Le diable et les ténèbres :
histoire et romanesque dans deux romans d’Anne-Marie Garat.

- Isabelle DANGY -



Dans la main du diable[1] et L’Enfant des ténèbres[2] forment les deux premiers volets d’une trilogie dont le troisième et dernier volume, Pense à demain[3] a été publié en avril 2010. Ces deux romans reprennent des motifs déjà présents antérieurement dans l’œuvre d’Anne-Marie Garat, mais accordent une place beaucoup plus visible à l’Histoire collective, et adoptent une forme romanesque différente, moins expérimentale, stylistiquement plus classique. Ils prennent ainsi leur place dans un cadre littéraire contemporain marqué par une réhistoricisation du roman, et par un intérêt plus particulièrement orienté vers le XXe siècle à peine révolu, ainsi que le notent Bruno Vercier et Dominique Viart :

Alors que s’approche la fin d’un siècle saigné à blanc par les tueries des deux guerres mondiales, le besoin se fait sentir de comprendre ce qui s’est passé, et non plus de raconter de façon romanesque une histoire plus ancienne. L’Histoire que la littérature contemporaine interroge est celle du XXe siècle, marquée par la fin de l’illusion du progrès, dont s’avisent bien des penseurs[4].

Cet intérêt se manifeste volontiers dans des œuvres longues, voire monumentales, telles que L’imitation du bonheur[5] [2006] de Jean Rouaud, ou Waltenberg[6][2005] d’Hédi Kaddour. La comparaison de ces romans avec ceux d’Anne-Marie Garat met cependant en évidence des différences formelles considérables. Alors que le texte de Rouaud est écrit selon une esthétique de la digression qui se marque par l’emploi constant des parenthèses, qu’il est ponctué de longues réflexions sur la difficulté, voire l’absurdité d’écrire un roman historique, qu’il est en quelque sorte le fruit d’une longue lutte contre l’empêchement d’écrire l’histoire dans le roman, les livres d’Anne-Marie Garat filent au contraire sans trop s’encombrer de scrupules d’écriture. Quant à Waltenberg, c’est aussi un roman « séculaire » dont l’action se déroule de 1914 à 1991, avec une amplitude chronologique comparable à la trilogie d’Anne-Marie Garat. Un certain nombre de motifs communs pourraient être dégagés, notamment celui de l’espionnage et celui des armes immorales. Mais encore une fois, la différence d’écriture est patente : Kaddour adopte une progression chronologique tourmentée qui passe de 1914 à 1956 puis à 1978 pour revenir en 1965, puis en 1928, etc., avec en outre un système complexe de retours en arrière à l’intérieur de chaque chapitre. D’autre part le glissement d’un point de vue à l’autre, d’un monologue intérieur à un autre, est constant, si bien que l’ensemble du récit est imprégné d’un flou volontaire. Les deux romans d’Anne-Marie Garat qui nous occupent ne se livrent pas à de tels exercices : certes on y rencontre des rétrospections et des glissements, mais jusqu’à l’ambiguïté exclue. La clarté et la relative linéarité du récit sont frappantes : la narration s’efface la plupart du temps devant le contenu narratif.

Par comparaison avec les romans cités plus haut, Anne-Marie Garat se pose en héritière d’une tradition, celle de Hugo certainement, de Martin du Gard, de Romains peut-être, mais aussi du roman populaire livré en feuilleton. Du reste Delphine Peras, citant Jacques Migozzi, note la bonne santé actuelle du roman populaire :

Il est fallacieux d’instituer une frontière étanche entre la littérature majuscule et les fictions de grande consommation car l’individu, face à un texte, active les mêmes réflexes de lecture que ce soit pour un grand classique ou pour un texte de plaisir […]. D’une certaine manière, la partition abrupte entre littérature majuscule, consacrée, et littérature populaire, commence à être mise à mal. Les hiérarchies symboliques sur lesquelles notre culture classique repose sont en train de vaciller […]. On assiste en tout cas à une réhabilitation du récit traditionnel[7].

On se propose précisément ici d’analyser les formes du récit traditionnel dans les deux premiers romans de la trilogie composée par Anne-Marie Garat, et d’interroger le sens de ce choix littéraire

Appartenances génériques

La longueur des romans et leur caractère sériel retiennent tout d’abord l’attention. Environ 1300 pages pour Dans la main du diable et 650 pour L’Enfant des ténèbres : la fiction aime prendre son temps même si l’action de chacun des deux romans s’étale sur une année à peine, et respirer dans un espace européen si ce n’est mondial. D’autre part, la conception en trois volets séparés par des intervalles temporels importants donne lieu à des effets de reprise et de symétrie. Les dates données au début de chaque roman (septembre 1913, septembre 1933) introduisent un parallélisme qui ne peut être fortuit. Le deuxième volume fonctionne à la manière d’une suite, d’une sorte de « vingt ans après » avec retour des personnages vieillis et apparition de leur progéniture. L’Enfant des ténèbres répond à certaines des questions laissées en suspens à la fin de Dans la main du diable, notamment au prix de quelques retours en arrière qui permettent de combler en partie l’ellipse temporelle. De plus, des analogies de situations peuvent être observées entre les deux romans, comme si l’histoire se reproduisait. Ainsi les deux héroïnes féminines, Gabrielle dans le premier roman et Camille dans le deuxième, parcourent une trajectoire proche : elles doivent faire le deuil d’un premier amour, dans les deux cas avec des partenaires hongrois, pour devenir disponibles à elles-mêmes et à une autre histoire d’amour, dont les prémices se déroulent à chaque fois dans le même lieu, au Mesnil en banlieue parisienne. D’autres systèmes d’échos s’installent : ainsi aux manifestations pacifistes de 1913 à Venise et en Italie répondent les manifestations antinazies de 1933 à Berlin.

Pour soutenir cette structure étalée sur plusieurs générations, le modèle adopté est celui du roman familial. Au centre du récit, la famille Bertin-Galay qui résulte du croisement d’industriels enrichis dans l’agro-alimentaire avec une lignée plus esthète et aristocratique. Au sommet de la pyramide trône la matriarche, madame Mathilde, dont l’époux voyageur et collectionneur fait un peu figure de prince consort. La génération suivante est composée de quatre frères et sœurs, mais ils sont assez désunis et la progression du roman tend à les disperser. Enfin l’héritière enfant est une petite fille maladive, Camille Galay, issue d’un mariage mystérieux. Dans le second volume Camille, vingt ans plus tard, est au centre de l’action. Mais, dans ces deux romans comme souvent chez Anne-Marie Garat, la famille n’est le pilier d’une cohésion qu’au prix d’un mécanisme récurrent qui remplace la filiation biologique par l’adoption. La maternité biologique est ici mortifère, par défaut ou par excès, par indifférence ou par étouffement. La famille est sans cesse désavouée en faveur d’autres affinités plus électives.

Roman familial, mais aussi roman de formation. L’accès à l’amitié et à l’amour constitue, en marge de l’Histoire, la matière principale de ces romans. Mais cet accès n’est possible que par le détour d’une autre expérience fondatrice traditionnelle, la conquête d’une identité : il s’agit de se procurer un savoir sur le passé, sur la filiation et l’adoption, d’où une progression orientée par le dynamisme de l’enquête. Celle-ci, souvent périlleuse, débouche sur les péripéties d’un véritable roman d’aventures, non dépourvu de risques mortels, de combats singuliers, de rencontres inopinées et de retrouvailles imprévues. De nombreux stéréotypes fonctionnent ici avec bonheur, par exemple le décryptage d’un document secret, la transmission d’un objet confié par un mourant, la filature, le rendez-vous dans une maison perdue au cœur de la forêt, et même, dans L’Enfant des ténèbres, la résurrection d’un personnage que l’on croyait mort. A certains égards la progression du récit ressuscite les procédés du roman-feuilleton – ce qui au fond n’a rien de surprenant, car Anne-Marie Garat a écrit le roman par livraisons hebdomadaires, à l’adresse non pas d’un journal, mais de deux lecteurs privés appartenant à son entourage, qui voyaient ainsi l’œuvre se construire peu à peu.

Il faut également mentionner un trait saillant, déjà remarquable dans les romans antérieurs, qui est la présence fondatrice de l’image dans le récit, à tel point que, en marge du roman sériel, familial, du roman d’aventures et du roman de formation, on pourrait évoquer une nouvelle catégorie générique, celle du roman d’image. Certains documents photographiques possèdent un caractère indiciel puissant dans le cadre de l’enquête : il s’agira par exemple d’identifier et de retrouver un individu présent sur un cliché surgi d’un tiroir. Ailleurs la photographie sera présentée comme le laboratoire d’une expérience intérieure de révélation et de métamorphose. Ailleurs encore, telle scène sera décrite non pas dans sa perception immédiate, mais comme le sujet soudainement figé d’une future photographie qu’exhumeront de virtuels descendants. En tout cas le matériel et les métiers de la photographie, ses potentialités artistiques sont au premier plan, et il en va de même pour le cinéma. On voit ainsi que la présence de l’image collabore à la réflexion sur la trace et sur l’héritage qui forme le socle de l’écriture romanesque.

On a en outre affaire, pour créer une autre appellation un peu hors normes, à des romans météorologiques, tant y est prégnante la place accordée à la description des ciels, des lumières, des intempéries, et, à celle des paysages urbains, montagnards, campagnards, qui baignent dans ces variations climatiques. La genèse de Dans la main du diable comporte à cet égard une pratique que l’auteure a expliquée au moment de la parution du roman. Celui-ci a été écrit en un an à peu près, de septembre 2004 à juin 2005, chaque chapitre correspondant environ à une semaine : et la narratrice a transposé dans chacun des chapitres situés en 1913-14 le temps qu’il faisait en 2004-2005 pendant la semaine d’écriture qui correspondait. Manière d’inscrire le présent dans le récit du passé, manière aussi de métamorphoser la pluie et le beau temps en source d’inspiration romanesque, manière donc de renouer avec la pratique d’un certain réalisme.

La poétique romanesque développée ici comporte enfin une dimension intertextuelle. Non seulement des influences littéraires sont perceptibles, mais on peut identifier ici et là des « implicitations », comme celle qui apparaît dans les dernières pages de Dans la main du diable : la mobilisation et les premiers combats convoquent au sein du texte, qui se fait épique et lyrique, des fragments de poème qui s’intègrent dans le fil du paragraphe, par exemple :

Parti d’Aurillac le 2 août, le fils de Renée n’en reviendra pas. Fiancé de la terre et promis des douleurs, qu’un obus a coupé par le travers en deux[8], de lui n’en sera plus nouvelle, ni de son corps ni de son âme, qu’il repose[9].

Les modèles génériques présents dans la fiction sont donc nombreux et concurrents, signe d’appartenance à un sillage postmoderne éclectique. Cependant, dans cette matière polymorphe, l’Histoire s’insère et insiste.

Présence de l’Histoire

La trilogie s’étend de 1913 à 2010, même si l’on se contente ici d’évoquer les deux premiers volets, situés en 1913 et 1933. Le choix de 1913 n’a rien de surprenant, car cette année correspond à la veille d’un basculement historique. Dominique Viart et Bruno Vercier notent que « la Première guerre mondiale est l’époque à laquelle la littérature contemporaine fait le plus référence, parce qu’elle y cherche l’origine historique et problématique d’un siècle de ténèbres et de désillusions[10] ». Toutefois Dans la main du diable n’est pas un roman de guerre : le récit s’arrête avec la mention des tout premiers combats. Ce qui sollicite ici l’écriture, c’est bel et bien l’ébullition d’une époque où le déchaînement se prépare dans la relative inconscience du monde. De même, vingt ans plus tard, le récit s’ancre dans une année charnière : celle où Hitler prend le pouvoir en Allemagne et où, bien avant que ne débutent les hostilités, se déterminent inexorablement les conditions qui mèneront à la seconde guerre mondiale. L’auteure adopte ainsi une stratégie de contournement par rapport aux conflits armés ou à la littérature des camps, ainsi qu’aux polémiques qu’elle a pu susciter. Au premier plan sont les prémisses, pas les événements. Certes, certaines omissions du récit se voient comblées par des retours en arrière lors de récits ultérieurs. Dans la Main du diable ne décrit pas l’horreur des tranchées, mais celle-ci apparaît dans le second volume, au cours d’une rétrospection. Quant à la déportation, c’est dans le troisième volume, Pense à demain, qu’il faudra en chercher la trace. Quoi qu’il en soit, Anne-Marie Garat préfère implanter le récit dans l’amont ou l’aval des grands traumatismes historiques du XXe siècle.

La coloration historique du récit prend plus d’une forme. Il s’agira tout d’abord d’histoire événementielle et politique. Le premier roman courant de septembre 1913 à août 1914, il y sera fait mention de la situation instable dans les Balkans, des funérailles de Paul Déroulède et d’une manifestation des Camelots du Roi, de l’assassinat de Caillaux par madame Calmette et des retombées politiques de ce fait divers, de la modification de la loi concernant le service militaire, de la victoire du parti socialiste aux législatives, puis de l’attentat de Sarajevo, de la mobilisation… L’intrigue même du roman tourne autour de la montée des nationalismes, puisque le thème central en est la fabrication et l’expérimentation, en Birmanie et en France, d’armes bactériologiques virulentes, ainsi que la rivalité de puissances européennes pour la possession de ce type d’armes. De même, vingt ans plus tard, L’Enfant des ténèbres se déroule entre septembre 1933 et le printemps 1934, tandis que s’affirme à Berlin le pouvoir national-socialiste, combattu par des résistants de l’ombre, que s’amplifient les persécutions et les brimades, que s’ouvrent les premiers camps, que la Hongrie est en proie à la dictature, qu’en Italie les fascistes assassinent les militants anarchistes, qu’en France éclate l’affaire Stavisky, et qu’un peu partout se répand le sentiment d’une menace internationale diffuse accompagnée d’un profond sentiment d’impuissance. Là encore, les aventures des personnages principaux sont directement reliées à ce contexte historique, puisque deux actions parallèles se développent : d’un côté, il s’agit d’exfiltrer d’Allemagne un certain Harbayer, scientifique juif inventeur de l’eau lourde retenu par le gouvernement allemand pour l’intérêt militaire de ses travaux, d’autre part de récupérer Camille Galay, l’héroïne, tombée au mains des nazis pour avoir emboîté le pas à son amie hongroise Magda dans un détournement de fonds fascistes au profit des résistants berlinois.

À l’histoire événementielle se mêle constamment l’histoire sociale, à laquelle l’écriture d’Anne-Marie Garat est très sensible, qu’il s’agisse de dire la misère du faubourg parisien, d’évoquer les retombées de la crise de 1929 aux États-Unis, ou de décrire les réunions syndicales clandestines dans l’entre-deux-guerres. D’autre part, dans la mesure où la dynastie Bertin-Galay, chaîne de transmission du roman, s’est enrichie dans l’industrie agro-alimentaire, le récit convoque de manière documentée l’histoire industrielle : modernisation de l’entreprise au prix de sa mécanisation, développement de la publicité, conquête des marchés, heurts du capitalisme et de la réalité ouvrière, luttes syndicales, grèves… Sur un autre plan encore, de nombreux personnages sont liés au monde de l’art. Ainsi Daniel Bertin-Galay apparaît dans le premier roman comme un cinéaste d’avant-garde, et le récit de ses foucades sentimentales s’entremêle de considérations avisées sur l’histoire du cinéma et l’évolution du muet au début du siècle. L’Enfant des ténèbres fait intervenir la peinture fauviste, cubiste, expressionniste : l’intérêt pour ce dernier courant, pour ses excès, sa révolte et sa dérision, se révèle aussi dans la description du théâtre d’avant-garde joué à Berlin dans l’entre-deux-guerres. Ces références artistiques, qui recoupent toujours l’intrigue principale, ne fonctionnent pas à la manière d’une toile de fond mais manifestent les inquiétudes ou les déchirements de l’époque à laquelle elles se rattachent. Enfin l’histoire est affaire scientifique et technologique : c’est pourquoi les personnages de savants (médecins, chimistes, physiciens) se trouvent propulsés au premier plan.

L’auteure joue pleinement le jeu de l’évocation historique. La mode vestimentaire est abondamment mentionnée, de même que les innovations techniques et les objets nouveaux peu à peu enfantés par le siècle : machine à coudre, téléphone, ascenseurs, dirigeables, automobiles, jumelles, stylographe à pompe… À mi-chemin entre technique et politique, la création d’un fichier photographique d’identité judiciaire fait l’objet d’un développement détaillé. La volonté de suggérer l’air du temps où sont situées les intrigues transparaît par exemple dans ce passage situé vers le début de Dans la main du diable, et qui ressemble à une gravure d’époque (à tel point qu’on peut le supposer inspiré par l’une d’entre elles) :

Tout en y courant, elle collait son front à la vitre de l’omnibus, absorbée par le spectacle de la rue. Comme un défilement de cinéma, elle voyait les comptables se pressant vers leur bureau, les femmes en cheveux, poussant du ventre contre le vent, les cabas pendus au bras sous leur pèlerine croisée en cache-cœur ; et les marchands ambulants installant leur voiture le long des trottoirs ; les beaux messieurs gris argent, très aristocrates et nonchalants, tenant leur chapeau d’une main ferme, et les pans de leurs manteaux claquant leurs cuisses de sauterelles, et les larbins, les portiers à courbettes devant les hôtels, hélant un taxi ou fonçant vers les portes à tambours tournant follement, et le jeune livreur, joli comme un Jésus, l’air vaurien en casquette, un grain de beauté à la tempe, qui traversait la chaussée en se riant des cochers[11].

De manière analogue certaines informations mineures, parfois déclinées sur le mode ironique, ponctuent le déroulement du roman : des inondations désastreuses à Toulouse, une catastrophe ferroviaire à Melun, des orages monstrueux à Paris en juin 1914, ou encore une pluie d’étoiles filantes le 9 octobre 1933. Il s’agit de redonner vie à une actualité de l’époque, y compris celle des faits-divers, par exemple le vol et la restitution de la Joconde au musée du Louvre, le suicide de la princesse Sophie de Saxe-Weimar ou le crime des sœurs Papin, non pas tant pour imprégner de vraisemblance le reste du récit que pour le pur plaisir de la résurgence, de la remontée de petits événements oubliés vers la conscience de l’écrivain et vers celle du lecteur. Il est clair qu’une abondante documentation, fournie par la lecture des journaux d’époque ou des ouvrages historiques de synthèse, a présidé à l’écriture de ces petits faits d’époque. La romancière a éprouvé le besoin d’assimiler le maximum d’informations sur la période qu’elle représente, afin d’évoquer celle-ci de l’intérieur, en adoptant dans la mesure du possible le point de vue et les mentalités de ceux qui la vécurent.

Modes d’insertion

L’outillage romanesque qui permet d’animer ces différents pans de l’histoire est assez traditionnel. L’utilisation de personnages référentiels permet, de façon très classique, l’ancrage du récit dans la réalité historique. Leur rôle, assez réduit dans le premier roman, s’affirme plus nettement dans L’Enfant des ténèbres, où des personnalités du monde littéraire telles que Gide, Cocteau ou Max Jacob fréquentent la libraire d’Élise, qui est elle-même une transposition du personnage d’Adrienne Monnier, et où l’état-major national-socialiste apparaît en personne, notamment Goering en collectionneur morphinomane et amateur d’orchidées.

Un autre procédé très fréquent destiné à arrimer l’aventure des personnages dans l’histoire politique consiste dans l’insertion de scènes où les personnages lisent des journaux, dont les grands titres sont mentionnés, juxtaposant souvent les nouvelles les plus hétérogènes. Ces passages, selon le cas, soulignent la futilité des lecteurs, leur inconscience, ou au contraire leur angoisse devant les signes avant-coureurs des catastrophes. On rencontre une variante de ce procédé dans des scènes de réunions mondaines au cours desquelles les invités commentent l’actualité. La contemplation des Colonnes Morris joue un rôle analogue de fenêtre narrative entre le destin des personnages et l’entourage qui est le leur. On apprend ainsi qu’Yvette Guilbert se produit dans un nouveau récital de chansons ou bien que l’on donne au Chatelet La Vie parisienne, mais le regard se pose également sur les affiches publicitaires d’époque : phosphatine Fallières, ouate thermogène, cachous Lajaunie ou Bébé Cadum.

D’autre part Anne-Marie Garat aime à faire sentir la présence des foules, à évoquer les grands rassemblements, les meetings, les manifestations, éventuellement leur répression, ou encore, de manière moins dramatique, à suggérer la densité vivante de la foule urbaine, comme dans le paragraphe par lequel débute le chapitre V de L’Enfant des ténèbres :

À sept heures du soir, la foule indigène du quartier Montparnasse se pressait sur le boulevard, hilare, hagarde, multitude des robes collées au flanc des costumes filant selon le principe des bancs de poissons de hauts fonds sur leur trajectoire fluide, leur cours fluctuant brusquement, tournevoltant en attroupements éphémères, puis le flot se reconstituait et fuyait, Élise en était étourdie. Les fils tortueux du sort, les fils tenaces de la vie commune tressés sous ses yeux, les destins humains divers et changeants que cette foule évoquait lui procuraient un sentiment mêlé, d’incertitude, de perplexité, de vague ébriété. Des leitmotive dissonants émergeaient du grondement urbain, du trafic dense à cette heure, autobus, camions, voitures, telle la confuse ouverture d’une symphonie, sans cesse esquissés par cette précipitation effrénée des corps, vers quelle destination… Quel concert ce prélude annonçait-il, de l’universel désastre que toute multitude promet[12] ?

L’auteure renoue ici avec l’un des enjeux fondamentaux du roman historique, qui est de donner à percevoir le peuple. Cependant la multitude est perçue dans son rapport avec un personnage individualisé (ici Élise) qui l’observe, se fond en elle ou s’en détache. C’est donc sans renoncer à la mise en scène de figures individuelles, que, par passages, le roman tend vers une écriture simultanéiste. Ce penchant se manifeste surtout dans les zones liminaires du récit, par exemple au cours des dernières pages de Dans la main du diable :

Un soir d’octobre, seule dans sa chambre, assise à sa coiffeuse, Blanche a commencé de couper distraitement une mèche de ses cheveux teints, avec les petits ciseaux. Une grande mèche rouge taillée au ras de son front craquelé comme carton, et puis une autre, une autre […].

À cette date, Mme Mathilde et Simon Lewenthal signent l’achat des terrains de Choisy. L’ingénieur Edmond Fleurier organise l’effort de guerre de l’industrie automobile. Henri de Galay s’abîme dans la contemplation d’un daim jaillissant du feuillage, sur le galbe d’une porcelaine chinoise. D’une fenêtre en altitude, ivre d’espace, Daniel accommode sa vue à la perspective bleue de Broadway Avenue. Étienne Louvain, Bachelier sans professeurs, est en vacances chez sa grand-mère à Digne. La Reine prie saint François, au cou la médaille de Marcus. Meyer cueille les dernières poires du verger. Tous les matins, Pauline attend le facteur au portail, une lettre qui ne vient pas. Seule dans la bibliothèque, à l’étage, juchée sur l’escabeau, Sassette lit La Chartreuse de Parme […].

À cette date, massés sur le pont supérieur du transatlantique, les passagers regardent s’éloigner le port. Nul ne prête attention à la jeune femme et à l’enfant accoudées au bastingage. [13] ?

Symétriquement, le prélude non numéroté sur lequel s’ouvre L’Enfant des ténèbres se déroule à « cinq heures du soir, septembre 1933 » mais en différents points de la planète : à Londres, devant la maison de Virginia Woolf, à Genève au siège des Nations Unies, dans un chalet de l’Allgäu, à la gare de l’Est à Paris, au sous-sol de la Coupole, où l’on danse le swing et la rumba, dans le bureau de Simon Lewenthal à Choisy. Plus que dans l’extrait précédent se révèle ainsi le caractère cosmopolite du roman :

Le soleil se couchait sur l’Europe, sauf Londres sous les nuages le ciel était limpide, la météo estivale, et si la nuit montait à l’est, assombrissant plaines et chaînes montagneuses, le cours des fleuves en tracés d’argent, palmes d’estuaires ouvertes aux océans, la coulée somptueuse des glaciers et le moutonnement des forêts, la nébuleuse bleue des villes aux dômes et clochers paisibles, les cheminées d’usine, quel veilleur, quelle sentinelle verrait, dans cette invasion naturelle des ténèbres, le spectre d’une main colossale planant sur la carte, y jetant son ombre tentaculaire[14]...

Certes, dans les deux exemples cités, on peut interpréter l’élargissement géographique et le déploiement en éventail du personnel romanesque comme un procédé visant à rassembler les protagonistes soit pour créer un effet de finale, soit pour lancer un programme en parsemant l’Europe d’une volée de personnages dont chacun ensuite, à tour de rôle, verra son sort développé dans les séquences ultérieures. Mais cela correspond surtout à une volonté de composer en réseau parce que l’histoire est ici l’interaction monumentale de destinées éparses où l’écriture romanesque introduit, peut-être de force, une cohérence. Le développement du récit ménage du reste un équilibre entre la force centrifuge qui est celle de l’écriture simultanéiste et une force centripète, liée à la structure familiale, qui ramène régulièrement les éléments éparpillés vers des noyaux narratifs communs.

En dépit de cet intérêt pour le collectif, le poids de l’histoire pèse essentiellement sur les épaules de personnages particuliers, qui en sont les acteurs en raison de leur engagement politique officiel ou occulte. Ainsi Dans la main du diable met au premier plan d’une part le colonel Terrier, chef d’une brigade chargée de gérer l’expérimentation sur l’homme d’armes chimiques et bactériologiques dans les mois qui précèdent la première guerre mondiale, et d’autre part un jeune militant anarchiste et syndicaliste, Markus, qui se retrouvera au centre du soulèvement italien de juin 1913. L’Enfant des ténèbres multiplie les personnages activistes. Le personnage d’Étienne Louvain, par exemple, y anime en sous-main un réseau de contre-espionnage et de résistance à l’expansion du fascisme qui l’entraîne dans un certain nombre de missions périlleuses. L’une des premières pages du roman fait de lui le témoin muet d’une séance des Nations Unies :

Cependant le matin même il y avait eu un petit incident de séance au palais Wilson. Sous la fresque du plafond où cinq hommes de bonne volonté se donnent la main, éloquente allégorie, l’assemblée écoutait un juif de haute Silésie venu rapporter les exactions nazies, massacres, magasins saccagés, viols, synagogues et tombes profanées… Alors le délégué de l’Allemagne s’était levé : « Messieurs, charbonnier est maître chez soi. Nous sommes un État souverain, et ce qu’a dit cet individu ne vous regarde pas… Nous faisons ce que nous voulons de nos socialistes, de nos pacifistes, et de nos juifs, nous n’avons à subir de contrôle ni de l’humanité ni de la SDN. » Joseph Goebbels s’était rassis dans le silence, la journée s’annonçait belle[15].

Le même personnage se voit chargé, dans la dernière partie du roman, de négocier le rachat d’une jeune femme internée au camp d’Oranienburg, contre un tableau de Grünewald. A côté de ces personnages explicitement engagés, certaines figures moins impliquées se définissent cependant par la nature de leur contact avec le monde social qui les entoure : l’auteure joue volontiers sur un certain effet de dessillement, lorsque des personnages jeunes se voient confrontés à la présence de la misère ou du cynisme.

Enfin, un certain nombre de paragraphes réflexifs, prêtés aux personnages ou pris en charge par la voix narrative, reviennent de temps à autre sur le sens de l’Histoire. Une page rappellera par exemple, dans le premier roman, comment l’humiliation causée par la défaite de 1870 a entraîné au sein de l’armée française un culte de la guerre régénératrice, associé au mépris pour la République et pour le parlementarisme, ainsi qu’à des convictions xénophobes. Telle conversation entre médecins envisagera les dérives possibles d’une société gagnée par l’hygiénisme. L’Enfant des Ténèbres multipliera les digressions centrées sur le rapport de l’individu à l’Histoire, quitte à diluer le personnage individuel au sein de sa génération, telle en Allemagne la jeunesse de l’entre deux guerres. D’autre part, l’éveil de la conscience historique, chez des êtres qui se découvrent soudain manipulés, apparaît souvent comme une nécessité salvatrice : Élise Casson, entrée par hasard à la National Gallery, vit devant « Les Ambassadeurs » de Holbein une sorte de transe :

Ces deux personnages surplombaient le temps, ils semblaient instruits de menées inquiétantes qui concernaient quelque chose d’elle, au présent. Aussi bien son expédition en fraude au cimetière de Highgate, le motif réel de son enquête funèbre. Celui de ses séjours à Londres, son petit commerce de revues en contrebande. Aussi la visite à la Hogarth Press ; mais surtout les remuements de l’Europe, fracas d’événements lointains qui se tramaient dans le désert endormi de l’été londonien. […] C’étaient des mêmes hommes d’argent et d’armes, faiseurs de guerres, de crises et de banqueroutes que l’entretenaient les personnages du tableau, dans le silence du musée[16].

L’ensemble de ces digressions donne l’idée d’une histoire tragique parce que les personnages peinent à en comprendre le sens, tragique également parce qu’elle est faite de crises et de convulsions répétitives, chaque génération héritant, sans même le savoir, des apories du passé. Le thème de l’oubli, qui agit avec une rapidité confondante, ressort avec insistance. Cet oubli mortifère, constant mais destiné à s’accentuer dans le troisième volume de la trilogie, est une forme larvée de révisionnisme. Pourtant certains phénomènes de revenance freinent la falsification volontaire ou involontaire de l’Histoire. A mi-chemin des destinées individuelles et collectives se dessine l’idée que seule la démarche volontariste de l’enquête, débouchant sur l’appropriation d’un passé redécouvert, redéfini, permet d’échapper à l’étau d’une récurrence absurde.

Le mythe d’Orphée, omniprésent dans les deux volumes, joue ici un rôle symétrique par rapport au thème spectral, puisque si le spectre remonte spontanément du royaume des morts pour hanter les vivants, dans le cas d’Orphée il s’agit bel et bien d’y descendre. Ainsi Gabrielle effectue une sorte de « catabase » dans les tranchées afin de retrouver Pierre Galay qui a disparu pendant de longs mois, qu’elle a cru mort, dont elle a mis l’enfant au monde entre temps. Elle inverse le mythe puisque c’est ici Eurydice qui part sur les traces d’Orphée. Cet épisode incarne dans l’univers du front un scénario qui a en réalité valeur plus abstraite, dans la mesure où il métaphorise le mouvement de la mémoire, qui doit descendre elle aussi au cœur des ténèbres, assumer les vérités qui y miroitent, avant de remonter et de pouvoir vivre – ou du moins survivre. Dans L’Enfant des ténèbres, une variante du motif apparaît sous forme du pont au-delà duquel on rencontre les fantômes, pour peu qu’on ose le franchir, comme l’annonce la citation de Murnau mise en exergue : « Et une fois franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre[17]. » Du reste l’intérêt pour les processus de remémoration sillonne les deux romans ; on le constate par exemple au chapitre XII de Dans la main du diable qui contient une réécriture abrégée, revisitée par le thème du développement photographique, de l’épisode de la madeleine :

Et elle ne sut comment, dans sa rêverie des grands remuements du vent, comme portée par une vague montueuse, une image se mit à bouger dans sa mémoire, à refluer sous l’eau et revenir, s’enfoncer de nouveau, résistante et insaisissable, celle d’une figure inconnue, et pourtant familière, qui se dessinait, perçait la surface… Elle remontait du fond de sa mémoire, à la manière des épaves, longtemps après l’engloutissement des naufrages[18].

Proust lui-même fait d’ailleurs dans ce roman une très fugitive et très discrète apparition, lors d’une scène au bois de Boulogne. La remémoration individuelle s’organise aussi dans la tradition freudienne autour de scènes enfouies – généralement liées à l’impossible de la relation maternelle –, mais il semble que, pour Anne-Marie Garat, il s’agisse moins de défendre une démarche psychanalytique d’exhumation, que d’avoir recours à un procédé de dramatisation éprouvé.

Ce survol des données historiques présentes dans les deux premiers romans de la trilogie permet de constater que les problématiques traditionnelles d’un roman historique écartelé entre visée documentaire et incarnation des personnages sont ici peu opérantes : l’accouplement contre nature de Clio et de Calliope ne semble pas poser problème. Le seul point sur lequel il existe probablement une tension entre histoire et fiction consiste dans ce que Brigitte Krulik appelle un point de vue rétroprojectif[19], autrement dit une tendance à prêter aux personnages, ou à la voix narrative qui les évoque, une connaissance prémonitoire des événements ultérieurs, à leur faire pressentir de manière trop intuitive les implications de ce qui est en train de se produire.

La part du diable

Reste à envisager pourquoi le recours au romanesque s’est imposé à Anne-Marie Garat comme un moyen privilégié pour appréhender l’histoire. Plusieurs réponses se chevauchent. En premier lieu Anne-Marie Garat vote la confiance au roman : son œuvre est constituée de romans consentis, pour reprendre la formule de Dominique Rabaté. L’ère du soupçon est close. Ce n’est pas un hasard si L’Enfant des ténèbres commence par la phrase « Virginia Woolf sortit à cinq heures[20] », en hommage à la romancière anglaise, mais aussi en signe de rejet contre tous ceux qui repousseraient l’écriture romanesque comme gratuite et non pertinente. Il faut rappeler aussi que l’auteure a écrit en 2004 Une faim de loup : lecture du Petit chaperon rouge[21], texte qui comporte un plaidoyer en faveur du conte, de ce qui se joue et se transmet dans les formes élémentaires du récit. À l’échelle d’œuvres beaucoup plus amples on retrouve ici la même foi dans la vertu du foisonnement narratif, le goût de l’élan qui emporte les histoires et multiplie les personnages, et la même indifférence par rapport aux embarras théoriques qui ont pu encombrer dans le second demi vingtième siècle le terrain de l’inspiration romanesque.

Le champ du roman populaire offre en outre la possibilité de faire apparaître le Diable, et ce n’est pas la moindre des raisons qui expliquent le choix de ce type de récit. L’énoncé des titres affiche clairement cette intention. Mais la présence du Malin ne se limite pas à la couverture des romans. Le diable se livre tout au long du récit à des incursions linguistiques, sous le masque d’expressions figées telles que « allez au diable ! », « par tous les diables », « le diable l’emporte », « se démener comme un beau diable », ou encore « quel démon t’inspire ? », etc. En outre une scène se déroule au Guignol du Carré Marigny, et fait surgir sur scène un diable rouge dans le dos des personnages, « chacune de ses apparitions faisant alors trépigner et hurler les petits, qui s’égosillaient pour le prévenir, riant très fort et pleurant pour certains, d’autres pétrifiés de terreur[22] ». Scène qui reprend de façon spéculaire, non sans une hyperbole pathétique, la comédie romanesque interprétée par les personnages du roman.

De même, la « main du diable » intervient à deux reprises ; une première fois au chapitre XXV lorsque Gabrielle réfléchit seule dans sa chambre et prend conscience de l’affaire qui s’est tramée autour d’elle :

[…] ils étaient tous dans la main du diable. Celui-ci soufflait sur eux son haleine pestilentielle, d’ordure et de mort… Dire qu’elle avait pris, l’autre soir, la nouvelle de ce cahier pour une grâce du destin, pour le geste de l’ange magnanime qui, de l’aile, rend justice, apaise les tourments ! Elle avait cru à une lettre d’amour, à un adieu miséricordieux, une bénédiction… Surgi de sous les plumes célestes, c’était l’affreux ricanement de l’archange, si beau dans l’arc-en-ciel de son plumage divin… La hideur de sa face véritable… Le cahier ouvert sur la table, les pages couvertes de l’écriture élancée d’Endre, ses hampes et ses jambages élégants, étaient une illusion d’optique, un leurre offert sous les espèces du visible, pour mieux anéantir. Ces pages brûlent qui les touchent, comme autrefois le poison des princes imprégnait les linges, collait à la peau, dévorait les chairs et convulsait les corps[23].

Ce passage insiste d’une manière quasi mélodramatique sur les attributs traditionnels de Lucifer, sur son haleine, son ricanement, son rapport au feu, son statut d’ange déchu. Ici se heurtent également les figures antagonistes et récurrentes du démon et de l’ange[24]. L’expression « la main du diable » revient une cinquantaine de pages plus loin, lorsque Pierre Galay, cherchant à neutraliser la puissance destructrice potentielle d’un document, ne voit d’autre solution que de mentir et se dit « rattrapé par la main du diable[25] ». Dans le second volet la thématique du diable est relayée, comme le titre l’annonce, par celle des ténèbres infernales. En somme, l’usage du stéréotype démoniaque et la mise en scène manichéenne d’une lutte entre les champions du bien et du mal constituent le roman en champ de manœuvre pour un affrontement moral. Toutefois, parmi les traits fréquemment attribués au démon dans la littérature, et qui vont de la révolte à la transgression, de l’omnipotence à l’omniscience et au blasphème, de la culpabilité à l’obsession et à l’orgie, Anne-Marie Garat opère un choix et privilégie, comme on le verra, le motif de la corruption.

D’autre part le diable s’incarne. Il a plusieurs visages. Le premier est celui d’Endre, jeune ingénieur chimiste cousin et amant de la protagoniste, qui s’est prêté, par ambition, cupidité ou pour d’autres raisons plus sourdes, à d’affreuses expériences, relatives à l’arme chimique, sur la population birmane – et qui rachète plus ou moins ses fautes par un suicide tardif. Le deuxième est celui de Michel Terrier, jeune officier maniaque de l’autorité, qui dirige au sein de l’armée un groupe officieux voué à maîtriser, en France cette fois, le maniement d’armes secrètes et maléfiques. Ces deux personnages sont, à différents degrés, séduisants, cyniques et manipulateurs. Ils exercent sur ceux qui les rencontrent un ascendant puissant et dangereux. Dans le deuxième volume, Michel Terrier, que le lecteur avait laissé pour mort à Venise vint ans plus tôt, ressuscite sous un nom allemand, Grubensteiger, qui est une paraphrase ironique de son ancien nom français. Il s’est mis au service du régime nazi tout en continuant à jouer son propre jeu, dont il transmet les finesses à une élève, Julia Brighten – peut-être dévouée à son initiateur, à moins qu’elle ne médite de le trahir. Plus généralement, L’Enfant des ténèbres associe le démon au totalitarisme et ce seront les figures de Goebbels, de Goering ou du trafiquant d’art Bruno Lohse qui se feront les incarnations du mal, tandis que les personnages impliqués dans la lutte contre le totalitarisme prendront symétriquement la posture de l’ange.

L’opposition dynamique de l’ange et de la bête n’est cependant pas outrancièrement simplifiée. Le mal ne peut toujours venir de l’autre, sa racine est en chaque homme : tout au plus le contact avec certaines individualités perverses concourt parfois à réactiver sa puissance latente. Afin de mettre en scène cette vérité bien connue, Anne-Marie Garat exploite la structure familiale de la saga en recourant au thème du rejeton maudit : au sein de chaque famille, il existe au moins un être corrompu qui élargit son pouvoir afin de conduire les autres membres à l’humiliation et à la déchéance. Endre est le cousin de Gabrielle, il a été aussi brièvement son amant, elle continue de lui vouer une passion semi incestueuse. Il est aussi le véritable père de Camille, dont l’ascendance est ainsi inexorablement salie. Dans L’Enfant des ténèbres, deux situations symétriques expriment le même malaise : la famille hongroise persécutée et irréprochable de Magda comporte cependant un frère au service de la dictature, et la fratrie allemande humaniste, libérale, insolemment résistante, des enfants de Jürgen comporte un nazi prêt à dénoncer ses frère et sœur.

Le mal n’est pas seulement au sein de la famille, il atteint l’être profond de chacun. En effet l’un des fils conducteurs qui ressurgissent fréquemment est celui de la contamination, et il n’est pas fortuit que la hantise de la guerre bactériologique, qui forme le noyau du premier roman, réapparaisse dans le troisième volet comme une résurgence du mal séculaire. Les recherches scientifiques, sur lesquelles le texte revient par allusions répétées, portent presque toujours sur les microbes, les bacilles, la vaccination, l’expérimentation immunologique. L’Enfant des ténèbres fait ainsi mention d’un « drame de Lübeck », survenu en 1930 : deux cents nourrissons contaminés par une souche virulente du bacille de Koch, que le médecin du laboratoire laissait voisiner avec les vaccins… À travers cette sensibilité au danger que comporte la maîtrise plus ou moins complète des agents de contamination physiologique apparaît la dimension métaphorique du thème. Le mal, la cruauté, la destruction s’inoculent à l’autre avec volupté. La transmission du mal peut se faire non seulement sur le mode familial, mais aussi sur le mode amical (ainsi Pierre Galay subit la séduction malsaine d’Endre Kertezs), à travers la relation amoureuse, ou simplement par la souillure dont est atteint chaque personnage quand il est confronté à la violence des autres, laquelle éveille inéluctablement la sienne propre. Dans L’Enfant des ténèbres, le personnage d’Alain Lewenthal se donne la mort après avoir subi, au cours d’un voyage à Berlin, des humiliations dont il est sorti physiquement indemne mais psychiquement anéanti. Une variante par rapport à ce thème consiste dans la crainte de l’empoisonnement ou de l’irradiation (le terme revient assez souvent, au sens général et pas seulement nucléaire). L’irradiation, synonyme ici de corruption à la fois physique et psychologique, diffuse des ondes délétères contre lesquelles certains personnages tentent d’engager une lutte sans merci. Ces différents champs sémantiques (empoisonnement, contamination, irradiation) renvoient plus généralement à une conception éclatée, instable, de la matière : structure poudreuse, nuageuse et volatile qui, par manque de compacité, se prête à la dissolution comme à la pénétration. Il semble que l’univers mental soit sujet à une pulvérulence analogue, poreux en quelque sorte, et donc facile à contaminer. Il n’est pas exclu que cette hantise de la propagation se retrouve, inversée, dans les allusions répétées à un certain hygiénisme conquérant au début du XXe siècle, ou encore dans le thème apparemment inoffensif du lait, boisson de santé et de croissance dont l’entreprise Bertin-Galay veut dominer le marché.

Enfin, le diable dont il est question ici n’agit pas seul. Dans les deux romans sont tressés des réseaux de complicité occulte, qui se disputent le pouvoir. Le récit frôle parfois les stéréotypes du roman d’espionnage. C’est pourquoi la trilogie d’Anne-Marie Garat s’inscrit dans la tradition qu’analyse Brigitte Krulic quand elle rattache le genre historique à un éloge de la conspiration :

Le mythe de la conspiration a ainsi le mérite de fournir tout à la fois un système d’interprétation fondé sur une causalité diabolique d’autant plus opératoire qu’elle fonctionne selon un schéma manichéen – l’esprit de vie, l’esprit de mort, la liberté/le despotisme –, un principe d’action politique – identifier et dénoncer les conspirateurs – et une raison d’espérer et de se rassurer[26].

Il est vrai que l’univers romanesque d’Anne-Marie Garat, en dépit d’un certain pessimisme, est parcouru d’un élan libérateur, dans la mesure où il est voué à la mise en scène d’une entreprise de réparation. Non seulement les individus et les familles doivent s’arracher à la mélancolie, mais l’écriture même est réparation : elle reprise partiellement les trous de mémoire tout en conservant des zones d’ombre et d’ambiguïté irréductibles, elle chevauche les pouvoirs de l’imaginaire pour donner sens au chaos. La construction séculaire sert à mettre l’histoire en perspective, si bien que, en une démarche ambivalente, le roman y révèle à la fois une continuité intelligible, qui fait sens, et les failles entre générations qui obturent ce sens. En outre certains personnages comme Gabrielle ou Étienne Louvain sont mandatés pour racheter, par leur présence lumineuse ou par leur engagement dans le monde, les atrocités de l’histoire et les méchancetés du destin. Dans un entretien accordé à Aliette Armel pour Le Magazine littéraire, l’auteure assume pleinement cette aspiration rédemptrice :

Au-delà du plaisir de raconter, ce qui m’intéresse, c’est d’interroger la monstruosité et le document du passé qui en est témoin […]. Nous sommes dans la main du diable, mais, à la négativité, j’oppose la puissance de l’énergie vitale, en réponse au nihilisme ambiant[27].

Le troisième volume de la série, Pense à demain, diffère considérablement des précédents, ne serait-ce que parce que la distance qui sépare le lecteur de l’époque où se situe l’action est beaucoup moindre. Le récit démarre en 1963, et il est suivi d’un épilogue qui s’étend jusqu’en 2010. Pour l’auteure, pour beaucoup de lecteurs, le monde de 1963 appartient à l’expérience vécue. Le délai d’environ 60 ans, nécessaire selon Walter Scott pour que l’on puisse parler de roman historique, n’est pas écoulé. De plus le recours aux archétypes du romanesque, bien que réel puisqu’il s’agit d’un récit de vengeance organisée, est moindre. Cette évolution est également sensible d’un point de vue stylistique, dans l’emploi de phrases plus tourmentées, et d’un point de vue psychologique, avec des analyses plus aigres.

Pourtant le projet, en parvenant à son terme, ne se modifie pas complètement. Il s’agit toujours d’exhumer de l’oubli, pour le liquider, un passé malade, de prendre en charge l’histoire qui s’est tronçonnée entre les expériences hétérogènes des générations successives. Cela afin de pouvoir « penser à demain », autrement dit vivre. Le titre est polysémique : au-delà de l’injonction qu’il comporte de se tourner vers l’avenir, ce titre invite aussi à penser au passé, car « Demain » est le surnom de Résistance d’un protagoniste mort. Penser à lui, penser à Demain, c’est accepter sa disparition et la vérité sur sa disparition, vérité que les autres personnages, chacun pour des raisons qui lui sont propres, ont cherché à occulter. Cette démarche relève elle aussi de la réparation, d’un apurement des comptes qui libérerait – peut-être – le XXIe siècle commençant du passif laissé par le précédent, et d’une proclamation du sens face aux menaces universelles de crise.


NOTES

[1] Anne-Marie Garat, Dans la main du diable, Arles, Actes Sud, 2006.

[2] Anne-Marie Garat, L’Enfant des ténèbres, Arles, Actes Sud, 2008.

[3] Anne-Marie Garat, Pense à demain, Arles, Actes Sud, 2010.

[4] Bruno Vercier, Dominique Viart, La littérature française au présent, Paris, Bordas, 2005, p. 126.

[5] Jean Rouaud, L’Imitation du bonheur, Paris, Gallimard, 2006.

[6] Hédi Kaddour, Waltenberg, Paris, Gallimard, 2005.

[7] Jacques Migozzi, Boulevards du populaire, Limoges, PULIM, 2005, cité par Delphine Peras, « Les mutations du roman populaire », dans Thierry Guichard, Christine Jérusalem, Boniface Mongo-Mboussa et alii, Le roman français contemporain, Paris, Culturesfrance éditions, 2007, p. 107-108.

[8] On reconnaît ici deux vers d’un poème d’Aragon, « La guerre et ce qui s’ensuivit », Le Roman inachevé, 1956, Paris, Gallimard (Poésie), p. 63.

[9] Dans la main du diable, p. 1285.

[10] Bruno Vercier, Dominique Viart, op. cit., p. 127.

[11] Dans la main du diable, p. 325.

[12] L’Enfant des ténèbres, p. 122.

[13] Dans la main du diable, p. 1287.

[14] L’Enfant des ténèbres, p. 14.

[15] L’Enfant des ténèbres, p. 12.

[16] Ibid., p. 27-28.

[17] L’Enfant des ténèbres, p.7.

[18] Dans la main du diable, p. 320.

[19] Brigitte Krulik, Fascination du roman historique : intrigues, héros et femmes fatales, Paris, Autrement, 2007, p. 67.

[20] L’Enfant des ténèbres, p. 9.

[21] Anne-Marie Garat, Une faim de loup : lecture du Petit chaperon rouge, Arles, Actes Sud, 2004.

[22] Dans la main du diable, p. 889.

[23] Dans la main du diable, p. 675.

[24] Opposition fréquente dans le récit, à tel point qu’un personnage porte pour surnom Monsieur Lange, en référence également à Renoir sans doute.

[25] Dans la main du diable, p. 736.

[26] Brigitte Krulik, op. cit., p. 212.

[27] Aliette Armel, « Trois questions à Anne-Marie Garat : Saga familiale et archives de l’infamie », Le Magazine littéraire, avril 2010.

La trilogie d’Anne-Marie Garat commencée en 2006 avec Dans la main du diable, poursuivie en 2008 avec L’Enfant des ténèbres, et achevée en 2010 avec Pense à demain, traverse le xxe siècle de part en part, de 1913 à 2010. L’écriture, qui opte pour l’ampleur et se réclame d’une puissante tradition romanesque, accorde en effet une place importante aux événements historiques majeurs ainsi qu’à leur contexte social. L‘année 1913, l’année 1933, l’année 1963 offrent trois points d’ancrage privilégiés pour interroger les récurrences et les ellipses de l’histoire. Le modèle du roman familial est utilisé pour évoquer, au travers de trois générations successives, le mouvement sans cesse contrarié de la mémoire. Isabelle Dangy se propose d’y observer le traitement romanesque de l’Histoire, et la lumière projetée par la double référence infernale à la figure d’Orphée et à la figure du Diable.

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Isabelle Dangy est l’auteure d’une thèse sur l’œuvre de Georges Perec, parue en 2002 chez Champion, portant plus particulièrement sur le thème de l’énigme. Elle s’intéresse à un large panel d’écrivains contemporains et aux problématiques que véhiculent leurs œuvres. Elle a consacré un certain nombre d’articles ou de communications à l’œuvre de Georges Perec, Jean Echenoz, Christian Gailly, Olivier Rolin, Patrick Modiano, Alain Fleischer, Anne-Marie Garat.











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