L’événement dans la nouvelle contemporaine (domaines français, italien et américain) : stratégies d’écriture et réflexions sur le quotidien.
- Claire COLIN -
Je travaille depuis septembre 2008 sur la notion d’événement dans la nouvelle contemporaine, à travers un corpus de recueils publiés à partir de 1980. La date marque le début d’une période longtemps qualifiée, dans le discours de la critique contemporaine, de « retour au récit[1] », expression modifiée depuis (car au fond, il y a toujours eu récit, même au plus fort du Nouveau Roman par exemple) en « refondation du récit ». Cette refondation voit la réhabilitation, après des années d’avant-garde et d’expérimentations littéraires, d’éléments longtemps placés sous le poids du soupçon – le personnage, l’intrigue, le réalisme – sans qu’il s’agisse pour autant d’un simple retour à une confiance candide dans le récit, oublieuse des pratiques d’écriture d’un passé encore tout récent. Comme le souligne René Audet, « le travail d’apaisement du style et des procédés formels, si l’on puit [sic] dire, qui caractérise les écritures contemporaines n’est assurément pas le gage d’un assujettissement du texte au modèle canonique du récit ». Il s’agit donc pour moi d’interroger les pratiques actuelles du récit dans le genre de la nouvelle, habituellement négligé dans le domaine des études universitaires, afin de déterminer quelques caractéristiques de cette « refondation du récit ».
La notion d’événement offre dès lors un point d’approche idéal pour cette étude. D’abord, en ce que nouvelle et événement sont intimement liés, la nouvelle étant traditionnellement articulée autour d’un ou quelques faits brefs : « Une nouvelle est-elle autre chose qu’un événement inouï qui a lieu[2] ? » affirme ainsi dès 1827 Goethe, tandis que Camille Dumoulié, reprenant les analyses de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux[3], titre l’un de ses articles « La nouvelle : genre de l’événement[4] ». Ensuite, parce que l’événement permet une double interrogation dans l’analyse des textes. D’une part, une interrogation de nature narratologique : comment l’événement est-il amené, narré dans le récit bref contemporain ? Comment organise-t-il le récit – s’il l’organise ? Dans l’un de ses ouvrages consacrés à la notion, L’événement et le monde[5], Claude Romano définit l’événement comme ce qui vient bouleverser radicalement et irrémédiablement la vie d’un individu, à l’instar d’un météore fulgurant, sans possibilité d’être anticipé ou bien expliqué : le philosophe donne comme exemple la rencontre amoureuse. La nouvelle classique, celle d’un Guy de Maupassant ou d’un Giovanni Verga, illustre souvent cette force de l’événement dans la structure du récit, comme le souligne Florence Goyet dans son étude consacrée au récit bref au tournant du siècle dernier[6]. Le récit s’y organise souvent autour d’un temps fort, qui articule de cette façon deux séquences antithétiques (comme une situation initiale positive à laquelle succède une situation finale au contraire dysphorique). Or l’événement occupe-t-il toujours les mêmes fonctions organisatrices fortes dans la nouvelle contemporaine ? D’autre part, la notion d’événement permet une réflexion d’ordre anthropologique. En effet, analyser la nouvelle par le biais de l’événement implique d’avoir conscience des modifications qu’a pu connaître la notion tout au long du XXe siècle, en rapport avec les bouleversements d’une époque, en particulier la démultiplication des médias. En rendant omniprésent l’événement, ces derniers lui ont fait perdre de sa force intrinsèque. Répété, renouvelé chaque jour, sinon chaque heure, l’événement n’a plus le même impact : il est « nivelé », pour reprendre une expression de Claude Romano[7], et devient en quelque sorte une habitude. La justification de l’événement comme concept pour une analyse anthropologique du texte se fait dès lors que l’on parvient à saisir dans le récit cette modification du traitement de l’événement.
Je me propose de montrer comment, dans mon corpus, cette évolution du texte narratif bref tout comme de la représentation de l’événement et du monde contemporain qu’il reflète se placent sous le signe de l’évidement, du manque et de la perte. La nouvelle contemporaine inscrit à travers le fait qui advient un vide, une lacune dans son histoire, mais cette lacune n’est pas pour autant dramatisée, mise en valeur ; malgré la position centrale qu’elle peut occuper et les dysfonctionnements qu’elle entraîne dans la trame de l’histoire, elle ne suscite pas les réactions attendues des personnages (interrogations ou lancement d’une quête pour combler ces manques par exemple). L’indétermination règne mais elle est placée, paradoxalement, sous le signe de l’atténuation, malgré le vide qui hante tout le texte. Celui-ci fait désormais comme partie intégrante du paysage quotidien. Outre l’écriture de la nouvelle hantée par la lacune, l’événement en lui-même est particulièrement révélateur de cette force du manque. En effet, dans le corpus que j’ai choisi, la notion est elle aussi, selon moi, fortement marquée par un « évidement[8] », au sens où l’événement advient, mais sa puissance est atténuée, sa portée remise en question, par le biais de différentes modalités.
Mon corpus principal est à ce jour constitué de neuf recueils français, italiens et américains. Outre la date de 1980 comme borne temporelle pour la publication des œuvres et une véritable reconnaissance littéraire et universitaire, d’autres critères ont été mis en place pour élaborer le corpus : l’intérêt du traitement de l’événement dans le texte ; la forte prédominance du quotidien dans le récit, susceptible de saisir au mieux l’évolution de l’événement (celui-ci vient-il toujours briser ou non la routine, la monotonie d’une existence ?). J’ai donc sélectionné, dans le domaine américain Nouvelles du 14ème (Fourteen Stories) de Stephen Dixon[9] [1980] et Les vitamines du bonheur (Cathedral) de Raymond Carver[10] [1983] ; dans le domaine français La ronde et autres faits divers de Jean-Marie-Gustave Le Clézio[11] [1982], Cœur blanc de Richard Millet[12] [1994] et Microfictions de Régis Jauffret[13] [2007] ; enfin, dans le domaine italien Le jeu de l’envers (Il gioco del rovescio) d’Antonio Tabucchi [14] [1981], Narrateurs des plaines (Narratori delle pianure) de Gianni Celati [15] (1985), L’amour des adultes (L’amore degli adulti) de Claudio Piersanti [16] [1989] et Woobinda d’Aldo Nove[17] [1996].
Actuellement, mon travail de recherche se divise en trois axes : le premier, baptisé « l’évidement », tente de déterminer les diverses modalités de l’événement présent dans le texte, souvent caractérisé par ce que je qualifie pour l’heure de « présence/absence », au sens où l’événement survient dans le récit, sans pour autant avoir un véritable impact sur les sujets à qui il advient. La structure de l’intrigue peut elle aussi montrer cet évidement. La seconde partie porte pour l’instant le nom de « désengagement » : il s’agit de démontrer comment la construction et le traitement des personnages et/ou du narrateur sont affectés par l’événement, en ce qu’ils se sentent pas concernés par les événements qui leur adviennent pourtant en propre, comme s’ils étaient eux aussi évidés de l’intérieur. Dès lors, une réflexion sur le lecteur s’impose : est-il lui aussi touché par ce désengagement ou bien davantage convoqué par la lecture de la nouvelle ? Quel nouveau pacte de lecture se noue à travers le traitement de l’événement – si le pacte est encore possible ? Enfin, la troisième partie, consacrée au « dysfonctionnement », tente de montrer en quoi les nouvelles, tant dans l’événement qu’elles relatent, et à travers cet événement le monde reflété, que dans la poétique même du récit bref qu’elles montrent, interrogent l’idée de stabilité, de repères et de traditions, fortement remis en cause par les récits.
Les présences de l’événement dans les nouvelles contemporaines que j’étudie s’organisent actuellement dans mon travail en deux pôles apparemment opposés, celui de la « réserve » et celui de l’« excès ». Ils finissent néanmoins par se rejoindre dans les conséquences que ces événements peuvent avoir sur la vision offerte du quotidien où ils adviennent.
Par « réserve », nous entendons les événements qui, selon le jeu de différentes modalités, semblent comme retenus dans leur accomplissement, dans leur impact sur le réel, sur les personnages qui les éprouvent. Carver, Celati, Piersanti, Millet et en partie Le Clézio appartiennent à ce premier pôle. L’événement minime est sans doute la modalité première dans cette réserve de l’événement : le fait est là, mais il est tellement anodin que l’on peut s’interroger sur son statut d’événement, tout du moins sur sa capacité à perturber le quotidien ou bien parce qu’il peine à se dégager de l’ensemble où il survient, tant il est anecdotique, ou bien parce qu’il devient lui-même routinier. Ainsi la nouvelle de Celati « Le temps qui passe » (« Tempo che passa ») relate le trajet quotidien d’une femme en voiture : rien d’extraordinaire ne survient, il s’agit simplement de décrire le spectacle vu depuis les vitres. « Attention » (« Careful ») de Carver montre un déplacement encore plus conséquent : l’anodin (une oreille qui se bouche) devient paradoxalement l’événement central de la nouvelle, reléguant à l’arrière-plan d’autres faits plus importants, tout du moins au potentiel dramatique plus conséquent (le malaise de la logeuse ; la visite d’Inez, la femme de Lloyd, qui souhaiterait « discuter » avec lui). Le fait anodin devient de cette façon le seul à faire l’objet d’un développement narratif.
L’événement explicitement absent dans la nouvelle est aussi une modalité du pôle de la réserve : par le biais de l’ellipse dans la construction narrative, de la paralipse dans le discours du narrateur, de l’attente jamais comblée, l’événement n’est présent qu’en négatif, au sens où il est évoqué, par bribes, mais jamais entièrement concrétisé, jamais complètement inscrit dans la trame de l’histoire. La nouvelle « Le jeu de l’envers » (« Il gioco del rovescio ») de Tabucchi relate ainsi l’histoire d’un homme qui apprend la mort au Portugal d’une femme autrefois aimée et admirée, et qui dirigeait un réseau de résistance clandestine au temps de la dictature de Salazar. Toutefois, malgré ses démarches, jamais le narrateur ne pourra voir le cadavre de cette femme (dont la mort – naturelle ou bien provoquée ? – reste indéterminée), ni assister à la cérémonie funèbre. L’événement de la mort, même s’il est au centre de la narration, est donc comme masqué par ces entraves.
D’autres modalités peuvent être relevées : l’indétermination inscrit l’événement dans le texte sans que personne ne puisse déterminer les « contours » réels du fait, comprendre la nature exacte de ce qui advient ; la distanciation montre une atténuation, une sourdine de l’événement, comme dans les nouvelles de Millet, « L’élève Bérénice » ou « Octavian », où la relation sexuelle entre les personnages ne peut advenir que sous la modalité de la trace (au sens où la relation sexuelle n’advient pas par la rencontre simultanée de deux corps, mais au contraire de façon différée, puisque l’un des deux personnages n’a de contact physique avec l’autre qu’en se couchant dans le lit où il/elle a laissé l’empreinte de son corps). Dans les deux cas, ces modalités inscrivent bien aussi une présence/absence de l’événement puisque celui-ci advient dans le texte, et reste central dans l’intrigue, sans pour autant être pleinement présent.
Enfin, certaines nouvelles de Le Clézio montrent une dernière modalité possible, à savoir le dépassement du quotidien par le biais du mythe : « L’échappé » met en scène Tayar, évadé d’une prison, en fuite dans un paysage désertique du Sud de la France, traqué par la police, tenaillé par la faim, la soif, la douleur. Le récit entremêle passé et présent, qui finissent par se confondre, tandis que les circonstances de l’évasion, les raisons de l’emprisonnement du personnage, si elles sont évoquées par moments, restent toujours floues. En fin de compte le texte ne relate en rien un fait divers, qui soulignerait la singularité d’une vie, l’originalité d’un destin, et surtout se situerait dans le temps des hommes. Il s’inscrit dans une autre temporalité, celle de l’éternité de la condition humaine, placée sous le signe de la souffrance, que souligne la confusion des temps (le passé et le présent, qui montrent tous deux, dans des circonstances différentes, Tayar poursuivi et affaibli par la faim et la soif). De ce fait, l’événement ne vient rien bouleverser puisque le lot de l’humanité est en réalité identique depuis la nuit des temps.
Le pôle de la réserve montre donc des modalités qui travaillent l’événement de manière à démontrer sa difficulté, sinon son impossibilité, d’advenir avec fracas, de déchirer la surface tranquille du quotidien. À l’inverse, le pôle de l’excès, représenté avant tout par les recueils d’Aldo Nove et Régis Jauffret, mais aussi certaines nouvelles de Le Clézio, montre des événements qui ne se placent en rien sous le signe de la discrétion : viols, meurtres, tortures, morts violentes dans des accidents ou des destructions d’édifices sont relatés dans ces textes. Toutefois un paradoxe apparaît rapidement : l’événement qui survient, malgré toute la violence qui le caractérise, ne parvient pas à bouleverser le quotidien ; il semble au contraire y être dorénavant englobé, l’extraordinaire faisant désormais partie de l’ordinaire. Ainsi, dans « La plage de Saint-François », le narrateur trouve en rentrant du travail sa famille assassinée dans des conditions atroces. Néanmoins, l’événement n’affecte pas vraiment le quotidien de l’homme, sinon qu’il part dormir à l’hôtel pour être plus reposé en prévision de la réunion du lendemain. Une véritable réflexion sur la notion de fait divers s’engage de ce fait à travers ces recueils, et tout particulièrement sur la tendance au nivellement du fait divers, à l’évacuation de son sens au profit avant tout du spectacle qu’a pu entraîner la démultiplication des médias tout au long du XXe siècle. Woobinda de Nove est peut-être le recueil qui pousse le plus loin la réflexion à ce sujet, car le livre est tout entier inspiré par la télévision italienne des années 80-90. Des nouvelles comme « Vermicino » ou « Le massacre de la rue Palestro » (« La strage di via Palestro ») montrent ainsi comment l’événement en lui-même (la mort d’un enfant tombé au fond d’un puits dans « Vermicino », un attentat terroriste dans « Le massacre de la rue Palestro », deux faits advenus réellement dans l’histoire italienne) n’a plus de véritable importance, le spectacle assuré par la télévision devenant le centre d’intérêt principal : « En circulant au milieu des gens, je regardais les ruines et j’étais triste, mais moins qu’en regardant la télévision, car à la télévision tout semble plus vrai[18] », explique ainsi le protagoniste, démontrant le vide qui habite désormais l’événement, nivelé par la révolution médiatique, puisque seul le spectacle semble compter aux yeux des personnages. Aussi, paradoxalement, le pôle de l’excès et celui de la réserve finissent par se rejoindre, en ce que tous deux montrent en fin de compte un événement atténué, diminué. Qu’il soit violent ou au contraire en sourdine, le fait ne vient plus bouleverser le quotidien : au contraire, il est englobé par le quotidien, gagné de ce fait par le néant[19].
Outre la mise en place d’une typologie de l’événement dans mon corpus de nouvelles, la notion d’évidement permet également de déterminer les différentes stratégies narratives mises en œuvre par les auteurs pour raconter l’événement. Un certain académisme n’est pas absent dans les nouvelles étudiées, et tout particulièrement du côté français, où le canon de la nouvelle classique, qui prévoit notamment une chute finale venant bouleverser tout l’édifice narratif, règne encore. Toutefois ce type de structure est loin d’être général, même dans les recueils français, et d’autres stratégies narratives peuvent se mette en place pour montrer quelles peuvent être les différentes façons de raconter aujourd’hui l’événement.
On peut encore une fois retrouver deux tendances opposées dans la structure du texte, rappelant celles de la typologie précédemment évoquée : d’un côté une absence de point d’acmé dans la narration, entraînant une sorte d’effilochement des épisodes qui ne trouvent pas à s’organiser autour d’un pôle significatif ; de l’autre, au contraire, une dramatisation très forte mais qui s’épuise très rapidement, sans être un point de structure pour le reste du récit. L’absence de dramatisation est ainsi particulièrement présente dans nombre de nouvelles de Celati, où tous les faits sont placés au même plan dans le récit, sans que l’un d’entre eux soit véritablement mis en avant. L’usage particulier que fait l’auteur de l’imparfait (que l’on a qualifié d’imparfait de « procès-verbal[20] ») renforce cette volonté d’éviter la mise en relief, qu’entraînerait inévitablement l’usage du passé simple. Dans « La Japonaise » (« Ragazza Giapponese »), où une jeune femme japonaise est courtisée par un Italien, un fait advient au cours d’une soirée, narré en ces termes :
Le jeune industriel, qui cherchait encore à lui faire la cour, s’est proposé pour l’accompagner. / Puis il s’occupait de lui faire des signes pour lui permettre de reculer depuis l’angle de la rue Bigli vers la rue Manzoni, et de partir. / Elle partait en le renversant, comme si elle ne s’était jamais rendu compte de sa présence[21].
L’imparfait vient ici aplatir ce qu’une narration plus conventionnelle aurait sans aucun doute dramatisé, à savoir un accident de la route. De ce fait, dans le recueil de Celati, la temporalité finit par être aplanie, comme gagnée par une incoercible lenteur, au profit de l’espace, qui lui reste très présent (puisque le livre se présente comme un parcours à travers la plaine du Pô). Piersanti utilise également fréquemment ce procédé dans ses nouvelles, comme dans « Projets pour un mariage » (« Progetti per un matrimonio ») ou « Le rédacteur » (« Il redattore »). Les nouvelles peuvent également commencer à mettre en place une structure qui devrait s’organiser autour d’un événement déterminant, annoncé dès le début de l’intrigue : puis, brusquement, l’intrigue dévie, abandonnant la réalisation concrète du fait attendu. Deux nouvelles, « Le chat du Cheshire » (« Il gatto del Cheshire ») d’Antonio Tabucchi, et « Le compartiment » (« The Compartment ») de Carver, fonctionnent selon ce procédé : dans chacune d’entre elles, un protagoniste voyage en train, dans l’attente de retrouvailles, avec une femme pour le premier, avec un fils pour le second. En fin de compte, le protagoniste, pour des raisons diverses, ne descend pas sur le quai et continue son voyage, annulant l’événement pourtant annoncé dès le début et ôtant à l’intrigue ce point d’orgue, en un dégonflement soudain des attentes.
Ce travail autour d’une intrigue qui se prive de l’événement dont elle avait pourtant préparé la venue est aussi très présent chez Dixon, mais de manière plus répétitive et encore plus paradoxale ; dans toutes ses nouvelles, l’intrigue prend brusquement, et à plusieurs reprises, une tournure inattendue, puis une autre : « Comme au billard, l’action initiale se dirige rarement vers sa conclusion attendue car ses effets annexes sont toujours susceptibles de prendre le pas sur sa trajectoire principale », souligne Noëlle Batt au sujet des intrigues de Dixon[22]. Privée d’un fil continu, d’une trajectoire téléologique, l’intrigue rebondit de morceau d’épisode en morceau d’épisode, tous très animés, comme incapable de se structurer autour d’un pôle suffisamment fort pour ordonner le tout. Il s’agit d’une structure qui multiplie les dramatisations sans parvenir, volontairement, à les fédérer. Le jeu des répétitions dans la nouvelle illustre également cette stratégie narrative : ainsi, outre l’absence de dramatisation précédemment évoquée, les nouvelles de Celati peuvent montrer pour certaines un événement qui se répète plusieurs fois de suite, comme l’échec répété de deux enfants dans « Des enfants qui faisaient la navette, puis se sont perdus » (« Bambini pendolari che si sono perduti »), à la recherche (toujours infructueuse) d’un adulte intéressant. L’événement répété à maintes reprises, n’a donc rapidement plus de force dans l’intrigue.
Une autre stratégie possible narrative de l’épuisement trouve son illustration dans les recueils de Nove et de Jauffret : l’événement, violent, est narré dès les premières phrases de l’intrigue, à l’instar de la nouvelle liminaire de Woobinda, « Le gel-douche » (« Il bagnoschiuma »), qui commence en ces termes : « J’ai tué mes parents parce qu’ils utilisaient un gel douche absurde, Pure&Vegetal[23]. » La suite du texte n’est alors le plus souvent que ressassement de cette même action, à travers les explications du protagoniste ou les détails ajoutés, comme si l’intrigue, une fois l’événement violent relatée, s’était tout de suite vidée de ses potentialités narratives : pour reprendre les termes d’Aron Kibédi-Varga, le récit se suicide avant même de s’épanouir[24].
Dans les deux cas, l’effilochement de la structure narrative par manque d’un pôle organisateur fort ou son rapide épuisement, le travail sur la clôture narrative est particulièrement intéressant : la fin est en effet un moment particulièrement attendu dans le genre de la nouvelle, récit synthétique refermé sur lui-même – à la différence du chapitre de roman qui voit généralement dans la fin du chapitre le moment de relance qui incitera à passer au chapitre suivant. Or, très souvent, à l’exception bien sûr des nouvelles qui montrent encore une structure assez académique, les nouvellistes du corpus travaillent la clôture narrative de façon à souligner l’incomplétude du texte, l’impossibilité de le combler. Les nouvelles de Celati se terminent ainsi fréquemment sur une situation encore irrésolue ; de la même façon, celles de Dixon, montrant plus les traits d’une clôture de chapitre de roman, laissent attendre une suite qui ne viendra jamais. L’évidement gagne donc à la fois l’événement en lui-même, qu’il appartienne au pôle de la stratégie ou bien de l’excès, mais également l’élaboration de l’intrigue, qui place fréquemment dans sa structure une absence, sans que celle-ci apparaisse comme un moteur pour l’intrigue. Le vide est inscrit au centre de l’histoire, mais il en fait désormais partie intégrante, il ne s’agit plus de le combler par le déroulement des épisodes.
Par ce terme de désengagement que j’emploie actuellement dans mes analyses, j’entends le fait que l’événement est non seulement évidé en ce qui concerne son essence, mais que son impact sur le sujet est lui aussi modifié : personnage et narrateur se désengagent vis-à-vis de lui, au sens où ils ne montrent pas dans le texte qu’ils sont affectés, bouleversés par le surgissement de l’événement. Reste alors à se poser la question du lecteur et de sa position (engagement ou désengagement ?) vis-à-vis de l’événement.
Le personnage de nouvelle est sans doute le premier témoin de ce désengagement vis-à-vis de l’événement, ou bien parce qu’il reste dans un état de sidération sans évolution possible dans le texte ou bien parce qu’il n’est en rien affecté par l’événement violent qu’il est pourtant en train de vivre. Les nouvelles de Raymond Carver illustrent ainsi souvent la première situation, en ce que les personnages ne parviennent pas à saisir l’événement qui leur survient, ni à l’exprimer. Ainsi la nouvelle « Conservation » (« Preservation »), qui raconte la panne de réfrigérateur chez un couple, se termine sur la description des pieds du mari de la protagoniste, des pieds nus près des flaques d’eau issues des aliments décongelés. Sandy, l’héroïne, ne parvient pas à détacher les yeux de ce spectacle, sans comprendre la raison de cette fascination :
Elle baissa les yeux sur les pieds nus de son mari. Elle fixa ces pieds à côté d’une flaque d’eau. Elle savait que, de sa vie, elle ne reverrait rien d’aussi bizarre. Mais elle ne savait pas quoi faire[25].
Lorsqu’il analyse le phénomène de l’événement, Claude Romano insiste sur l’état de sidération que connaît le personnage lorsqu’il est affecté par un fait, qu’il ne peut ni prévoir ni expliquer : on retrouverait donc ici les caractéristiques avancées par le philosophe. Toutefois celui-ci souligne également que l’événement, dans la violence et l’inattendu de son surgissement, est aussi ce qui, a priori, intime au sujet auquel il advient de comprendre le sens du monde qui l’entoure sous l’éclairage soudain de l’événement advenu, ce dernier devenant une véritable révélation [26]. Or, les textes de Carver se finissent sur l’état de sidération, sans offrir celui de la compréhension : le nouvelliste semble de cette façon insister sur la non-advenue, dans ses textes, de la révélation, de l’éclaircissement, les personnages restant encore dans le moment de l’ombre. De cette façon Carver semble jouer des caractéristiques de la nouvelle, notamment de l’aspect nécessairement synthétique du texte, pour entraver l’évolution positive de ses personnages.
Les nouvelles d’Aldo Nove et Régis Jauffret mettent plus souvent en scène des personnages qui n’éprouvent rien malgré l’événement qu’ils sont en train de subir, comme anesthésiés désormais dans toutes leurs sensations. Ainsi, dans « Un matelas avec un trou dedans », une jeune fille raconte en ces termes le viol dont elle est pourtant la victime :
Tout de suite après, je me suis retrouvée dans une chambre, les pattes en l’air. On avait dû marcher, entrer dans une maison. Mais je ne m’en souviens plus. Ils évitaient de me toucher, de m’embrasser, ils se servaient de moi comme d’un matelas avec un trou dedans. Je m’en foutais, mais je me faisais chier[27].
Si l’on reprend les analyses de Claude Romano, on assiste à une sorte de « déclassement » de l’événement : en effet le philosophe distingue l’événement, qui bouleverse entièrement un sujet et reconstitue son univers, qualifié d’« événement événemential », du « fait intramondain », qui lui n’affecte aucun sujet en particulier, à l’instar d’un éclair qui zèbre le ciel durant un orage, sans causer aucun dégât. Ces personnages qui n’éprouvent aucune sensation malgré les atrocités qu’ils vivent (ou, dans d’autres nouvelles, qu’ils réalisent) transforment donc ce qui devrait être un événement au sens propre en un fait intramondain.
Le désengagement vis-à-vis de l’événement se manifeste également au niveau du narrateur et de son discours. Ce dernier peut s’efforcer de passer sous silence l’événement – même si subsistent de façon insistante des indices qui signalent la présence et l’importance du fait. Les narrateurs de « Lettre de Casablanca » (« Lettera di Casablanca[28] ») ou « Les samedis après-midi » (« I pomeriggi del sabato[29] ») d’Antonio Tabucchi font tout particulièrement usage de cette paralipse : dans ces deux nouvelles, le narrateur relate des faits qui trouvent leur origine dans un événement passé, apparemment dramatique (la mort de la mère dans « Lettre de Casablanca », la disparition du père dans « Les samedis après-midi ») mais aux contours trop flous pour pouvoir les élucider définitivement (la mère a-t-elle été assassinée par le père, et de quelle façon, dans « Lettre de Casablanca » ? Le père est-il mort, a-t-il fui le domicile conjugal dans « Les samedis après-midi » ?). L’événement pèse sur toute la trame de l’intrigue, le narrateur ne cesse de se référer à lui, soulignant son rôle de traumatisme premier et de source de bouleversements, sans pour autant le rendre entièrement présent, le concrétiser totalement.
L’incertitude, l’hésitation dans le récit de l’événement témoigne également de cette attitude possible du narrateur qui rend fantomatique en quelque sorte le fait, puisque celui-ci n’a pas de présence véritable. Les narrateurs de Raymond Carver peuvent avoir un discours semblable : ainsi, Claire Fabre souligne dans la nouvelle « La bride » (« The bridle ») combien le discours de la narratrice, gérante d’un motel, est marqué par l’instabilité, la difficulté à restituer de manière fiable et assumée les épisodes qu’elle est en train de vivre[30]. La restitution de l’événement par le biais de la parole du narrateur est donc malaisée, privée en partie ou totalement de contextualisation, explicitation ou concrétisation, comme si le narrateur ne pouvait assumer entièrement, consciemment ou non, le récit qu’il fait.
D’autres discours peuvent au contraire multiplier ces données, l’événement étant inséré dans un discours à la logique parfaitement réglée. Toutefois cette dernière se révèle vite artificielle, surtout vis-à-vis des événements relatés puisqu’il s’agirait au contraire d’événements qui ne peuvent avoir une explication logique et rationnelle. Régis Jauffret et Aldo Nove, chez qui on a souligné précédemment la présence du pôle de l’excès, sont bien sûr les auteurs qui privilégient ce type de discours pour leurs narrateurs. J’ai déjà cité la première phrase de la nouvelle liminaire de Woobinda, « Gel-douche » : « J’ai tué mes parents parce qu’ils utilisaient un gel douche absurde, Pure&Vegetal [31]. » Outre l’événement qui s’épuise immédiatement, on peut également souligner que la raison du geste atroce, l’assassinat (dans des conditions particulièrement sordides, apprenons-nous par la suite) est tout de suite donnée, dans une phrase où la relation entre la cause infime et la conséquence terrible est fermement articulée par la présence du connecteur logique « parce que » : l’horrible est entièrement justifié, malgré la disproportion entre les deux propositions. De la même façon, le narrateur de « Bilan désastreux » dans Microfictions explique » :
Je ne sais plus si c’était un garçon ou une fille, ou un hermaphrodite […]. J’ai tué la mère aussi, elle aurait trop souffert de lui survivre. J’ai tué le chien aussi, il m’exaspérait par ses aboiements. […] Il y avait d’autres gens, des parents qui devaient m’accabler de reproches, et je me suis trouvé dans l’obligation de les réduire au silence [32].
Cette utilisation forcenée de l’explication, de la logique des événements qui s’enchaînent les uns après les autres (soulignés par la répétition du « aussi ») déresponsabilise de ce fait les auteurs des crimes, puisque l’enchaînement implacable des épisodes ne pouvait qu’aboutir à cette situation. Il s’agit bien entendu d’un dispositif ironique de la part des auteurs, mais l’ironie suppose justement une distanciation vis-à-vis de l’énoncé, et donc une absence. Le désengagement est ainsi malgré tout présent.
La logique abusive dont font preuve les protagonistes s’accompagne de ce fait d’une autre caractéristique dans le rapport du narrateur à l’événement, celle d’une absence de responsabilité, et, par extension, de jugement vis-à-vis du fait advenu, qu’ils en soient les auteurs ou bien les spectateurs. Cette incapacité à pouvoir juger un événement, et donc à s’engager vis-à-vis de lui, se manifeste très nettement par un usage important du cliché : la formule toute faite permet d’émettre un discours convenu, et sans réflexion personnelle. Le narrateur de « Les vitamines du bonheur » (« Vitamins ») dans le recueil de Carver [33] fonctionne ainsi par série de clichés, tant sur les Noirs que sur les lesbiennes, incapable de ce fait de juger le monde sans a priori et surtout à partir d’une réflexion personnelle. De la même façon, les narrateurs d’Aldo Nove montrent bien souvent des jugements préconçus, reflets d’un esprit désormais vidé de toute réflexion individuelle par un excès d’images, ce que souligne en outre l’emploi d’une langue souvent pauvre, répétitive et marquée par des tournures orales peu élégantes. Ainsi le protagoniste de « Le massacre de la rue Palestro » affirme naïvement :
J’aurais bien aimé dire quelque chose aux intervieweurs de Rai 1 qui étaient là, mais s’ils m’avaient interviewé je n’aurais pas su quoi dire. J’aurais dit que ça n’était pas des choses à faire comme ça, un massacre[34].
Bien souvent, une fois l’événement accompli ou bien contemplé, les personnages vont dans un fast-food en décrivant minutieusement le menu, comme si c’était ce dernier qui attirait davantage leur attention que l’événement en théorie bouleversant auquel ils viennent d’assister. Les nouvelles de La ronde et autres faits divers de Le Clézio ne montrent pas un tel cynisme, toutefois un travail sur l’absence de jugement explicite est bien présent. En effet l’écrivain a tenté dans certaines nouvelles (« La ronde [35] », « Ariane [36] ») d’adopter l’attitude neutre du journaliste lorsqu’il relate un fait divers : ainsi « Ariane », qui relate le viol d’une jeune fille, Christine, dans la cave d’un HLM, se termine sur l’image de la jeune en train de se remaquiller, comme pour effacer l’événement traumatique qu’elle vient de subir, sans que le narrateur ne fasse entendre un jugement, une condamnation.
L’acte de jugement pourrait par conséquent revenir au lecteur, marquant ainsi son engagement dans le texte, face au désengagement des personnages et des narrateurs. Toutefois la position du lecteur est rendue malaisée par les dispositifs mis en place par les nouvelles. En effet, cette présence d’événements particulièrement violents tout au long des recueils de Régis Jauffret, Aldo Nove et en partie chez Le Clézio peut engendrer le malaise : il faut pouvoir supporter la lecture de tels actes, qu’aucun jugement d’un narrateur ne vient condamner. Le lecteur se retrouve en quelque sorte seul avec l’événement violent, comme sommé de gérer entièrement l’émotion qu’il peut dégager, sans que la présence d’un jugement du narrateur puisse « canaliser » la violence de la scène. Le fait est particulièrement patent dans la nouvelle « L’intrus » (« The Intruder ») de Stephen Dixon [37], qui raconte le viol d’une femme sous les yeux de son compagnon : la nouvelle est presque entièrement faite de dialogue entre le narrateur, sa compagne et l’intrus, avec seulement quelques phrases narratives neutres. La violence des faits liée à l’absence totale de jugement ou de sentiments exprimés rend malaisée la position du lecteur, entre une réprobation horrifiée, qu’il doit assumer seul, et la conscience d’une position de voyeuriste, puisque la scène se veut particulièrement vivante, comme se déroulant sous les yeux.
De même la lecture des recueils s’accompagne très souvent du sentiment de frustration, surtout vis-à-vis des récits qui privilégient le pôle de la réserve : en effet, en multipliant les ellipses et/ou les paralipses, l’auteur laisse toujours une partie de l’histoire incompréhensible. Il peut semer çà et là des indices, donnant l’impression au lecteur qu’il suffira de les rassembler pour pouvoir, au bout d’un travail de déchiffrement, parvenir à la solution, mais en fin de compte le travail d’enquête s’avère, en grande partie, inutile : malgré tout le travail fourni, le lecteur ne parvient à saisir la clé du texte. Ainsi « Petit Gatsby » (« Piccolo Gatsby ») de Tabucchi [38] fonctionne en intertextualité très étroite avec l’œuvre de Fitzgerald, puisque les personnages reprennent les caractéristiques et les discours des protagonistes de Tendre est la nuit ou Gatsby le magnifique. Toutefois le lecteur qui aura fait l’effort de lire les romans cités ne sera pas plus avancé : la fin du texte reste incompréhensible, comme si la clé intertextuelle fournie avec ostentation tout au long du texte n’ouvrait finalement aucune porte.
Il faut donc pour le lecteur pouvoir dépasser ces sentiments négatifs, malaise, frustration, pour pouvoir réaliser un engagement, sous la forme d’une pensée approfondie vis-à-vis de l’événement, notamment par rapport aux événements violents dont les auteurs se déresponsabilisent dans les nouvelles d’Aldo Nove et Régis Jauffret. Toutefois, la forme même du recueil de nouvelles peut interroger la possibilité de cette réflexion. Woobinda et Microfictions, par les excès qu’ils mettent en scène, se veulent une véritable réflexion sur la société contemporaine : Aldo Nove souligne les conséquences du règne de la télévision de basse qualité en Italie, capable d’anéantir toute vie spirituelle ; Régis Jauffret souligne combien les relations entre humains dans la société actuelle ne se fondent que sur l’indifférence et le cynisme, les deux recueils mettant en avant les dysfonctionnements du monde contemporain tel qu’ils le représentent. Toutefois, les nouvelles s’enchaînent les unes après les autres, atteignant dans Microfictions le nombre vertigineux de cinq cents micro-récits : dès lors, il est possible d’avancer qu’une telle accumulation, inévitable dans l’objet-recueil, peut finir par amoindrir la portée de la réflexion, le lecteur prenant l’ensemble des récits sous le biais de la simple gratuité et de l’humour noir, et mettant rapidement un terme à son engagement.
La notion de désengagement que j’avance actuellement permet donc d’interroger tant la question de la construction des personnages et de l’autorité du texte à l’intérieur même du texte, que de réfléchir sur le pacte de lecture, si pacte il y a encore, dans la nouvelle contemporaine.
L’un des ouvrages les plus symboliques dans le mouvement de « refondation du récit » dans les années quatre-vingts reste sans doute Temps et récit de Paul Ricœur[39]. Le philosophe y souligne entre autres le rôle positif, bénéfique du récit, capable d’articuler, par le mode narratif, le temps et, de ce fait, de le rendre humain et non entièrement abstrait et insaisissable. L’idée d’une confiance à nouveau renouvelée vis-à-vis du récit, après des années de soupçon et de discrédit au profit de l’écriture, semble donc à nouveau s’instaurer. Toutefois, les nouvelles que j’étudie semblent offrir une réflexion sur cette notion de confiance pour en souligner les limites, tant à travers le monde qu’elles représentent que dans les modalités d’écriture propre au genre du récit bref qu’elles peuvent mettre en place.
En effet les nouvelles du corpus montrent à plusieurs reprises un monde dont les signes connaissent des dysfonctionnements divers. D’un point de vue matériel tout d’abord : ainsi Les vitamines du bonheur de Carver fourmille d’objets en panne (voiture, réfrigérateur…) et de corps malades (oreille qui se bouche, fièvre subite…). Mais d’un point de vue plus métaphysique également : nombre de textes semblent accréditer l’hypothèse d’une force supérieure, d’un pouvoir transcendant, capable de diriger à son gré la vie des hommes. « La ronde », la nouvelle liminaire du recueil La ronde et autres faits divers de Le Clézio, semble vouloir obéir en tout point à la structure du fait divers telle que Barthes a pu la définir dans son article consacré à la question[40]. Le critique souligne que la fascination qu’éprouvent les lecteurs de journaux vis-à-vis du fait divers naît de l’impression, à travers l’étrange causalité (une petite cause en amène une grande) et/ou les coïncidences du fait relaté, qu’il existe un Destin, une force supérieure, invisible mais présente, capable de décider du sort de chaque homme. Le Clézio narre donc le récit d’un vol à l’arraché qui présente à la fin des coïncidences telles qu’il est difficile de ne pas y lire l’intervention de forces surhumaines. L’omniprésence du mythe, du cycle éternel des choses dans tout le recueil renforce l’impression d’un monde des hommes en réalité dominé par des instances supérieures. De la même façon, les personnages de Carver évoquent à plusieurs reprises le souhait d’un événement qui adviendrait grâce à l’action d’une force divine ou par le biais d’une superstition : ainsi dans « C’est pas grand-chose, mais ça fait du bien » (« A Small, Good Thing [41] ») une mère prie à plusieurs reprises, pensant que de telles actions entraîneront nécessairement la guérison de son fils renversé par une voiture et plongé depuis dans un mystérieux coma. Dans « Là d’où je t’appelle » (« Where I’m Calling From[42] »), le narrateur demande à la femme d’un de ses compagnons de désintoxication alcoolique de l’embrasser, car le baiser d’une ancienne ramoneuse doit forcément lui porter bonheur et le ramener sur le droit chemin qu’il a pour l’instant perdu de vue.
Or les mêmes auteurs soulignent combien cette conviction autour de forces supérieures ou bien les superstitions de certains personnages sont en réalité sans fondement et masquent un monde sans prédétermination, marqué par le vide : en réalité, il n’y a pas de logique ou de prévision possible. Le Clézio travaille de façon particulière ce dévoilement progressif et déceptif d’un monde qui semblait prévisible et où finalement l’on ne peut rien expliquer. En effet, la première nouvelle « La ronde » fonctionne, comme nous l’avons dit, comme un modèle de fait divers. Toutefois, le modèle est trop parfait pour ne pas finir par éveiller le soupçon chez le lecteur : n’y aurait-il pas de la part de l’auteur un effet d’ironie derrière cette accumulation de coïncidences ? Au fur et à mesure, la nouvelle apparaît en effet comme un pastiche de fait divers si bien imité qu’elle semble en souligner ironiquement l’artificialité. La chute du texte, qui voit l’héroïne, Martine, agoniser après avoir été renversée par un camion, pourrait venir confirmer cette idée :
Le silence revient sur la rue, au centre du carrefour. Sur la chaussée, derrière le camion bleu, le corps de Martine est étendu, tourné sur lui-même comme un linge. Il n’y a pas de douleur, pas encore, tandis qu’elle regarde vers le ciel, les yeux grands ouverts, la bouche tremblant un peu. Mais un vide intense, insoutenable, qui l’envahit lentement, tandis que le sang coule en méandres noirs de ses jambes broyées. Pas très loin de son bras, sur la chaussée, il y a le sac de cuir noir, comme s’il avait été bêtement oublié par terre, et son fermoir de métal doré jette aux yeux des éclats meurtriers[43].
D’une part la mention de « méandres de sang » noir est assurément calculée de la part de l’auteur : un méandre est la boucle d’un fleuve, une forme circulaire qui renvoie donc à la ronde, titre de la nouvelle comme du recueil, et qui peut prendre dans le texte des connotations tragiques (la ronde renvoyant à la destinée sans échappatoire). La protagoniste, Martine, semble de cette façon, contenir sa destinée dans son propre sang. D’autre part, le texte se referme sur l’image du fermoir : celui-ci vient donc « fermer » le récit, en un effet d’insistance autour du verrouillage particulièrement important[44]. Il semble donc possible de voir dans cette accumulation de signes un effet d’ironie vis-à-vis des croyances autour du destin. La construction du recueil pourrait venir confirmer cette idée : d’une part, parce que le thème de la vacuité, du néant y particulièrement présent, d’autre part, parce que la dernière nouvelle, « David[45] » semble venir souligner l’idée qu’il n’y a pas de coïncidence possible. De ce fait le monde mis en place par Le Clézio dans le recueil La ronde et autres faits divers semble au premier régi par une logique extrême, mais celle-ci s’avère, à seconde lecture, artificielle.
Raymond Carver quant à lui adopte une autre stratégie narrative pour parvenir, cependant, au même résultat dans ses textes, la représentation d’un monde dont les événements surviennent sans explication possible : l’usage répété de l’expression « quelque chose est arrivé », « quelque chose arrive[46] », pour narrer la venue d’un événement brusque qui vient bouleverser tous les plans des personnages, montre ainsi combien les superstitions de ces derniers sont en fin de compte bien vaines. Comme le souligne David Roche dans son ouvrage qui se consacre pour partie au nouvelliste américain :
Pour Carver, on ne peut tout simplement pas exiger le bonheur comme on ne peut pas exiger que la vie fasse sens puisqu’il y a rien que du hasard. Il faut tout simplement (sur)vivre en appréciant l’amour et les « petites choses bonnes » quand on en a l’occasion [47].
L’événement tel que le conçoit Claude Romano montre justement cette impossibilité totale d’explication, de prévision de son advenue : « Si l’événement déchire ainsi la trame causale, c’est parce que le contexte dans lequel il s’insère – le « monde » au sens événementiel – ne l’explique pas […][48] ». Toutefois, le philosophe ajoute : « […] c’est lui [l’événement], inversement, qui éclaire son propre contexte en lui conférant un sens qu’il ne préfigurait aucunement ». Or les nouvelles s’arrêtent généralement avant cette mise en place d’un nouveau sens, laissant ainsi la vision d’un monde dont les signes sont marqués par l’imprévisible et l’incompréhensible, sans qu’ils mettent en place un nouveau sens pour le monde représenté. L’usage que fait Raymond Carver de l’épiphanie est ainsi particulièrement significatif : l’épiphanie est ce qui vient habituellement apporter une révélation au personnage, saisi par le nouvel aspect du monde qui lui est à cet instant donné. Or les nouvelles de Carver mettent plutôt en scène une « épiphanie noire », selon l’expression employée par Pierre Tibi[49], en ce que le rayonnement attendu est remplacé par une opacité, une absence de prise de conscience. Les signes restent difficilement, sinon jamais déchiffrables dans l’univers représenté, et il est difficile dès lors d’y voir un regard confiant de la part des nouvellistes.
L’assemblage des nouvelles dans le recueil peut signifier également cette représentation d’un monde menacé par une perte de logique. Microfictions de Régis Jauffret semble offrir de prime abord un assemblage cohérent : chaque texte est en effet classé selon un strict ordre alphabétique, d’« Albert Londres » à « Zoo ». La volonté de Régis Jauffret de qualifier son livre de « roman » appuierait également l’idée d’un ensemble ordonné de façon progressive. Toutefois, très rapidement les choses se complexifient : il n’y a aucun lien entre chaque texte, les narrateurs se succèdent les uns après les autres, sans qu’il y ait de retour – à l’exception de personnages d’écrivain derrière lesquels on peut deviner la personne, de plus en plus caricaturée de Jauffret lui-même à travers les pseudonymes adoptés (Régissette Jaujau, Pénis Geoffrey, Rège de la Gaufrette, Nanis Laifrais…), mais justement, au lieu de rester constante, cette figure dégénère. En réalité, le livre se veut un reflet du monde qu’il représente, chaotique, sans règle ou loi capable d’agencer logiquement les faits. L’ensemble ressemble donc davantage à un kaléidoscope, aux figures arbitrairement placées les unes à côté des autres, qu’à une œuvre chronologique. L’exergue qui ouvre le livre, « Je est tout le monde et n’importe qui[50] », aboutissement d’une réflexion sur la célèbre citation extraite de « La lettre du voyant » de Rimbaud, « Je est un autre », confirme l’hypothèse : il n’y a plus d’individualité possible, de monade capable de s’insérer dans un ensemble selon un ordre précis, désormais chaque entité est interchangeable, assimilable, à l’image d’un univers où les faits n’ont plus de hiérarchie et d’ordre.
L’écriture même des textes brefs, enfin, remet en cause la question de la confiance dans le récit, par le biais de deux modalités, l’excès et le défaut, pour reprendre les deux erreurs symétriques du récit signalées par Jean Ricardou dans son analyse du Nouveau Roman [51]. La nouvelle est par tradition un genre particulièrement soumis aux règles, chaque élément devant être introduit dans le récit selon un but bien précis – Edgar Allan Poe, dans son essai consacré aux Contes de Hawthorne[52], fut l’un des premiers à insister sur cet aspect maîtrisé de la nouvelle, où chaque élément est introduit dans le récit dans un but très calculé, pour produire un effet déterminé. Mais nombre de nouvelles contemporaines semblent justement insister sur cette maîtrise, la pousser à un point tel qu’elles soulignent une véritable artificialité des règles : l’héritage des précédentes générations, qui faisaient un usage important dans le récit de la mise en abyme des constituants du récit (auteur, règles d’écriture…) se fait ici sentir. La nouvelle « La ronde » de Le Clézio, dont nous avons souligné précédemment la forte dimension de pastiche, semble entièrement bâtie sur ce principe, notamment par la chute, que vient sur-souligner la présence du fermoir.
Au contraire, d’autres nouvelles montrent des erreurs de construction, par exemple dans l’agencement de l’intrigue : certaines nouvelles de Les vitamines du bonheur montrent des épisodes dont on détermine mal s’ils sont agencés par un lien de conséquence ou bien de juxtaposition. De la même façon, les nouvellistes peuvent répéter à plusieurs reprises un même épisode, ou des épisodes très similaires, comme pour signifier combien l’intrigue peine désormais à avancer : Gianni Celati utilise à plusieurs reprises ce procédé dans Narrateurs des plaines. Que l’écriture dans le récit bref joue de l’excès ou du défaut, elle souligne donc à la fois les règles autour desquels elle se construit et les défauts possibles de ces dernières, remettant en question l’idée d’une confiance envers le récit, puisqu’on en souligne les faiblesses.
Il ne s’agit pas pour autant de rester dans l’ère du soupçon. Ce jeu continuel autour des règles montre au contraire une caractéristique de l’écriture du récit à partir des années 1980, une « inventivité [qui] semble être la mouvance à l’honneur avec, pour résultat, une narrativité plus jubilatoire que paralysée par un quelconque devoir de mémoire », pour reprendre les propos de Nicolas Xanthos et René Audet dans l’introduction de la revue Protée consacrée au récit contemporain[53]. Le fait même que la nouvelle soit par essence un genre particulièrement soumis à des règles d’écriture, démultipliant les possibilités de jeu autour de ces mêmes règles, en fait par conséquent un type de récit particulièrement significatif de l’évolution de la littérature contemporaine, passant du soupçon à la jubilation.
Le traitement de l’événement dans la nouvelle contemporaine offre donc un regard privilégié sur les possibles pratiques actuelles du récit, tant dans le monde qu’elle peut représenter que dans les écritures qu’elle met en place. L’événement évidé, entraînant une intrigue déstructurée, le désengagement des « acteurs » du texte (personnage, narrateur) et peut-être de son destinataire (le lecteur), le dysfonctionnement tant des signes présent dans le récit que des stratégies narratives sont effet des phénomènes repérables dans le corpus de nouvelles que j’ai mis en place. S’il n’est pas encore possible, du fait de la trop grande proximité chronologique, d’affirmer avec sûrement ce qu’est le récit contemporain, le récit bref, et avec lui l’événement permet toutefois d’avancer des hypothèses qui restent encore à valider.
Claire Colin présente ses travaux de recherche dans le cadre de sa thèse de doctorat en littérature générale et comparée, intitulée « La notion d’événement dans la nouvelle contemporaine (domaines français, italien et américain) : stratégies narratives et réflexions sur le quotidien » et portant sur près d’une dizaine de recueils. Après avoir retracé une typologie de l’événement dans les récits brefs de son corpus et les diverses stratégies narratives adoptées par les auteurs pour introduire dans l’intrigue l’épisode principal du texte, et réfléchir de ce fait sur comment écrire aujourd’hui l’événement, elle souligne les modifications du rôle du personnage et du narrateur dans la nouvelle contemporaine qu’entraîne l’évolution de la notion d’événement avant de s’interroger sur la position du lecteur face à ces récits, entre engagement et désengagement. Enfin, elle s’attache à souligner comment la représentation du monde et l’écriture du récit sont travaillées par un dysfonctionnement, qui remet en cause la stabilité des signes du réel et les canons du genre bref.
L'EVIDEMENT
LE DEGAGEMENT
LE DYSFONCTIONNEMENT
Claire Colin , ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon, agrégée de lettres modernes, titulaire d’un double cursus en lettres modernes et en italien, est en doctorat de littérature générale et comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 sous la direction de Philippe Daros, et en cotutelle avec l’Università degli Studi di Siena, sous la direction de Pierluigi Pellini. Elle a été allocataire-monitrice en littérature générale et comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 de 2008 à 2011 et est actuellement ATER à l’Université du Havre.