Musique et littérature : de Pascal Quignard à Joza Karas.
- Camilo BOGOYA -
Que ce soit dans le cadre des encyclopédies, des rapports entre littérature et cinéma, des commentaires dans le cyberespace ou des travaux universitaires, une tradition critique lie indéniablement le nom de Pascal Quignard à la musique. Cela contraste avec ce que Roland Barthes écrivait en 1977, exposant une généralité assez audacieuse : « Beaucoup d’écrivains ont bien parlé de la peinture ; aucun, je crois, n’a bien parlé de la musique, pas même Proust [1]. » Nous ne porterons pas de jugement sur le verdict de Barthes, mais depuis Le Salon du Wurtemberg [2] , Tous les matins du monde [3], La Haine de la musique [4] et Boutès [5], il paraît impossible de tenir le même discours.
À la manière des moralistes, la musique dont nous traiterons tient toujours à une « leçon ». Comment la définir en peu des mots ? Jean-Louis Pautrot, qui a largement travaillé sur les rapports entre musique et littérature, analysant La Leçon de musique et Tous les matins du monde, propose une interprétation générale que nous allons reprendre : « La musique quignardienne est une élégie, un cri de deuil lancé en direction d’une perte irracontable et informulable autrement. La musique est le son d’un manque, la trace sonore d’un déchirement [6]. » Cette affirmation coïncide avec celle de Dominique Rabaté :
La musique, c’est ce qu’il faut comprendre à demi mot, est une obole, mais elle ne ramène rien. Elle est tendue vers ce qui précède, vers un autre temps [...] Elle va vers le banal, le plus trivial, le rebut. Elle est puissance de souvenir d’un état qui est à la fois présent et à jamais disparu. Elle est la trace d’une perte qui ne s’oublie pas [7].
Poétique de l’indicible, du deuil et de la perte, la musique est investie d’un traitement mélancolique. Dans ce sens, l’expérience sonore soit du côté de l’exécution, soit en tant qu’enjeu de l’écoute, est ancrée aussi bien dans l’intrigue romanesque que dans l’intrigue de la pensée. Il s’agit d’une quête sonore sans principe ni fin ; elle propose un va-et-vient entre le biographique et le fictionnel en mettant l’accent sur le perdu ; elle détermine enfin un imaginaire pré-linguistique constitué à partir de la conjecture et de la mythologie personnelle de l’auteur.
Cet univers romanesque est en conséquence amplement peuplé de musiciens : Charles Chenogne, Sainte Colombe, Némie Satler, Ann Hidden en sont des personnages emblématiques. Bien que cette pléiade de noms soit confrontée à l’insatisfaction, à une quête sans objet, à une errance, leur expérience du sonore reste une exaltation de la musique. Cependant, la musique en tant que tension vers le perdu, refuge ultime, zone de résistance aux commandements collectifs, a également sa part damnée, son inquiétante étrangeté, son défaillir.
Dans cette perspective, en étudiant La Haine de la musique, nous allons examiner l’autre face de cette vision nostalgique qui fait consensus. Dans cet ouvrage, l’auteur examine en effet la face damnée de l’art, c’est-à-dire les rapports que la musique entretient avec la domination, la terreur et la mort. Dans un premier temps et à manière d’introduction, nous aborderons la question de l’obéissance sonore à partir de laquelle Quignard construit ses hypothèses. Dans une deuxième partie, le cœur de cet article, nous développerons la problématique de la défaillance sonore dans l’espace concentrationnaire. Nous explorerons les rapports qui lient la musique au pouvoir, à la punition, mais aussi à la résistance.
En 1996 paraît La Haine de la musique, titre assez paradoxal si l’on tient compte d’autres ouvrages qui proposent une réminiscence plutôt romantique : La Musique et l’ineffable de Jankélévitch [8], Le Silence des sphères : essais sur la musique de Valery Afanassiev [9]. Avec ce livre, le propos de l’auteur est d’interroger la musique en tant que forme de la terreur. Ainsi, le titre illustre une provocation, un désir d’associer deux notions apparemment contradictoires, de lier la valeur symbolique d’un art considéré comme sacré avec sa face maudite.
La Haine de la musique explore le territoire sinistre où la musique peut advenir. Danielle Cohen-Levinas consacre un article à la question de la voix dans La Haine de la musique qui résume de manière assez juste le projet du livre :
La négation se saisit de la musique. Tout ce qui dans le sonore révélait une utopie fondatrice de l’humain bascule dans une constellation irréfléchie, violente, arrogante. Cet art souverain, promesse de jouissance esthétique, transmet simultanément des normes de comportements barbares, une apologie de l’aliénation [10].
Pour toucher à la négativité de la musique, le livre pose d’abord la question du premier royaume où se trouverait la première expérience individuelle du sonore, liée à la douleur. À partir de la naissance et jusqu’à la mort, nous pouvons fermer les yeux et arrêter de voir mais nous ne pouvons pas, naturellement, nous empêcher d’écouter, même dans la nuit ou dans les états de non-conscience. En faisant référence au Rigveda, le plus ancien des textes hindous, Quignard souligne cette condition : « L’hymne X du Rigveda définit les hommes comme étant ceux qui, sans y prendre garde, ont pour terre l’audition [11]. » Cette audition est le témoignage d’un monde sonore qui va de l’échange linguistique jusqu’au cri, de la lecture des romans jusqu’au silence (la lecture étant pour Quignard une forme d’audition).
En revenant à la question de la négativité de la musique, signalons que l’asservissement à l’écoute est l’un des traits fondamentaux du premier royaume. Cette expérience de l’écoute avant la naissance permet de lier la terreur et le sonore : « Le terror est au fond de mon cœur. Il est tout le fond de mon cœur. Je ne fais confiance pour le limiter qu’à ceux qui se reconnaissent totalement souillés au moins du son qui l’avertit. Ce son a précédé ma naissance, l’inspiration de l’air et le contact du jour [12] .» La terreur du monde sonore ne provient pas exclusivement de l’impossibilité d’arrêter l’ouïr, mais d’une trace originaire. L’univers du premier royaume, c’est-à-dire l’univers utérin, devient ainsi plus complexe, car il échappe à la réminiscence nostalgique de l’ unité et de la protection. Dans la poétique quignardienne, dire le premier royaume, dire la poche amniotique revient à dire aussi l’étonnement sonore et la souffrance qui s’ensuit. Même avant la naissance, une cicatrice commence à s’installer, faite autant de terreur que d’obéissance. Cette idée, comme une musique de fond, parcourt tout le livre à la manière d’une hantise sémantique.
Insister sur l’obéissance sonore propre au premier royaume a une double importance. D’un côté, Quignard renvoie à la désacralisation du sonore, à l’acceptation d’une portée terrifiante à laquelle nous ne pouvons nous dérober ; et d’un autre côté, l’auteur explore ce qui précède le langage et ce qui peut le déterminer. Cette insistance sur la condition originaire du sonore vis-à-vis du langage, suggère un rapport avec le sonore qui détermine le futur rapport avec la langue. Ainsi, la servitude linguistique dérive d’une première servitude que nous pouvons nommer naturelle.
C’est alors dans la servitude de notre oreille que s’enracine et prend ampleur la réflexion de Quignard. La question qui s’ensuit est celle-ci : à quoi sommes-nous soumis? Pour Quignard, nous sommes soumis à la langue maternelle et ce phénomène se répète dans l’écoute de la musique :
Hymnes nationaux, fanfares municipales, cantiques religieux, chants familiaux,
identifient les groupes, associent les natifs, assujettissent les sujets.
Les obéissants.
Indélimitable et invisible, la musique paraît être la voix de tous [13] .
À la lumière de cette conception de l’obéissance sonore, nous allons examiner à présent le côté le plus perturbant du livre, à savoir, le chapitre qui porte sur le rôle de la musique dans l’espace concentrationnaire.
La Haine de la musique n’échappe pas à l’exhumation des œuvres à laquelle est vouée l’écriture de Pascal Quignard. Nous y retrouvons par exemple les livres de Simon Laks, musicien et compositeur qui est devenu le chef d’orchestre au camp d’Auschwitz II-Birkenau. Dans la figure de Laks, la reprise des voix anéanties par l’histoire est accompagnée d’un phénomène sinistre : le rôle de la musique dans l’extermination des juifs. Ainsi, le retentissement du livre de Quignard recoupe la tentative de désacraliser le plus sacré des arts, en faisant du traité VII, qui donne son titre à l’ouvrage, un nœud névralgique.
Musique et pouvoirSi la musique fait partie d’une machine conçue pour tuer lentement, cette force dominatrice n’est pas propre au XXe siècle. Avant que la musique n’entre dans les camps de concentration, le désir de soumettre un autre par le biais des sons était une pratique primitive. Quignard, évoquant la fonction magique du sonore remarque ceci :
Les ethnologues ont inventorié les techniques musicales propres à intimider la tornade, à fouetter l’ouragan, à calmer le feu, à assommer la rafale, à semer la panique dans les pluies afin de les mener en en tambourinant le débit, à attirer le troupeau dans son piétinement, à ensorceler la venue du fauve dans le corps du sorcier, à terrifier la lune, les âmes et le temps jusqu’à l’obéissance [14]. .
Cette fonction, que Primo Levi appelait « maléfique [15] », devient un autre instrument de la terreur. Le désir de contrôler la nature et de dépasser la panique de l’homme face à la frénésie des éléments, se transforme en récit d’un homme qui en abat un autre par le biais de la contagion rythmique. La musique n’est plus un dialogue dirigé vers les dieux et les forces de la nature, mais une arme sonore capable de détruire. C’est dans ce cadre que Pascal Quignard exhume le témoignage de Simon Laks pour en faire, à la manière des biographies qui remplissent les Petits Traités, le portrait d’une problématique à l’échelle d’une histoire aussi bien diachronique que synchronique.
Simon Laks, pianiste, violoniste, compositeur, chef d’orchestre, survécut à l’expérience de l’enfermement sous le IIIe Reich. Il désira « méditer sur le rôle qu’avait joué la musique dans l’extermination [16] ». Le livre de Quignard explore ce même rôle dans une temporalité élargie. Mais les réflexions de Simon Laks n’ont pas obtenu d’écho : « En 1948, il publia au Mercure de France, avec René Coudy, un livre intitulé Musiques d’un autre monde précédé d’une préface écrite par Georges Duhamel. Ce livre ne fut pas accueilli et tomba dans l’oubli [17] . » Simon Laks raconte qu’il voulait le faire publier en polonais, mais après une longue attente il a reçu une lettre du ministère de la Culture et de l’Art avec cette réponse : « Ouvrage trop idyllique qui présente les Allemands sous un jour excessivement flatteur et les prisonniers comme des créatures dénuées de tout sens moral et de toute dignité humaine. Impropre à la publication [18] . »
Comment s’est produit ce malentendu ? Était-ce le sujet de la musique à l’intérieur des camps qui a imposé des interprétations aussi délirantes? Trois décennies plus tard, en polonais, Simon Laks publiera Mélodies d’Auschwitz, une réécriture décantée de Musiques d’un autre monde. La préface de Pierre Vidal-Naquet à la traduction française, très présente dans les rapports d’intertextualité du traité de Quignard, résume ainsi le propos du livre : « la grave question qu’il pose est celle de la place d’un art, la musique, dans ce lieu de mort [19]. » En effet, dès le premier ouvrage, Simon Laks affirmait le poids de la musique dans l’ espace concentrationnaire :
Faisant partie du commando de musique, nous avons eu, de ce fait, le triste privilège d’observer la presque totalité des rouages du camp, non seulement du côté « atrocités », mais aussi du côté conception, organisation, méthode et résultats escomptés par ses dirigeants pour un avenir immédiat et pour un avenir très éloigné. C’est autour de nous, musiciens, que gravitait le monde hétéroclite qui peuplait Auschwitz, que ce soient les SS ou les détenus [20]..
Cette phrase finale, peut-être exagérée, ne se trouve plus dans le livre postérieur, mais laisse soupçonner la place privilégiée du musicien dans l’observation du quotidien. De même, l’ouvrage est pour Simon Laks une prise de responsabilité vis-à-vis de l’histoire collective et personnelle : « j’estime de mon devoir de raconter, et en quelque sorte de clore, ce chapitre par ailleurs significatif de “l’histoire de la musique” que n’écrira sans doute aucun historien spécialisé dans ce domaine de l’art [21]. » Or, Quignard reprend ce chapitre et surtout prolonge leur réflexion.
Musique et punitionPour Laks et pour Quignard, la musique a fait partie intégrante de la vie dans les camps de concentration. Pourquoi ?
La musique viole le corps humain. Elle met debout. Les rythmes musicaux fascinent les rythmes corporels. À la rencontre de la musique l’oreille ne peut se fermer. La musique, étant un pouvoir, s’associe de ce fait à tout pouvoir. Elle est d’essence inégalitaire. Ouïe et obéissance sont liées. Un chef, des exécutants, des obéissants, telle est la structure que son exécution aussitôt met en place[22]..
Le pianiste russe Valery Afanassiev, dans ses essais sur la musique, se pose la question du rôle de l’art dans la soumission des prisonniers : « Je me demande si elle n’ a pas contribué au pouvoir destructeur d’ Hitler, étant donnée sa force d’anéantissement [23]. » Dans ce sens, nous pourrions dire que la musique anéantissait car elle était une autre forme de punition : « Ce ne fut pas pour apaiser leur douleur, ni même pour se concilier leurs victimes, que les soldats allemands organisèrent la musique dans les camps de mort [24]. » Cette organisation fait partie d’une machinerie où chaque pièce joue un rôle dans le fonctionnement de ce que nous pourrions appeler une fabrique de la mort. La marche qui était le prélude pour le départ des Kommandos est la cloche qui annonce le châtiment. Mais cette marche, qui doit dresser le corps des condamnées pour encadrer leurs mouvements dans une seule unité et un seul pas, est aussi reproduite pour dresser le corps des musiciens. Autrement dit, avant de rentrer en scène l’orchestre doit marcher, se soumettre à un rythme et se mettre à la place de l’auditeur. Simon Laks témoigne de ce dressage des musiciens dans ces termes :
Kopka [25] lance un ordre : Vorwärts ! Marsch ! [26] et le titre de la marche que nous allons jouer. En même temps, le tambour frappe quelques mesures rythmées auxquelles se joint bientôt le vacarme assourdissant de la grosse caisse et des cymbales, tout cela dans le but de nous faire marcher à un pas cadencé impeccable [27].
Ce pas souligne l’absence du sujet qui n’existe plus qu’à l’échelle d’une scène collective. Simon Laks illustre également de quelle manière l’écart entre les musiciens et les autres prisonniers est illusoire. Après la marche, les musiciens posent les instruments et partent travailler comme leurs compagnons « avec cette différence que personne ne joue de musique pour nous lors de notre départ [28] ». À la fin de la journée, les musiciens reviennent un peu avant pour recevoir les Kommandos avec de la musique. Encore une fois, rythmer par une marche les pas des hommes en train de mourir d’exténuation fait de la musique une punition supplémentaire. Simon Laks rappelle que le rythme de la marche du soir était plus lent pourvu que les prisonniers puissent le suivre. Tantôt le matin tantôt le soir, la présence de la musique punit d’autant plus qu’elle réjouit les commandants. Dans cette perspective, Quignard suggère deux causes à la punition par le sonore :
1. Ce fut pour augmenter l’obéissance et les souder tous dans la fusion non personnelle, non privée, qu’engendre toute musique.
2. Ce fut par plaisir, plaisir esthétique et jouissance sadique, éprouvés à l’audition d’airs aimés et à la vision d’un ballet d’humiliation dansé par la troupe de ceux qui portaient les péchés de ceux qui les humiliaient [29].
Ces deux fonctions de la musique nous font penser tant à l’incantation qui annule le moi qu’au divertissement. Mais toutes les deux relèvent de la négativité, car l’une fait appel à l’obéissance et l’autre à la jouissance sadique. Les deux fonctions recoupent des mécanismes de punition et peuvent être associées à deux pratiques de la musique dans le camp de Birkenau. Dans la préface aux Mélodies d’Auschwitz, Pierre Vidal-Naquet souligne que la musique était publique ou privée, autrement dit, elle visait l’obéissance collective ou le plaisir d’un commandant qui demandait des « concerts d’anniversaires par exemple étroitement réglés par un rituel. Il fallait donner à chacun ce qu’il attendait : de la musique juive pour l’un, telle chanson populaire allemande pour tel autre qui ne supportait pas autre chose [30] ». Dans ce sens, même si la musique permettait aux musiciens de se maintenir en vie en ayant des conditions privilégiées, jouer faisait d’eux « les aèdes de l’enfer [31] ». D’ailleurs, la dimension publique de la musique montrait le rôle de cet art dans la structure qui assurait l’ordre et même le statut des commandants. Simon Laks l’illustre ainsi :
L’ambition première du Lagerführer, le commandant, de tout camp digne de ce nom était de former sa propre Lagerkapelle, orchestre de camp, dont le rôle principal était d’assurer le parfait fonctionnement de la discipline de camp et, à l’occasion, de procurer à nos anges gardiens un peu de distraction et de détente, si nécessaires pour exercer leur métier parfois « ingrat » [32].
Nous retrouvons sous la plume de Simon Laks ce mélange entre discipline et plaisir, entre punition et divertissement pervers qui fait le paradoxe de la musique sous le IIIe Reich et que Quignard synthétise dans les deux causes fondamentales citées précédemment. De même, il faut souligner la question d’un bien symbolique, d’un art dont l’organisation marquait la dignité et le prestige du commandant. Dans ce sens, nous pouvons dire que la musique était une sorte d’institution à l’intérieur de la hiérarchie, comme l’était la gastronomie qui permit la survie des cuisiniers talentueux [33]. Pour gagner des positions, pour un nazi, la musique était nécessaire, car elle représentait un instrument de pouvoir et d’ostentation, elle attestait le rang et pour ainsi dire le corps extérieur et tentaculaire du Lagerführer. La dignité de ce dernier était associée à la musique, de même que les empereurs romains avaient recours à la poésie.
Musique et résistance ou la controverse de KarasPour clore cette réflexion, je voudrais traiter d’un autre aspect, à savoir la portée esthétique de la musique à l’intérieur des camps de concentration. Pour Simon Laks, la question est claire : il n’y a pas eu de bonne musique à Birkenau. Mais d’autres musiciens pensent que la musique qui a été jouée et composée dans l’univers concentrationnaire doit absolument être mise en valeur. En effet, Joza Karas, musicien tchèque, dans son livre La Musique à Terezín essaie de récupérer la mémoire musicale du camp. Même si le livre de Karas, écrit en anglais, date de 1985, il ne fait pas allusion à Simon Laks. Ceci est très symptomatique d’une recherche qui a duré plus de dix ans. Il s’agit pourtant d’une absence qui ne fait que confirmer le peu de retentissement qu’ont eu Musiques d’un autre monde et Mélodies d’Auschwitz. En effet, Karas considère qu’avant lui personne ne s’était occupé d’un phénomène aussi déconcertant : « Si l’Holocauste avait fait l’objet de recherches minutieuses, de nombreux ouvrages, films, émissions de télévision ou travaux scientifiques, comment expliquer que nul, avant moi, ne se fût intéressé de près à cet aspect de la vie des Juifs durant les années tragiques de la Seconde Guerre mondiale [34] ? ». Quoi qu’il en soit, son travail reste une source fondamentale, comme pour Quignard qui cite Karas en empruntant de courts passages de son livre qui viennent s’incruster dans les derniers fragments du traité VII de La Haine de la musique.
À propos de la revendication musicale des années 1941 à 1945, Karas souligne : « J’acquis la conviction que toute la musique de Terezín méritait d’être enregistrée en une sorte d’album souvenir, tant par sa valeur historique que pour sa valeur artistique intrinsèque [35]. » Il faut rappeler que le camp de Birkenau et celui de Terezín n’avaient pas les mêmes conditions, car ce dernier « était, à l’origine, le point de rassemblement réservé aux Juifs de Tchécoslovaquie, avant qu’ils ne soient déportés vers les camps d’extermination [36] ». Terezín, ou Theresienstadt en allemand, est devenu par la suite un camp pour la propagande, ou Propagandalager. À partir du 20 janvier 1942, il commence à abriter les Juifs que le Reich considérait dans une situation privilégiée par rapport à la déportation. Dominique Foucher, appartenant au Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation, étudie la consolidation du camp en tant qu’instrument de la propagande nazi. Concernant les prisonniers qui sont arrivés à partir de janvier 1942, il rappelle l’intention d’envoyer à Terezín
ceux qui sont âgés de plus de soixante-cinq ans et, pour contenter la Wehrmacht, les combattants de la Grande Guerre grands mutilés ou ayant obtenu les plus hautes distinctions. Les rejoindront, par la suite, les personnalités ayant de solides relations ou dont la disparition susciterait des interrogations à l’étranger [37].
Cette condition exceptionnelle du camp de Terezín a eu évidemment une conséquence sur l’activité musicale. Si l’on compare Mélodies d’Auschwitz et La musique à Terezín, il est surprenant d’entendre évoquer dans ce dernier des opéras, de la musique de chambre et des chœurs pour enfants, et même plusieurs orchestres alors qu’à Birkenau il n’y avait que celui dirigé par Simon Laks. Nous pouvons en conclure avec Karas que « la vie artistique, et plus particulièrement la vie musicale, au camp de Terezín n’a aucun équivalent dans l’histoire du IIIe Reich [38] ». Une preuve de cette affirmation est la place qu’y avait l’opéra : « Rigoletto et Tosca furent donnés à de nombreuses reprises, avec deux distributions différentes pour la seule année 1943 [39]. » En plus de l’accueil des grandes personnalités, des savants et des artistes, les conditions de vie ont permis de survivre et de faire de l’art. Cependant, il ne faut pas voir le camp de Terezín comme un lieu de protection idéalisé : seule une classe privilégiée gardait plus de chances de survie parmi une surpopulation qui atteignît environ 58 000 personnes à la mi-septembre 1942 [40]. Les conditions réelles des camps étaient subies alors par la plupart des prisonniers, déportés en masse vers les camps de l’est ou anéantis par la misère et la malnutrition.
Malgré la censure qui régnait alors, ce camp était le seul endroit où l’on pouvait entendre des mélodies interdites dans tout le Protektorat et ceci avec le consentement des nazis. Cette contradiction démontre aussi bien l’importance de l’activité artistique à Terezín que les mécanismes de la propagande nazie. À cet égard, Claude Lanzmann fournit un exemple tout à fait révélateur dans son entretien avec Maurice Rossel, le délégué à Berlin du Comité International de la Croix-Rouge pendant la guerre. Rossel inspecta le camp de Terezín et rédigea un rapport sans s’apercevoir, selon Lanzamann, de la comédie propagandiste qui se jouait autour de la musique : « Sur la grande place de Theresienstadt, en face du Kaffeehaus, ils avaient fait ériger, quelques jours avant votre venue, un pavillon de musique, avec un orchestre, qui jouait, et c’est cet orchestre que vous avez vu, et dont vous parlez dans votre rapport [41]. » La musique, étant donné sa valorisation, contribuait à maintenir le décor ainsi qu’à propager l’illusion d’un ghetto respectueux des pratiques et des valeurs humaines.
Or, pour Karas, l’activité musicale, si extraordinaire fût-elle, n’était pas liée à une forme imposée de punition ou bien à un plaisir sadique. Pour lui, la musique était une sorte de résistance. D’ une certaine manière, la musique témoignait d’ un engagement aussi religieux qu’artistique et politique. Nous pouvons l’illustrer avec l’enseignement du chant qui était donné aux enfants [42] :
L’importance du chant dans l’éducation des enfants devient une évidence lorsqu’on examine la question du choix des musiques. Une attention toute particulière était portée aux chants patriotiques juifs. Dans un double but : résister à la tyrannie, et développer l’orgueil d’être juif [43].
Cette forme de résistance par le biais de la musique était d’autant plus significative que l’enseignement en tant que développement d’une conscience critique était interdit : ceux qui gardaient les enfants tentaient de les instruire par l’art. C’est le cas de Zeev Shek :
J’arrivai à l’útulek (la maison des enfants). J’avais la charge d’environ vingt enfants, insuffisamment nourris, et il me fallait les tenir occupés, ce que les Allemands nommaient Beschäftigung. Je pouvais jouer avec eux, chanter avec eux, mais il m’était défendu de les instruire [44].
Le fait de pouvoir chanter avec les enfants permettait la transmission d’une mémoire qui risquait son anéantissement. Conscient de cette possibilité, Zeev Shek enseignait aux enfants des chants hébreux basés sur des poèmes. Cette alliance entre la musique et la littérature maintenait le maître et le disciple dans un même espoir. Il était essentiel de garder l’identité juive et, par conséquent, la musique pour enfants a eu un rôle décisif dans la vie du camp.
Fanny Malafosse souligne dans un article sur la musique à Terezín que « l’œuvre la plus marquante de l’année 1943 est l’opéra pour enfants Brundibár d’Hans Krása dont le succès est considérable, puisqu’il est repris cinquante-cinq fois [45] ». Cet opéra a été interprété par des enfants. Il racontait l’histoire du bien qui triomphe sur le mal. La portée de l’enseignement musical ne se limitait pas aux leçons des instituteurs et cet apprentissage aboutissait même à une mise en scène. Par le biais de la musique, comme en témoigne l’opéra Brundibár, les prisonniers pouvaient représenter leur situation en symbolisant leur victoire hypothétique sur la mort. Et pourtant, le succès de cet opéra n’échappa pas à la propagande, car il a été joué lors de la visite de la Croix-Rouge. Comme en témoigne Michel Schneider, les représentations de cet opéra furent d’ailleurs interrompues en novembre 1944, « la majeure partie des musiciens et des enfants ayant été déportés à Auschwitz [46] ».
Le côté pédagogique du sonore est encore une fois une manière d’illustrer le pouvoir ensorcelant de la musique, dans la mesure où elle fonde une collectivité. Mais n’oublions pas que du côté des bourreaux ou de celui des victimes, la musique s’investit d’une identité patriotique. De ce fait, même si les orchestres étaient là pour contribuer à la propagande nazie, la musique avait pour les prisonniers une tout autre portée. Dans ce sens, si nous comparons Mélodies d’Auschwitz et l’œuvre de Karas, l’écart entre cette dernière et l’expérience de Simon Laks est d’autant plus frappant que les conditions du camp de Birkenau étaient extrêmes. Simon Laks ne parle pas de résistance et son discours s’oppose à celui du violoniste tchèque :
Les musiciens ne manquaient pas une occasion d’apporter à leurs compagnons un peu de beauté, de distraction, et même de rire, pour leur faire oublier un court instant la terrible réalité de la vie au quotidien. Dans le même temps, chaque marque d’une telle sollicitude, si modeste qu’elle fût, était reçue par les détenus avec la plus profonde gratitude [47].
Pour Karas, la musique n’était pas haïssable ni pour l’exécuteur ni pour le public. Elle était plutôt une échappatoire momentanée. Si elle procurait à la vie du camp une forme de résistance, c’était grâce à son esprit de cohésion et de communauté. Mais cette forme d’affrontement produit d’autres méditations. Ainsi, le livre de Karas et le traité de Quignard se terminent de la même manière, en évoquant les figures du violoniste Karel Fröhlich et du compositeur Viktor Ullmann. Quignard fait allusion au premier pour indiquer l’une « des choses les plus difficiles, les plus profondes, les plus désorientantes qui aient été exprimées sur la musique qui a pu être composée et qui a pu être jouée dans les camps de la mort [48] ». En effet, Karas reprend le témoignage de Karel Fröhlich [49], cité à son tour par Quignard. Pour le violoniste le plus réputé de Terezín, le camp présentait les conditions idéales « pour composer de la musique ou pour l’interpréter [50] ». Le bref moment de l’art était d’autant plus absolu que le lendemain était voué à la mort. De même, le public se composait de fantômes, car le musicien jouait pour des corps qui allaient monter dans le train de l’extermination. De ce fait, l’art et la survie n’étaient pas dissemblables ni contradictoires, puisque l’un assurait l’autre. Pour Fröhlich, ces conditions idéales avaient un côté anormal et insensé ; autrement dit, l’art dépendait de la négativité de la musique, car celle-ci rappelait l’imminence de la mort. Par d’autres aspects, le témoignage de Fröhlich est aussi révélateur : le violoniste affirme que sa formation musicale au camp lui a été bénéfique, puisqu’il a obtenu, après la Guerre, le poste de violon solo dans l’orchestre de l’Opéra de Prague :
J’ai plus joué à Terezín que dans ma « vie civile ». Je m’éveillais souvent à trois heures du matin [...] Pour moi, d’un point de vue encore une fois subjectif, le fait d’avoir été détenu à Terezín et d’y avoir travaillé la musique à ce point présenta l’avantage de me préparer au métier qui fut le mien par la suite à l’Opéra [51].
Dans son entretien, Fröhlich répète le mot « subjectif », conscient des limites de son expérience et de sa position « privilégiée ». En ce qui concerne les conditions idéales de la musique, son avis est partagé par Viktor Ullmann, le plus prolifique des musiciens de Terezín « puisqu’il écrit environ vingt-cinq œuvres entre le 8 septembre 1942 et le 16 octobre 1944 [52] ». Quignard s’arrête sur « l’humour ultime [53] » du compositeur qui a mis cette phrase au bas de la première page de sa dernière composition : « Les droits d’exécution sont réservés par le compositeur jusqu’à sa mort [54]. » Sur le point de mourir, Viktor Ullmann se permet de résister par l’humour extrême. Mais l’ironie est si fine que le compositeur ne peut même pas exécuter sa musique. À l’instar de Schubert et de ses centaines de mélodies, Viktor Ullmann n’arrivait pas toujours à écouter la musique qu’il composait. Avec son « humour ultime », il défait la figure de l’auteur en montrant son absurdité. Il lance un appât pour la figure du critique qu’il était lui-même, car il était chargé d’organiser les concerts et notamment « d’écrire des critiques » qui arrivèrent au nombre de vingt- cinq [55]. Sa dernière phrase suggère que le compositeur tchèque a eu affaire à ce que nous pouvons appeler, en suivant Fröhlich, les conditions idéales de la composition. Le fait de ne pas avoir de papier, par exemple, souligne le caractère d’une musique qui existait sans autre support que la mémoire défaillante. Et s’il y avait du papier, l’écriture musicale était morcelée, soumise à la censure et au secret.
Pour en revenir à Joza Karas, nous pouvons affirmer que la résistance du sonore vis-à-vis de la mort ainsi que la possibilité de voir des compositions sombrer dans l’oubli ont donné du sens à sa recherche. Il a éprouvé alors le besoin d’aller plus loin : « En 1979, je fondai mon propre quatuor à cordes, afin de jouer des œuvres dont je n’avais fait jusque-là que parler. Mon but ultime est de faire revivre cette musique lors de concerts, ou par le biais d’enregistrements [56]. » Ainsi est né le « Karas String Quartet », une réponse, parmi beaucoup d’autres (les récits de Primo Levi, les poèmes de Paul Celan, les dessins de Zoran Music, les nombreux films), à l’idée d’Adorno qui ne porte pas une condamnation, mais transmet une inquiétude : « moins encore que de l’art après les camps, il ne faudrait plus faire de l’art sur ce qui s’y passa [57]. » Mais, mis à part la résistance dont parle Karas, quelle est la place de cette musique ? Milan Kundera, dans sa préface à l’ouvrage collectif intitulé Le Masque de la barbarie , répond dans ces termes :
Ce n’est pas seulement l’art créé à Terezín qui nous laisse interdits d’admiration mais peut-être plus encore cette soif de vie culturelle, cette soif d’art que manifestait la communauté térézinienne qui, dans des conditions effroyables, fréquentait des théâtres, des concerts, des expositions. Que fut l’art pour eux tous? Une façon de tenir pleinement déployé l’éventail des sentiments, des idées, des sensations pour que la vie ne fût pas réduite à la seule dimension de l’horreur. Et pour les artistes ? Inévitablement, leur destin personnel se confondait à leurs yeux avec celui de l’art moderne, dit « dégénéré », pourchassé, bafoué, condamné à mort [58].
En même temps que la musique extériorisait une sorte de résistance, elle assumait une tradition périphérique et marginale qui représentait la tradition de l’art moderne. Une tradition persécutée à l’instar des auteurs exhumés par Quignard. Ces auteurs maudits, tels que Mahler, Schönberg ou Bartók, avaient ouvert le chemin d’une nouvelle musique. L’art se retrouvait ainsi au milieu d’un champ de tensions fait par la « dégénération ou la pathologie » d’un côté et l’héroïsme de l’autre. Soulignons à cet égard que la lutte contre «l’art dégénéré», Entartete Kunst, commence dès 1933. La partie la plus visible de cette politique totalitaire a été les bûchers installés le 10 mai où brûlaient les livres hérités de l’Aufklärung. Les arts plastiques ainsi que la musique recoupaient la césure entre l’art moderne européen et l’art nationaliste, subissant de ce fait le bûcher concentrationnaire du IIIe Reich. Si Joza Karas a voulu récupérer une musique qui passait forcément pour dégénérée, dans le domaine de la peinture nous assistons à un phénomène semblable. En 1992, à Los Angeles et à Berlin, a été remontée l’exposition d’« Art dégénéré », organisée à Munich en 1937 « où toutes les formes plastiques de la modernité des années 20-30 étaient proposées aux sarcasmes du public [59] ». Parmi les cent sept peintres rabaissés par la politique nazie, il y avait Klee [60], Chagall [61], Kokoshka [62], Otto Dix [63], mais aussi des dizaines d’artistes aujourd’hui inconnus. Cette exposition qui n’est pas née dans l’univers concentrationnaire exhibait la haine de l’art moderne, la même haine qui a persécuté la musique des compositeurs juifs.
Camilo Bogoya explore, à partir de deux ouvrages de Pascal Quignard, Boutès et La Haine de la musique, la négativité de l’art sonore. Avec Boutès, il s’attache à analyser le côté défaillant de la musique, qui n’est pas présentée comme un art sublime et libre de dangers. La fascination sonore exprime au contraire une tension vers un appel instinctif et meurtrier. Avec La Haine de la musique, il examine les rapports que la musique entretient avec la domination, la terreur et la mort et s’interroge notamment sur le rôle joué par la musique dans l’espace concentrationnaire, pour interroger le lien entre l’art et la barbarie..
MUSIQUE ET SOUMISSION
AUSCHWITZ OU LE DÉCHIREMENT SONORE
Musique et pouvoir
Musique et punition
Musique et résistance ou la controverse de Karas
Camilo Bogoya, lecteur à l’Université de Marne-la-Vallée, est l’auteur d’une thèse soutenue en 2011 sous la direction de Marc Dambre, intitulée Pascal Quignard : musique et poétique de la défaillance. Ayant écrit de nombreux articles sur la littérature narrative des XX et XXIe siècles, il s’intéresse tout particulièrement aux écrivains essayistes et aux rapports littéraires entre l’Amérique latine et la France. Ses travaux en cours portent plus précisément sur la littérature colombienne.