Figures de l’intériorité dans le roman contemporain (F. Bon, L. Mauvignier, J. Serena).
- Frédéric MARTIN-ACHARD [1] -
Ce travail est né d’un double constat : d’une part, les références à l’intériorité paraissent abondantes dans le roman contemporain ; d’autre part, on peut remarquer la présence importante d’une forme longtemps considérée comme la « voie royale » pour l’exploration de la vie psychique, emblématique d’une littérature tournée vers l’expression de la pensée : le monologue intérieur. En effet, de nombreux romans de ces vingt dernières années sont formés d’un seul monologue qui en constitue l’intégralité ou alors de monologues alternés sans instance narrative surplombante. Il semblerait qu’on assiste, depuis le début des années 1980, à une refondation du monologue romanesque, qui s’appuierait sur une croyance renouvelée dans la notion, longtemps décriée, d’intériorité. Si l’on peut sans doute parler de résurgence, la forme du monologue intérieur, tout comme l’opposition métaphorique entre intérieur et extérieur qui la sous-tend, subissent une série d’altérations et d’hybridations. Ces transformations concernent aussi bien les liens entre pensée et langage, la question de l’identité et du rapport à soi que les types d’individus qui monologuent. Mon projet n’ayant pas pour ambition de faire une cartographie ou un panorama des différents usages du monologue dans le roman contemporain, je me concentrerai sur trois auteurs : François Bon, Laurent Mauvignier et Jacques Serena. Les œuvres de ces trois écrivains constituent un corpus cohérent et homogène en ce qu’elles partagent le travail d’une forme, un certain nombre de similitudes stylistiques et énonciatives, un attrait pour l’intériorité, mais aussi une préoccupation sociale, un intérêt pour les personnages marginaux et déclassés[2].
Par « monologue intérieur », je désignerai le discours mental d’un personnage, c’est-à-dire une fiction de transcription de la pensée d’un personnage à la première personne et au présent immédiat. L’appellation « monologue intérieur » dissimule en fait deux questions : celle du discours sans destinataire et celle de l’intériorité. Sur ces deux questions, les romans de François Bon, Laurent Mauvignier et Jacques Serena opèrent une série de déplacements. Pour le dire un peu abruptement, ces fictions mentales paraissent moins monologiques et moins intérieures que le modèle « canonique » proposé par le dernier chapitre d’Ulysse de Joyce dans l’entre-deux-guerres. Tout d’abord, force est de constater que le locuteur du monologue n’est plus aussi seul qu’auparavant. En effet, il parle souvent avec autrui, non pas au sens d’une réelle interlocution, d’un véritable dialogue, mais d’une forme de dialogisme : avec les mots d’autrui, locutions empruntées à un autre, lieux communs, sociolectes. Ensuite, le monologue n’est plus l’expression triomphale d’un je qui se prend pour seul allocutaire. Toute une série de perturbations au niveau de l’énonciation viennent complexifier la fiction d’un discours sans destinataire : le je est aliéné et entre régulièrement en concurrence avec un nous et un on impersonnel. Le personnage est pris dans un va-et-vient entre son identité propre et une forme de dissolution dans le collectif ; de même, il oscille entre un point de vue à la première et un point de vue à la troisième personne pour se désigner. Mais c’est surtout l’énallage du je au tu qui introduit une forme d’adresse, ou plutôt crée un « effet d’adresse », étant entendu que la deuxième personne vaut pour une première. Ainsi, au recul du sujet, à son évidement partiel dans le monologue, correspond une avancée de la question sociale. Les monologues se présentent davantage comme une appréhension polyphonique et intersubjective du réel que comme l’expression d’une subjectivité pensante. La parole incontinente des personnages jaillit d’un entre-deux qui n’est ni entièrement une intériorité individuelle, ni un lieu extérieur et impersonnel.
Si le sujet n’occupe plus aussi facilement une position réflexive, c’est parce qu’il s’est partiellement évidé, qu’il a perdu une partie de sa consistance ; le locuteur du monologue entretient désormais un rapport problématique avec son intériorité. Il est évident qu’entre l’apparition du monologue intérieur en plein symbolisme, son développement et épanouissement dans les années 1920 et son réinvestissement dans les fictions mentales postmodernes, le changement de paradigme est complet : ainsi, et pour le dire rapidement, le nouvel essor d’une forme, originellement dédiée à l’expression de l’intériorité, peut sembler paradoxal après la dénonciation du mythe de l’intériorité par tout un pan de la philosophie au XXe siècle. En effet, l’idée même d’une localisation de la pensée dans une intériorité subjective a été remise en question par la philosophie de Wittgenstein, relayée par Bouveresse ; de même la volonté de transmettre à autrui une expérience intime, d’exprimer dans le langage commun un objet mental privé, serait nécessairement vouée à l’échec, toute expérience privée étant par définition considérée comme incommunicable[3]. Ce paradigme apparaît radicalement différent de celui qui prévaut à la fin des années 1880[4], lorsque les discours dominants sont ceux de la philosophie de la conscience et de la psychologie, deux disciplines qui tendent d’ailleurs en partie à se confondre[5]. Sur un plan esthétique, Laurent Jenny a montré que le trajet des avant-gardes littéraires de la génération symboliste de 1885 à 1935 pouvait se comprendre comme une conquête progressive de l’extériorité. Le « grand mythe de l’intériorité », mot d’ordre de la poésie symboliste, aboutit avec le modernisme, puis le surréalisme à « une extériorisation de la “pensée” en une forme de “lieu pensant”[6] ». Entre sa fin proclamée par la critique et son mythe affirmé par la philosophie, la notion d’intériorité comme siège de la subjectivité pensante est devenue équivoque ; elle semble toutefois persister dans de nombreux romans contemporains, mais précisément en tant qu’elle est problématique. Pour comprendre cette permanence, dans un premier temps, je dégagerai les motifs, les représentations métaphoriques et les idées qui lui servent de soubassement théorique. Dans un second temps, j’examinerai leurs métamorphoses chez Bon, Mauvignier et Serena. Il ne s’agit donc pas tant de suivre l’évolution de la forme du monologue que celle des imaginaires de l’intériorité qui l’accompagnent et l’orientent.
Au début du chapitre des Misérables intitulé « Une tempête sous un crâne », le narrateur hugolien concède comme à regret : « Il faut bien que nous rendions compte des choses qui s’accomplissaient dans cette âme, et nous ne pouvons dire que ce qui y était[7]. » C’est presque à contrecœur qu’il manifeste une forme de pouvoir absolu du roman – ou plutôt du narrateur romanesque – qui scrute la vie intérieure de ses personnages, donne accès aux pensées les plus intimes et les plus inaccessibles d’un individu autre que lui-même. Ce don a été abondamment commenté par la critique. Dans Conscience et roman, Jean-Louis Chrétien l’appelle cardiognosie, c’est-à-dire la faculté de scruter les cœurs, considérant le « cœur » biblique comme la condition de possibilité de l’intériorité romanesque[8]. Le roman permet cette expérience inouïe, absolument impossible dans le monde réel, qui consiste à observer dans sa totalité une autre conscience. Pour Jean-Louis Chrétien, « [e]n nous donnant accès à ce à quoi il n’y a pas d’accès direct, à ce dont elle est le seul chemin, la fiction accède à la plénitude de son essence[9] ». Ce constat récent était déjà celui de plusieurs théoriciens de la fiction et du roman en particulier. Käte Hamburger faisait du récit à la troisième personne livrant les expériences subjectives intimes de ses personnages la quiddité de la fiction. C’est par la représentation de la vie intérieure des personnages que la fiction se distingue de la réalité et qu’elle élabore un Schein, un semblant, d’un autre ordre[10]. Quelques années plus tard, Dorrit Cohn s’inscrit dans la continuité des travaux de la théoricienne allemande en reconnaissant dans la révélation des pensées et de la vie secrète des individus un décrochage par rapport à l’univers quotidien ou historique réel. Et ce décrochage représente le « propre de la fiction[11] ». Cette omniscience du narrateur, capable, comme le Diable Boiteux, de soulever les enveloppes crâniennes pour voir ce qui s’y trouve, de sonder les âmes et les cœurs, n’est plus celle du narrateur ou du romancier contemporain. Toutefois, l’idéal de transparence demeure, ainsi que la localisation métaphorique de la vérité intime de l’être dans l’intériorité, comme l’illustre ce passage d’Un fait divers de François Bon :
Comme on voudrait parce qu’on n’a plus rien d’autre s’enlever sa peau à soi, évider ses entrailles ou s’ouvrir enfin le crâne pour qu’un autre connaisse la vérité de soi-même : frapper et faire violence ce n’était pas plus que se frapper soi-même et dire la violence que sur soi on porte jusqu’à la blessure. […] Parce que soi-même en frappant on s’est ouvert le ventre et qu’on s’est vu à l’intérieur. Découvrir qu’au plus profond de soi s’est lovée, sans qu’on n’en sache rien, la capacité du pire et qu’elle ne fait pas de nous un homme autre que les hommes ordinaires (et les rêves qu’on a, encore et encore, où c’est soi-même qu’on déchire)[12].
De ce bref extrait du monologue d’Arne, le meurtrier, on peut d’emblée tirer quelques enseignements. Tout d’abord, le monologue du meurtrier est sous-tendu par l’image qui fait de l’intériorité le centre de la vie psychique, et donc le noyau de la personnalité de l’individu. Voir en soi, selon le personnage de François Bon, c’est se voir tel qu’on est réellement. Ensuite, cette vie intime semble stratifiée, constituée de plusieurs couches, c’est-à-dire dotée d’une forme de profondeur. Si l’on en croit Arne, non seulement la vérité de l’individu se situe dans sa vie intérieure, mais c’est au plus profond de soi qu’elle réside. Enfin, il est possible d’accéder à cette vérité intime et profonde, de se connaître véritablement par une forme d’introspection. Même si c’est ici une expérience extrême de la violence qui sert de révélateur – il tue un inconnu en le frappant avec un tournevis –, le texte semble adhérer à l’idée que l’individu peut se découvrir par le biais d’un regard interne.
Toutefois, la différence fondamentale entre la tempête sous le crâne de Valjean et celle sous le crâne d’Arne réside dans leur accessibilité à autrui et repose sur des critères à la fois narratologique et cognitif. Sur le plan narratif, l’usage du monologue intérieur autonome ou de plusieurs monologues alternés fait disparaître le narrateur au profit de la seule voix du personnage. Le dispositif d’Un fait divers, empreint de théâtralité, rend manifeste cette absence de régie narrative, provoquée par la perte d’une instance surplombante[13]. En l’absence d’un narrateur omnipotent, apte à sonder les âmes des différents personnages, c’est à ces derniers que revient la tâche de « rendre compte des choses qui s’accompliss[ent] dans [leur] âme ». La confrontation de cet extrait d’Un fait divers à l’exemple hugolien ne sous-entend pas qu’une rupture se situerait entre Hugo et Bon[14], elle permet en revanche de mettre en évidence un basculement cognitif entre deux techniques fondamentales de restitution littéraire de la vie intérieure, celle que Dorrit Cohn nomme le psycho-récit[15] d’une part et le monologue intérieur d’autre part. Tandis que la première forme suppose une transparence de la conscience à autrui ou, du moins, à un narrateur omniscient, la seconde postule que seul le personnage est autorisé à pratiquer la « cardiognosie » et que, partant, la fiction est tributaire de sa faculté à saisir et verbaliser les méandres de sa propre vie psychique. En l’absence d’un Diable Boiteux, Arne fantasme – et au vue de la violence du personnage, il serait légitime de craindre qu’il ne s’agisse pas uniquement d’un fantasme – de s’ouvrir lui-même le crâne pour donner à voir sa vérité intime. Ce qui est ici refusé, et que le narrateur hugolien s’autorisait, c’est la faculté d’extérioriser toutes ses émotions, intentions et cognitions, de rendre les pensées intimes d’un individu accessibles à autrui ; c’est donc la possibilité de l’expression. Derrière cette transparence impossible, c’est l’échec de l’expression ou, à tout le moins, ses difficultés qui sont données à voir. Le monologue pose une différence irréductible entre la connaissance de soi et la connaissance d’autrui, ou plutôt entre une appréhension de l’individu à la première personne et une appréhension de l’autre à la troisième personne[16]. Le mal et la violence intime révélés à Arne lors du meurtre demeurent intransmissibles à autrui.
En situant métaphoriquement la vérité de l’être au plus profond de lui-même, en supposant un accès introspectif à cette vérité intime et en questionnant la possibilité ou l’impossibilité de la transmettre à autrui par l’expression, ce passage du monologue d’Arne condense la plupart des fondements philosophiques et psychologiques sur lesquels repose le concept d’intériorité en littérature dès la fin du XIXe siècle. Pour interroger la validité de la notion d’intériorité et des motifs qui l’accompagnent dans le roman monologué contemporain, je me propose de délimiter quatre postulats essentiels qui la fondent et d’en observer, par la suite, les avatars chez Bon, Mauvignier et Serena.
Le premier des postulats identifiés est celui qui veut que l’essence de la personnalité de l’individu, la vérité de son être se trouve dans sa vie intérieure. Pour le dire vite, ce principe, qu’on retrouve jusque dans le monologue d’Arne précédemment cité, est un héritage du mouvement littéraire allemand du Sturm und Drang et de la philosophie de Herder en particulier. Contre le rationalisme des Lumières, Herder professe que l’accès au sens des choses est intérieur, que la nature comme source de l’être peut être atteinte par une voix interne. Pour connaître la nature et le sens des choses, il faut donc découvrir et expliciter ce qui se passe en soi[17] ; et pour se réaliser pleinement en tant qu’individu, il faut trouver en soi sa différence, son originalité fondamentale et la manifester. Au cours du XVIIIe siècle apparaît donc une nouvelle forme d’individualité, liée à une conception moderne, post-augustinienne, de l’intériorité, où la position réflexive n’est pas le chemin privilégié vers la vérité divine, mais vers le centre de la vie personnelle et subjective. Mais c’est surtout au tournant des XIXe et XXe siècles qu’elle va se développer plus largement ; on la retrouve, mutatis mutandis, dans plusieurs aires linguistiques et géographiques, et en particulier chez trois penseurs majeurs : Henri Bergson, William James et Edmund Husserl. A la fin du XIXe siècle, c’est dans les premiers écrits de Bergson – et a fortiori dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience en 1889 – que cette idée d’un noyau interne de l’individualité trouvera son expression si ce n’est la plus aboutie, en tout cas la plus influente pour la littérature française. Dans son premier ouvrage, Bergson distingue deux « moi » : l’un extérieur et superficiel dont les états émotifs et perceptifs sont, pour ainsi dire, communs à tous, du « domaine public » ; l’autre intérieur, privé et personnel, dans lequel chacun est vraiment soi-même, pense, ressent et vit de façon absolument singulière.
Il y aurait donc enfin deux moi différents, dont l’un serait comme la projection extérieure de l’autre, sa représentation spatiale et pour ainsi dire sociale. Nous atteignons le premier par une réflexion approfondie, qui nous fait saisir nos états internes comme des êtres vivants, sans cesse en voie de formation […]. Mais les moments où nous nous ressaisissons ainsi nous-mêmes sont rares, et c'est pourquoi nous sommes rarement libres. La plupart du temps, nous vivons extérieurement à nous-mêmes, nous n'apercevons de notre moi que son fantôme décoloré, ombre que la pure durée projette dans l'espace homogène. Notre existence se déroule donc dans l'espace plutôt que dans le temps : nous vivons pour le monde extérieur plutôt que pour nous ; nous parlons plutôt que nous ne pensons ; nous « sommes agis » plutôt que nous n'agissons nous-mêmes. Agir librement, c'est reprendre possession de soi, c'est se replacer dans la pure durée[18].
Le noyau de l’individualité se situe dans les états de conscience internes ; on n’est vraiment moi qu’au plus profond de sa vie intérieure. Au plus intime se trouve ce que nous avons de plus personnel, de plus singulier, de plus individuel. Y accéder représente un ressaisissement de soi qui constitue pour le philosophe un acte de conquête de sa liberté. Le moi extérieur et social n’est qu’une projection fantomatique, spectrale, de la véritable personnalité.
L’identification entre l’intériorité et la subjectivité n’est pas le seul fait de Bergson. Pour William James également, la pensée est absolument personnelle, propriété inaliénable de l’individu. La théorie psychologique du philosophe américain repose sur l’opposition entre monde extérieur et vie intérieure, maintes fois réaffirmées : « le monde extérieur a eu ses négateurs, écrit-il, le monde intérieur n’en a point. Tout le monde admet une perception directe et immédiate de notre activité pensante, et une conscience interne distincte des objets extérieurs qu’elle connaît[19]. » À la dichotomie bergsonienne répond chez James une tripartition entre un moi matériel, un moi social et un moi spirituel qui, réunis, forment le moi naturel. Or, ce moi est multiple, infiniment changeant, mais le caractère irréductiblement personnel de la pensée en assure la pérennité, garantit l’identité de la personne. Et le sanctuaire de la vie du sujet, c’est la conscience de son activité psychique, la conscience de soi, l’exercice de la pensée. Le troisième discours sur lequel peut s’appuyer l’idée qu’une expérience interne fonde la subjectivité est la phénoménologie husserlienne. Dans les Méditations cartésiennes, Husserl postule l’existence d’une une vie pure de la conscience, qu’il est possible d’atteindre par une suspension volontaire du jugement, une mise entre parenthèses du monde objectif. L’épochè ou réduction phénoménologique représente pour Husserl « la méthode universelle et radicale par laquelle je me saisis comme moi pur, avec la vie de conscience pure qui m’est propre, vie dans et par laquelle le monde objectif tout entier existe pour moi, tel justement qu’il existe pour moi[20] ».
Indissociable du premier, le deuxième postulat le complète nécessairement : selon cette conception moderne de l’intériorité, la conscience est dotée d’une profondeur et s’étend par conséquent au-delà des limites de l’expression claire, comme l’explique Charles Taylor :
Le sens de la profondeur de l’espace intérieur est lié au sens que nous pouvons y descendre et ramener des choses à la surface. C’est ce que nous faisons lorsque nous donnons une formulation. […] La profondeur réside en cela qu’il y a toujours, inévitablement, quelque chose au-delà de notre pouvoir de formulation. Cette notion de profondeurs intérieures est par conséquent intrinsèquement liée à notre compréhension de nous-mêmes en tant qu’êtres expressifs qui formulent une source intérieure[21].
Ainsi se développe une représentation spatialisée, ou stratifiée, de l’esprit humain, selon laquelle il y aurait des couches profondes, hétérogènes, non verbales, dans notre conscience. Dans Un fait divers, le meurtrier découvre que la brutalité la plus extrême était tapie en lui à son insu, comme une part d’étrangeté ou d’obscurité. Le système psychologique bergsonien, on l’a vu, propose une distinction radicale entre deux types de moi, l’un superficiel, l’autre profond, et localise métaphoriquement la vérité de l’être dans les états profonds de la psyché. De même, la tripartition de James s’appuie sur une représentation spatiale de la conscience ; « il y a des degrés divers d’intériorité : nos émotions et nos désirs sont pour ainsi dire à des couches plus profondes que nos perceptions du monde extérieur ; de même nos décisions et nos volitions par rapport à nos processus intellectuels[22]. » Les types de vécus et d’actes psychiques déterminent leur situation au sein du moi spirituel. Tout comme pour Bergson, les perceptions représentent la partie émergée, superficielle, à laquelle succèdent les souvenirs, puis les « tendances » ou « habitudes motrices » liées à ces perceptions et souvenirs[23]. La philosophie bergsonienne postule l’existence d’une expérience interne directe et pure, qu’elle nomme la durée, délivrée de la médiation du langage et accessible par introspection ; ce regard intérieur, aussi appelé « effort d’intuition », Bergson en fait principalement un vecteur de connaissance intime de soi : « une connaissance intérieure, absolue, de la durée du moi par le moi lui-même est possible[24] », tandis que chez Husserl, on l’a vu, c’est la réduction phénoménologique ou épochè qui procure la capacité de se saisir comme « moi pur ». Le moi peut à tout moment porter un regard réflexif sur sa vie intérieure, il peut « l’observer, en expliciter ou en décrire le contenu[25] ».
Le troisième postulat commun à ces différentes conceptions théoriques de l’intériorité est l’idée que, dans les profondeurs du moi, la vie intérieure s’écoule de façon continue. Pour Bergson, la vie intime profonde et subjective est faite d’une succession d’états solidaires, inséparables, qui s’écoulent en un flux continu, si solidement organisés qu’on ne peut dire quand l’un finit et quand l’autre commence : c’est l’expérience de la durée. Les états internes s’entremêlent à tel point qu’il est impossible de les décrire sans les dénaturer : ils sont « qualité pure ». Cette métaphore du flux contient à la fois l’idée d’unité et celle de multiplicité :
[Le déroulement de la durée] ressemble par certains côtés à l’unité d’un mouvement qui progresse, par d’autres à une multiplicité d’états qui s’étalent, et [qu’]aucune métaphore ne peut rendre un des deux aspects sans sacrifier l’autre. […] La vie intérieure est tout cela à la fois, variété de qualités, continuité de progrès, unité de direction. On ne saurait la représenter par des images[26].
À cette expérience de la durée répond une autre description célèbre de la vie intime, celle du stream of consciousness, du courant de conscience de William James, dont la fortune littéraire sera considérable. « [D]es états de conscience vont s’avançant, s’écoulant et se succédant sans trêve en nous[27] », écrit le psychologue américain. Toute conscience personnelle est sensiblement continue ; les changements qualitatifs n’y sont jamais brusques, absolus, ce qui l’incite à parler « du courant de la pensée, de la conscience et de la vie subjective[28] ». Enfin, chez Husserl, on retrouve la tension entre unité et multiplicité et le caractère continu de l’écoulement de la vie psychique, ainsi que l’image du « courant » qui lui est corrélative. Pour le père de la phénoménologie, un état de conscience est lié à un autre par une « synthèse » ; ainsi chaque objet est donné à la conscience d’une façon continue comme une unité objective :
[E]t cela dans une multiplicité variable et multiforme d’aspects (modes de présentations) liés par des rapports déterminés. Ces modes ne sont pas, dans leur écoulement, une suite d’états vécus sans liaison entre eux. Ils s’écoulent, au contraire, dans l’unité d’une « synthèse », conformément à laquelle c’est toujours du même objet – en tant qu’il se présente – que nous prenons conscience [29].
Le courant de conscience forme la vie du moi, selon le philosophe allemand, et l’épochè unit l’individu à son moi pur. « La réduction transcendantale me lie au courant de mes états de conscience purs[30] », conclut-il. Si l’individu peut accéder à son moi pur ou faire l’expérience de la durée, encore faut-il savoir s’il pourra verbaliser la vérité intime à laquelle il a accédé. Bergson et James, reconnaissent l’existence d’une part non langagière dans l’activité du flux mental ; c’est même, selon le bergsonisme, l’essentiel de la pensée, de la vie de l’esprit, qui échappe au langage. Se pose alors la question de son extériorisation pour autrui, c’est-à-dire de son expression. Dans l’extrait précédemment cité d’Un fait divers, Arne formule le rêve d’une transparence impossible : s’ouvrir le crâne pour se montrer à autrui dans toute sa vérité. Mais ce fantasme, je l’ai dit, cache un refus de l’expression ou un constat d’échec de la visée expressive de la parole. Fondement de la question de l’intériorité en littérature, l’expressivité est le dernier des quatre principes théoriques qui la régissent.
Intrinsèquement liée à la conception moderne de l’intériorité, la question de l’expression en littérature peut être synthétisée en trois mouvements constitutifs : elle est d’abord l’extériorisation d’un contenu intérieur, le passage d’un dedans à un dehors. Ensuite, elle doit manifester un contenu subjectif, émotionnel. Enfin, elle est l’articulation, la figuration de ces contenus intérieurs par le langage[31]. La littérature expressive fait fréquemment référence à un contenu indicible, notamment sous forme d’un réseau métaphorique ; le langage est de l’ordre du pas assez : il existe toujours, dans les profondeurs de la vie subjective, une part qui excède en excède les limites. En toute logique, la littérature ne peut en donner qu’une figuration, traduction ou équivalent verbal ; mais elle ne cessera de faire allusion à cette part indicible de la vie de la conscience, sur un mode négatif ou métaphorique. Comme le dit Jacques Rancière, il s’agit de « trouver dans le visible le signe de l’invisible[32] ».
C’est assurément chez Husserl que le problème de l’expression est le plus intimement lié au monologue intérieur. S’interroger sur l’intériorité, pour le philosophe allemand, consiste avant tout à se poser la question de son expression, de sa possibilité ou non d’être transmise par le langage et de son rapport au langage commun. Dans sa lecture des Méditations cartésiennes et des Recherches logiques, Derrida pointe ce lien privilégié entre l’expression et le discours pour soi :
[C]’est dans un langage sans communication, dans un discours monologué, dans la voix absolument basse de la "vie solitaire de l’âme" (im eisamen Seelenleben) qu’il faut traquer la pureté inentamée de l’expression. Par un étrange paradoxe, le vouloir-dire n’isolerait la pureté concentrée de son ex-pressivité qu’au moment où serait suspendu le rapport à un certain dehors [33].
Dans le discours solitaire, l’existence empirique mondaine est mise entre parenthèse et nous ne nous servons plus de mots « réels », mais de mots « représentés ». Partant, on ne communique rien ; on se représente comme sujet parlant. Husserl opère donc, selon Derrida, une réduction au monologue intérieur pour trouver l’expression pure. Le langage est réduit à la pure expressivité lorsqu’il y a suspension du rapport à autrui. Si l’expression est aussi extériorisation pour Derrida, passage du dedans au dehors, ce « dehors » n’est en revanche pas nécessairement une extériorité réelle par rapport à la conscience. Ainsi, tout roman intégralement constitué d’un ou de plusieurs monologues intérieurs semble avoir partie liée avec ce paradigme expressif ; et a fortiori, lorsque les personnages font preuve de capacités d’introspection et d’extériorisation de contenus de conscience.
De l’apparition du monologue intérieur autonome avec Les Lauriers sont coupés de Dujardin en 1888 à son apogée dans les années 1920[34], ces postulats constituent un substrat théorique du monologue intérieur. Pendant cette période d’expérimentations formelles se mettent peu à peu en place les traits caractéristiques du monologue intérieur et se constitue un véritable « patron[35] » endophasique, c’est-à-dire une représentation imaginaire du langage intérieur, collectivement partagée. Par la suite, le monologue, d’une part, connaît une dissolution dans le romanesque pour devenir une technique parmi d’autres et se trouve pris, d’autre part, dans un mouvement d’extériorisation de son contenu, ainsi que de recul de l’intériorité et du sujet. Ce processus mène, d’un côté, à la perte de consistance presque totale du sujet de l’énonciation dont l’accomplissement pourrait être les pantins ventriloques de la trilogie beckettienne Malone meurt, Molloy et L’Innommable. De l’autre côté, l’extériorisation aboutit à ce que la critique appelle des « récits de voix », monologues proférés et adressés, fût-ce à un destinataire absent ou fictif, et dont Le Bavard de des Forêts, La Chute de Camus ou Les corps étrangers de Cayrol offrent des exemples paradigmatiques. Parallèlement, la notion d’intériorité est profondément remise en cause par Wittgenstein qui récuse non seulement la métaphore et le couple oppositionnel intérieur/extérieur qui la fondent, mais aussi la référence à une expérience privée pour expliquer la vie psychique. Sa fortune littéraire sera plus faible dans la seconde moitié du XXe siècle. C’est pourquoi on peut juger paradoxale la refondation du monologue intérieur au milieu des années 1980 et la résurgence de son corrélat : l’intériorité. Mais ces postulats sont convoqués chez Bon, Mauvignier et Serena pour être déplacés, bousculés, interrogés et la notion subit une série d’altérations.
En premier lieu, l’expressivité, le passage du dedans au dehors (que ce soit pour autrui ou pour le personnage lui-même, dans un « dehors interne »), est au centre de bien des monologues de Bon, Mauvignier et Serena, mais pour y être mise en doute, interrogée comme notion problématique. Le postulat expressif ne va pas de soi, il est questionné ; le monologue contemporain en explore les limites comme dans cet extrait de Loin d’eux :
[P]arce que tous les trois on ne sait pas dire les choses comme exactement on les pense, comme en chacun de nous elles se forment, toutes distinctes les unes des autres, toutes différentes et pourtant on sait qu’elles sont pareilles[36].
Se pose la question de la transformation de la pensée en langage et de son extériorisation, donc précisément de l’expression. Le constat formulé par le personnage de Mauvignier est celui d’un échec : il y a de l’incommunicable dans la pensée, de l’intraduisible par le langage. On rejoint en apparence Bergson, pour qui tout un pan de la vie de l’esprit demeure « inexprimable, parce que le langage ne saurait le saisir sans en fixer la mobilité, ni l’adapter à sa forme banale sans le faire tomber dans le domaine commun[37] ». La théorie psychologique bergsonienne condamne la langue, et par conséquent la littérature, à se cantonner aux phénomènes psychiques superficiels et immédiatement partageables ; « nous échouons, conclut-il, à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage[38]. » Ce parti-pris misologue, cette tradition qui déclare indicible la part la plus subjective de la pensée et la situe hors langage, n’est pas celle de Bon, Mauvignier ou Serena. L’inexprimable n’est pas métaphysique, imputable aux insuffisances du langage, mais lié à l’échec individuel des personnages. Le locuteur de Loin d’eux oscille entre une conception strictement personnelle, idiosyncrasique, de la pensée – et donc incommunicable comme telle par le langage – et une croyance dans le caractère universel des vécus psychiques, leur communautés entre eux. Mais cette certitude ne semble reposer sur rien, du moins pas sur la possibilité de confronter ces vécus à la verbalisation. En mettant en lumière les difficultés auxquelles se heurte le personnage qui cherche à extérioriser et partager ses états de conscience, le texte interroge les limites du monologue expressif.
La deuxième altération réside dans une forme d’opacité à soi-même, c’est-à-dire dans le fait que la vie première intérieure résiste au personnage lui-même. Le meurtrier d’Un fait divers semblait accéder à sa vérité intime, mais cette dernière restait intransmissible, inexprimable sauf à s’ouvrir le crâne. En revanche, pour certains locuteurs des romans monologués, l’espace mental est fondamentalement inaccessible ou incompréhensible, tandis que pour d’autres, il est fait d’obscurité, et le regard introspectif ne débouche que sur « un drôle de monde sous le crâne[39] ». C’est, par exemple, ce qui se dégage du monologue de Catherine dans Ceux d’à côté de Laurent Mauvignier :
Et alors on s’arrangerait pour dire que tout dedans, la vie intérieure c’était plein de borborygmes, de porc à l’aigre-doux et de brocolis pas cuits qu’il faudrait mastiquer longtemps, en attendant d’aller ailleurs que dans les prêts-à-emporter asiatiques, dans des endroits où on serait bien, au fond d’une salle aux lumières tamisées, pour prendre le temps et s’isoler du bruit, se dire, tiens, mon voyage ce sera d’aller vers moi, là où je ne sais pas que je suis[40].
Au-delà du caractère pour le moins surprenant de la métaphore culinaire, qu’on peut attribuer à la sphère imaginaire du personnage, ce qui se dit ici c’est le tumulte intérieur, l’absence de clarté : la vie intérieure serait faite de bruits informes, non verbaux, non signifiants. Le texte renvoie à une intériorité purement littérale et organique qui ne serait que celle des entrailles et non celle, métaphorique, de l’esprit. Dans tous les cas, le regard interne, s’il existe, ne débouche pas sur un éclaircissement et sur une connaissance immédiate de soi : le personnage ne se trouve pas, son moi semble lui échapper éternellement. L’espace mental, s’il échappe au personnage, peut aussi être considéré comme une menace, représenter un danger d’aliénation, d’enfermement ou d’enlisement comme le dit Jack, unique locuteur du monologue de Sous le néflier de Jacques Serena :
Rester seul à penser était en fin de compte aussi risqué que de sortir se jeter sur n’importe qui. Les autres nous fourvoyaient mais les pensées solitaires aussi, l’enlisement intérieur, se méfier de sa raison autant que de ses sens[41].
La solitude, avec ce qu’elle peut entraîner de ressassement, de sentiment de claustration dans la vie mentale, constitue le principal danger pour Jack ; coupé du monde, contraint à d’incessants allers-retours dans sa boîte crânienne, le personnage subit une forme d’aliénation intime puisqu’il considère que ses pensées se retournent contre lui, le trompent. Il n’est plus guidé ni par la raison ni par les sens, atteint par une forme de paranoïa comme la plupart des monologueurs de Serena. Ce clivage s’étend à son discours et plus précisément au refus de conjuguer comme en attestent les nombreux infinitifs (« rester seul », « se méfier »), et à l’impossibilité de dire je : le personnage se saisit comme un autre, à la troisième personne (« sa raison », « ses sens »). De ces quelques exemples, qui mériteraient assurément de plus amples développements, se dégage l’impression que la vie intérieure ne semble plus appartenir pleinement au sujet et que la connaissance de soi est rendue impossible. Ici, l’intime enlise l’individu, le maintient dans un enfermement paranoïaque, mais en d’autres occurrences, sa conscience lui échappe, déborde, n’est plus du tout maîtrisée.
Ceci me conduit au troisième point : l’étrangeté intérieure. Ce qui est prégnant dans ces monologues, c’est la difficulté d’avoir un for intérieur à soi. Les romans de Bon, Mauvignier et Serena, posent une série de questions qui toutes concernent l’identité et le rapport que l’individu entretient à son intériorité : qu’est-ce qu’être soi ? Comment distinguer son for intérieur et son discours intérieur de l’envahissante parole de l’autre et du tumulte extérieur ? Ou encore : qu’est-ce qu’avoir une pensée et une parole véritablement à soi ? Toutes ces questions feront l’objet d’un développement approfondi dans le cadre de ma recherche ; je me contenterai ici de mentionner deux exemples où le problème de l’identité personnelle est abordé de manière frontale par les textes. Le premier est tiré du monologue de l’aveugle dans Décor ciment de François Bon :
Enfermé dans sa pièce, et si longtemps dans sa tour, on s’encombre : on n’a plus pour soi que ces récits prêtés de la vie des autres, surfaces lisses et glacées qu’on ressasse. Ce n’est pas qu’on ait plus de mémoire : plutôt qu’en nous cela se vide : on a tellement de temps, pour tout rebâtir. Quelquefois même on s’en veut, de ne trouver en soi que cela, qui ne vous appartient pas[42].
Comme chez Serena, la dialectique entre intérieur et extérieur se retrouve transposée sur le plan de l’enfermement réel et cette claustration est double pour l’aveugle, à la fois cloîtré dans une tour d’un grand ensemble de la banlieue parisienne et en partie coupé du monde extérieur du fait de son infirmité. La solitude de l’aveugle donne lieu à un inévitable repli sur soi, mais ce « soi » semble moins constitué par un fonds mémoriel et personnel que par les expériences rapportées par autrui, par « ces récits prêtés de la vie des autres ». La vie mentale se vide peu à peu de tout contenu authentiquement individuel ; le sujet recule et ce sont des voix hétérogènes qui prennent toute la place jusque dans son for intérieur. Sur le plan énonciatif, cela se manifeste par l’absence de je, remplacé ici par le pronom « on » impersonnel. Cette difficulté, voire cette incapacité à être soi, est parfois vécue sur le mode de la culpabilité. Si le sujet ne trouve rien en lui qui ne lui appartienne, on peut imaginer que c’est un individu qui, lui-même, ne s’appartient pas. C’est que l’intériorité est poreuse et non maîtrisée ; non seulement elle est ouverte à toutes les formes de présence d’autrui, mais elle est peut aussi se révéler débordante, excéder la frontière entre l’intérieur et l’extérieur qui tend à devenir de plus en plus ténue. Ainsi, le personnage de Raymond dans Calvaire des chiens confesse « avoir du mal parfois à distinguer sa vie intérieure de celle qu’on mène pour les autres[43] ».
Chez Bon et Mauvignier en particulier, cette identité tâtonnante se traduit sur le plan énonciatif par des monologues fortement dialogiques, accueillant tout type d’hétérogénéité discursive. La voix intérieure de chaque personnage est sans cesse parasitée, traversée par un discours qui ne lui appartient pas en propre. Il peut s’agir soit de stéréotypes, de locutions figées, d’une forme de déjà-dit social, soit des mots d’un autre personnage en particulier que le locuteur rapporte sciemment ou qui viennent s’interposer dans son discours. Dans les romans constitués de monologues alternés, la parole intérieure de chaque personnage constitue un tout formel, qui recueille en son sein toutes formes de discours rapportés (discours direct, discours indirect et discours indirect libre). L’enchaînement des discours, le partage des voix se fait de manière très fluide, en ayant recours à des formes mixtes, peu marquées, comme le style direct libre. Parfois l’enchâssement des propos est davantage souligné par l’emploi de l’indirect ou par la présence massive de marques typographiques cloisonnant les voix et séparant les énonciateurs. Comme on l’a vu précédemment, le rapport problématique que les personnages entretiennent avec leur identité et leur intériorité se manifeste aussi par la difficulté à dire je, par différentes stratégies pour éviter de conjuguer les verbes et d’affirmer sa subjectivité dans la langue. Ainsi, l’énonciation est perturbée par de nombreux énallages : le je individuel entre sans cesse en concurrence avec un tu, ou un nous collectif qui lui-même se transforme en un on impersonnel. Plus symptomatique encore d’une désubjectivation de l’énonciation, l’alternance entre la première et la troisième personne pour se désigner : « [c]omme si Brocq ne le savait pas, et que j’avais des sous pour me refaire un toit[44]. » La troisième et la première personne se réfèrent au même personnage, mais cette hésitation semble mettre en doute la coïncidence entre le je, limite du monde et point de vue sur le monde, et le nom propre qui désigne une personne réelle. Le personnage semble soit ne pas se reconnaître dans son propre nom, soit ne pas réussir à associer l’usage de la première personne et ce nom qui ne lui est plus tellement propre. Pour désigner cette non-coïncidence, Ricœur parle d’« aporie du sujet parlant[45] ».
Ces personnages flottants connaissent toutes sortes de non-coïncidences avec eux-mêmes. La voix qui monologue se fait le reflet de cette absence à soi, souvent sous forme d’un dédoublement énonciatif. Il est fréquent en effet que le personnage s’entende dire quelque chose, qu’il ne reconnaisse pas sa propre voix comme sienne, qu’il l’entende comme étant celle d’un autre. Le locuteur est traversé par une parole incontinente, un flux qu’il ne parvient par véritablement à maîtriser et dans lequel il lui est impossible de s’inscrire en tant que sujet. A contrario, le personnage qui cherche à se ressaisir, à se réaffirmer, ne trouve en lui qu’une forme de discordance, d’étrangeté intérieure. Parfois sur un mode humoristique, comme dans L’acrobate de Serena, lorsque le personnage évoque le moment où, après une crise, il tente de reprendre ses esprits, et conclut : « je reviens à moi […]. Je ne me manquais pas[46]. » Le monologue oscille entre une forme d’aliénation intime, un clivage intérieur et une identité trouble, évanescente, sans consistance :
À ma décharge, je pense que devait vaguement flotter au fond de moi l’idée que je n’allais pas m’éterniser, cette blague n’avait déjà que trop duré. De là à savoir si c’est parce que je m’intéressais peu à moi que je ne ressemblais à rien ou si c’est parce que je ne ressemblais à rien que je m’intéressais peu. Un peu des deux, je dirais, une chose en entraînant une autre. […] Longtemps que je m’étais perdu de vue[47].
La présence du personnage est mise en doute jusqu’à la possibilité même qu’il ait un corps ; les êtres des romans de Serena finissent par douter de leur propre existence charnelle, par n’être plus de que des personnages au sens étymologique du terme, c’est-à-dire des masques au travers desquels passe une voix qui ne cesse de s’interroger. Cette dépersonnalisation, cette dépossession de soi, guette toutes les figures qui peuplent les romans de Bon, Mauvignier et Serena. L’individu n’y est pas une monade, il ne peut être compris que dans son rapport à autrui. La vie intérieure est opaque, incompréhensible, si l’on ne résout pas à faire la part de l’autre dans le for intérieur de chacun.
Enfin, pour restituer le caractère continu de la vie mentale, le monologue contemporain aura tendance à renforcer le sentiment de continuité du discours par un recours privilégié à des effets de syntaxe et de ponctuation. Chez Mauvignier en particulier, l’idée de l’écoulement d’un flux de discours intérieur passe par une ponctuation faible, lâche ; la virgule remplace bien souvent le point, donnant ainsi l’impression d’un continuum entre les différentes représentations mentales du personnage. Contrairement aux modèles « canoniques » des écritures du flux – que l’on pense au dernier chapitre d’Ulysse de Joyce, aux monologues d’Ariane dans Belle du Seigneur d’Albert Cohen ou encore à H et Paradis de Sollers –, Laurent Mauvignier et François Bon, ne pratiquent pas la déponctuation, mais étirent la phrase à l’aide de nombreuses virgules[48], accumulent les propositions, privilégient l’épanorthose et la digression pour conférer un caractère hésitant au monologue. Si l’image du flux n’est pas présente en tant que telle chez Bon, Serena ou Mauvignier, elle est métaphorisée dans une forme d’imaginaire machinique, comme ici dans Basse ville :
Attention, il faut que je fasse attention, on dirait que dans ma boîte crânienne défectueuse se remet chaotiquement en branle la noria, les récipients attachés à une chaîne, plongeant renversés et remontant pleins, attention, à partir d’une certaine dose de solitude on ne peut plus que plus ou moins aller et venir à l’intérieur de sa grotte crânienne[49].
La vie mentale est associée à une noria, où la chaîne infinie de la machine figure le caractère continu de la pensée. Dans cette métaphore de la « machine mentale » – déjà à l’œuvre, par exemple, dans La Modification de Butor[50] –, le choix d’une machine hydraulique n’est pas sans rappeler l’élément liquide, c’est-à-dire le caractère labile de la conscience. Mais, comme souvent chez Serena, quelque chose ne fonctionne pas, des ratés surviennent. La boîte crânienne est dite « défectueuse », et la machine se remet « chaotiquement » en marche. Il y a quelque chose d’incontrôlable, de l’ordre de la machine folle, donc d’une conscience qui échapperait au personnage lui-même, qui ne serait pas parfaitement maîtrisée. De plus, le fait qu’elle se « remette en branle » met en doute le caractère ininterrompu de l’activité mentale. Ainsi, la connaissance immédiate et évidente de soi par l’expérience interne semble refusée aux locuteurs de ces monologues, de même que la possibilité de l’expression. Il arrive que le personnage conserve un accès privilégié à la vie de son esprit, mais en regardant en soi, c’est souvent le vide, l’opacité, ou le tumulte qu’il découvre. Le flux de la vie mentale connaît des ratés, des chaos et l’individu qui pénètre au plus profond de son for intérieur pourrait bien y trouver une forme d’étrangeté, d’altérité constitutive du moi.
Frédéric Martin-Achard propose une étude du réinvestissement de la forme du monologue intérieur, quelque peu frappée d’obsolescence, par F. Bon, L. Mauvignier et J. Serena. Cette refondation s’accompagne de la résurgence du concept d’intériorité, pourtant dénoncé comme un « mythe » par Wittgenstein et ses commentateurs. Son objectif est d’identifier les motifs et figures (flux continu, profondeur, introspection) qui illustrent ce concept et leurs bases philosophiques, mais surtout d’en suivre les avatars dans certains monologues contemporains. Ainsi, l’intériorité apparaîtra comme le lieu de l’opacité, de l’aliénation ou de l’absence de maîtrise de soi.
S'OUVRIR LE CRÂNE
LES FONDEMENTS DE L'INTERIORITE
UN DRÔLE DE MONDE SOUS LE CRÂNE
Frédéric Martin-Achard, assistant à l’Université de Genève, prépare une thèse sur les formes, hybridations et fonctions du monologue intérieur chez Bon, Mauvignier et Serena. Sa recherche porte sur la problématique de l’intériorité, des liens entre pensée et langage et du rapport à soi chez des personnages en crise, mais aussi sur la tension entre l’intime et l’ouverture à la question sociale dans les monologues contemporains. Il est l’auteur d’articles sur Serena, Bon, ou encore Mauvignier.