé par des images, des phrases ou des figures qui le mettent en mouvement d’écriture. Il est le premier à connaître l’alarme de l’émerveillement. « [Les personnages] n’imposent rien, ne dictent pas, n’affirment ni ne condamnent, ils proposent des possibilités de vies, de sens, soulèvent des questions inattendues, des étonnements, suggèrent des pistes dérobées pour renouveler notre exploration du réel[51] ». Le personnage offre donc à qui l’accueillera dans ses pages un ressourcement, une relance. Il faut juste lui faire « l’offrande d’une histoire […] qui [lui] revient au nom d’une dette contractée dans les douves de notre imaginaire[52] ». Le personnage germanien fait aussi passer une émotion fondamentale, celle d’une blessure originaire, celle dont parle le poème de Celan cité dans Les Personnages : « Ton rêve qui cogne à force de veiller / […] il tra-duit de la blessure lue (Wundgelesenes[53]). »
Car c’est l’obsession archaïque de la blessure ou de la détresse qui nourrit l’émerveillement nocturne de Sylvie Germain. Elle est incarnée dans les claudicants, nombreux à arpenter tant bien que mal les terres de ses romans. La boiterie se veut transposition de la blessure ontologique, que reconnaît immédiatement le lecteur qui est, comme Prokop Poupa, « frère de cette enfant à tête folle, au coeur volage et aux pas trébuchants, – l’humanité, sa soeur prodigue[54] ». Cette capacité d’illumination est l’indice de l’humanité des personnages, « l’indice de leur appartenance à l’immense et tumultueuse communauté humaine, qui, de génération en génération, et sous toutes les latitudes, se transmet une faille – une griffure d’incertitude, une plaie d’incomplétude que rien ne peut suturer, la blessure d’un manque que rien ne peut combler[55] ».
Mais la blessure ontologique est esthétisée ; elle est transformée en blessure écrite et lue : « Wundgelesenes : du lu meurtri, de la blessure lue, rendue lisible ». Médiatisée, elle est comme « perlaborée » par la mise en image et la figuration ou par la mise en récit et la fictionalisation. La blessure lue ne blesse plus. L’opération cathartique de l’écriture qui traduit ce qui cogne et insiste débrutalise l’émotion originaire.
Sans doute est-ce par là que la littérature a à voir avec la nuit : elle est liée à l’obscur, au nocturne, à l’énigmatique, et, comme la nuit, elle est théophore. À l’origine donc, la nuit qui, dans ses ténèbres, porte la promesse de l’aube et du clairobscur. Bien que l’inévidence du monde ne soit jamais élucidée, « un doux afflux de sens s’irradi[e] en clair-obscur [56] ». Et la nuit porte le jour. Lui fait passage et non barrage cette « nuit hors temps qui présida au surgissement du monde, et cri d’inouï silence qui ouvrit l’histoire du monde comme un grand livre de chair feuilleté par le vent et le feu [57] ». Car « elle était autre, la nuit. Elle était un marcheur, un passeur, un porteur. Nuit théophore [58]».
La « Nuit théophore » donne ainsi à l’émerveillement des romans de Sylvie Germain une tonalité aurorale, qui mobilise l’énergie de l’imaginaire. Le néologisme « Théophore » est le premier d’un couple dont le second, « céphalophore », met l’accent sur l’énergie du porter, du déplacer, la force d’un transport mental et spirituel. Encore faut-il que le lecteur se laisse alarmer, transporter.
Le diligent lecteur de Sylvie Germain doit ressembler à Prokop Poupa. Il développe une crédulité et une souplesse d’acrobate qu’il ne se soupçonnait pas. Poupa se trouble et s’enchante de la lecture qui ouvre sur des « immensités ». Il se risque entre deux espaces comme le danseur nietzschéen sur la corde tendue audessus du vide, « comme s’il avait été un funambule vacillant sur un fil d’acier tendu au-dessus d’un double gouffre, d’émerveillement et d’effroi [59] ». Nous aussi sommes soumis à cette expérience vertigineuse de funambuler « au-dessus d’un gouffre d’émerveillement et d’effroi ».
À défaut de trouver la réponse, qui d’ailleurs lui importe peu tant prime en lui le désir de donner texture, voix et mouvement à ces ombres diaphanes, l’auteur déplace la question. […] Et le lecteur éventuellement prend le relais de la question, la redéplace à sa manière [60].
Ce roman de l’émerveillement spirituel appelle un lecteur ouvert à l’incroyable, comme l’est tout lecteur de roman romanesque. Dès qu’une oeuvre est soustraite à la fébrilité des preuves, poreuse à l’invraisemblable, n’invite-t-elle pas à croire à ce qu’elle raconte ? De surcroît, ce roman-ci, en dehors de l’alternative du réel et du fictif, en dehors du champ de la connaissance ou de la fantaisie, mise sur les dispositions spirituelles de son lecteur, sur sa capacité à perdre la tête, à devenir un céphalophore qui a « la tête ailleurs, […] un être en proie à une miraculeuse catastrophe61 ». Il faut, pour lire Sylvie Germain, consentir à l’expérience du rapt et du déracinement de l’intelligence dont Péguy faisait l’éloge.
Considérer successivement les oeuvres si différentes d’André Dhôtel et de Sylvie Germain en les rassemblant sous la seule bannière de l’émerveillement permet de discerner la continuité d’un élan romanesque, d’un amour de la fiction et du jeu de l’illusion, du comme si, même si celle-ci ne masque pas l’originalité de ce qui se dessine au tournant du XXe et du XXIe siècles : l’aventure de la « céphalophorie » écrit un nouveau chapitre de l’émerveillement, un émerveillement à la fois identique et singulier.
De toute évidence, il conserve son essentielle ambivalence. Qui s’émerveille s’expose. « Les mains vides et le coeur à nu », le lecteur admet de ne pas comprendre, ni savoir ; il s’abandonne à la perplexité et à l’inquiétude. Il mise. Et sa récompense est d’autant plus gratifiante que parier est risqué, sans assurance ni certitude. La tonalité paradoxale de l’oeuvre confirme l’existence de la configuration que nous pouvons dessiner.
Mais la discontinuité saute aux yeux, parce que ni l’a-théisme ni l’agnosticisme, si libérateurs pour la Modernité, ne sont plus perçus comme des moyens d’émancipation et d’élargissement de l’esprit. Il n’est pas non plus question de la nostalgie d’un rapport organique et mystique au sacré. L’émerveillement spirituel que présente l’oeuvre de Sylvie Germain n’invite pas le lecteur à communier, mais à lire comme elle-même lit les Écritures : sans « en-thou-siasme fiévreux ». La croyance qu’elle met en scène, fabulée, tient lieu de foi. Le lecteur est invité sans ironie à croire aux histoires, si peu vraisemblables soient-elles, à les interpréter, à y rêver. Cette lieu-tenance est une chance qu’offre la littérature : celle de proposer un espace à l’imagination, à la spéculation, de résister aux systèmes dogmatiques et fondamentalistes, qui justement méconnaissent l’espace transitionnel de la métaphore, de la fiction, du comme si, et leurs vertus existentielles.
Marie-Hélène Boblet se demande comment mettre en perspective l’ère moderne du soupçon annoncée par Stendhal puis théorisée par Nathalie Sarraute et l’ère post-moderne. Si le roman du tourment succède à l’exercice critique de la Modernité, il renonce à vouloir maîtriser et réduire à tout prix la part obscure du réel, entraîne le récit et le lecteur dans un sillage énigmatique. Certes, ce pouvoir d’entraînement relie le roman d’émerveillement au roman d’aventure, mais il y ajoute une interrogation sur la nature de notre rapport au monde, sur l’ambiguïté d’un sentiment qui relève à la fois d’une inquiétude et d’un abandon à cette inquiétude, et engage l’approbation radicale d’exister. Les romanciers, par l’imagination et la figuration de cette posture existentielle, livrent une « analyse romanesque » (Vincent Descombes) de l’émerveillement. D’André Dhôtel à Sylvie Germain, du milieu du xxe au tournant du xxie siècle, le romanesque de l’émerveillement offre une chance de résister à la croyance dogmatique comme à la terreur théorique.
PRÉLÉMINAIRES
La posture existentielle
L'émerveillement
L'analyse romanesque de l'émerveillement
ANDRÉ DHÔTEL ET LA PERCÉE DE L'OBSCURITÉ FONCTIONNELLEL’ordre éthique du personnage migrateur
L’ordre esthétique de la narration
SYLVIE GERMAIN AU TOURNANT DU XXIE SIÈCLELe ravissement spirituel
Alarmes
Théophorie et céphalophorie
Maître de Conférences en littérature et civilisation française à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, Marie-Hélène Boblet a soutenu son Habilitation à Diriger des Recherches en 2010. Elle est l’auteure d’ouvrages de référence sur le roman dialogal (Le Roman dialogué après 1950. Poétique de l’hybridité, Paris, Editions Champion, 2003) et sur le roman français du vingtième siècle (Terres promises. Émerveillement et récit : Alain-Fournier, Breton, Gracq, Dhôtel, Germain, Paris, José Corti, 2011).