L’éthique dans la littérature française de l’extrême contemporain : la pensée du roman et la prose du moraliste.

- Pascal RIENDEAU -



La littérature a depuis toujours mis en scène des enjeux moraux fondamentaux, mais on peut croire qu’il y a longtemps qu’elle a cessé d’avoir une fonction a priori édifiante pour les lecteurs. En revanche, rien n’interdit d’y trouver, si on le souhaite, une sorte d’enseignement moral à travers l’imagination. Comme le précise Sandra Laugier, « le contenu moral des œuvres littéraires ne peut être réduit à une édification ou à des jugements, des arguments moraux : il a bien à voir avec une expérience morale et une spécificité humaine de cette expérience [1] ». Il est indéniable que les discours éthiques (philosophiques, idéologiques) imprègnent fortement les œuvres littéraires actuelles. Comment doit-on alors repenser la relation entre l’éthique et la littérature ? Ce monde imaginaire qu’est la littérature peut acquérir une pertinence plus grande quand on y accède à partir des interrogations éthiques qu’il contient. Il importe de mieux comprendre ce que la littérature nous procure, soit une source d’émotions et de réflexions, mais surtout comment elle est habitée par des questions et des situations relevant du domaine de l’éthique et comment elle s’ingénie à les transformer. Au-delà d’un constat, somme toute banal, qui montre que l’éthique joue un rôle important dans toute œuvre littéraire, d’imagination ou de fiction, on doit plutôt de se demander pourquoi, dans certains textes, le questionnement éthique est exprimé avec une si grande acuité. Il faut aussi chercher à savoir non pourquoi, mais comment la littérature impose une distance face à la morale et de quelles façons le roman, par exemple, réussit mieux que d’autres genres à s’éloigner de toute tendance moralisatrice.

Dans le dessein de répondre à ces interrogations et à plusieurs autres qui en découlent, j’étudie l’ensemble des discours qui dépendent de l’éthique (ou de la morale) dans la littérature contemporaine – le roman et dans une moindre mesure l’essai. Mon analyse porte à la fois sur le contenu, la forme, les situations et les discours relatifs à l’éthique dans la littérature française du début du XXIe siècle. Je propose ici un parcours théorique et critique sur l’éthique au regard des études littéraires et une analyse de cinq œuvres publiées entre 2001 et 2010. Il s’agit de trois romans : Plateforme de Michel Houellebecq [2001], L’Amour, roman de Camille Laurens [2003] et La grande intrigue de François Taillandier [2005-2010], ainsi que deux recueils de textes d’idées ou de fragments : La Barque silencieuse de Pascal Quignard [2009] et L’autofictif voit une loutre d’Éric Chevillard [2010]. Ces textes offrent une mise en scène de conflits moraux en plus de la discussion critique sur ces mêmes conflits, et dans lesquels le narrateur (ou l’énonciateur) se transforme à l’occasion en moraliste.

Éthique ou morale ?

Des précisions terminologiques s’avèrent nécessaires quand il est question d’éthique ou de morale. Bien que les deux termes soient en réalité synonymes, on leur a attribué des significations différentes dans les théories contemporaines. Plusieurs discours dominants de notre époque tendent à valoriser l’éthique et à dévaloriser la morale, mais sans toujours s’appuyer sur des bases solides pour le faire. Étonnamment, très peu de termes ont été forgés à partir d’éthique – éthicien est très récent, peu usité en français –, et aucun ne vient entacher la grandeur prétendue de l’éthique. Quant au terme de morale, il nous a donné une série de concepts considérés comme péjoratifs, tels moralisateur, moralisme ou moraline. En revanche, l’amoralisme ou l’antimoralisme, des positions jugées négativement ou non selon le contexte, semblent convenir au travail ou à la position de l’écrivain. Seul moraliste a conservé une certaine neutralité dans l’histoire littéraire, car les moralistes s’éloignent des moralisateurs ou du moins ils tâchent de ne pas en faire partie. En réalité, la situation reste incertaine, comme le montre celle des moralistes classiques. Selon Jean Lafond, « le moraliste a pâti et continue de pâtir de l’ambiguïté de son nom. On [...] s’imagine trop souvent que le moraliste classique conseille et prescrit, joue les prédicateurs laïques, en un mot moralise. [...] Le rapport du moraliste à son public lui interdit en fait de donner dans le moralisme [2] ».

La plupart des spécialistes choisissent maintenant de distinguer éthique et morale ; chacun propose alors une nouvelle définition, des précisions, ou insiste sur de subtiles différences entre les deux. En se demandant à son tour s’il faut maintenir ou non une telle distinction, Paul Ricœur rappelle que

rien dans l’étymologie ou dans l’histoire de l’emploi des mots ne l’impose [...] ; on peut toutefois discerner une nuance, selon que l’on met l’accent sur ce qui est estimé bon ou sur ce qui s’impose comme obligatoire. C’est par convention que je réserverai le terme d’ « éthique » pour la visée d’une vie accomplie sous le signe des actions estimées bonnes, et celui de « morale » pour le côté obligatoire, marqué par des normes, des obligations, des interdictions caractérisées à la fois par une exigence d’universalité et par un effet de contrainte [3].

L’écart que souligne Ricœur – dont il précise aussitôt l’aspect conventionnel – réside dans la perspective téléologique de l’éthique (l’héritage aristotélicien), alors que celle de la morale serait déontologique (l’héritage kantien). Dans cet ordre d’idées, Ricœur insiste sur : « 1) la primauté de l’éthique sur la morale ; 2) la nécessité néanmoins pour la visée éthique de passer par le crible de la norme ; 3) la légitimité d’un recours de la norme à la visée [...] [4]. » D’abord développée dans Soi-même comme un autre, cette prédilection pour la visée éthique se traduit par « la visée de la “vie bonne” avec et pour autrui dans des institutions justes [5] ». Ricœur revient à plusieurs reprises sur cette question en affinant une position toujours très juste, au sens où il semble avoir trouvé le compromis le plus acceptable ou l’équilibre idéal entre l’éthique et la morale, grâce à un habile mélange et une savante actualisation des théories philosophiques.

Pour d’autres philosophes, établir une différenciation entre éthique et morale importe peu. Par exemple, Éric Blondel estime qu’« on peut utiliser indifféremment l’un ou l’autre pour désigner la réflexion sur l’action, sur les principes qui la dirigent ou permettent de la juger en bien ou en mal [6] », mais il privilégie l’emploi de morale comme terme générique. Paul Audi, après avoir noté lui aussi la très grande similarité des deux concepts et les champs qu’ils recouvrent, affirme favoriser nettement l’éthique. Il précise que « penser que l’éthique puisse se distinguer de la morale n’a de sens que sur le plan conceptuel, en vertu d’une décision philosophique qui commande d’être motivée [7] », avant d’ajouter : « la ligne de séparation de l’éthique et de la morale devrait selon moi recouper celle qui sépare le pour-soi (dimension de l’éthique) du pour-autrui (dimension de la morale [8]). » Quant à Ruwen Ogien, qui préconise une éthique minimale, il suggère qu’« “éthique” servirait plutôt à qualifier le rapport de soi à soi et “morale”, le rapport de soi aux autres ou des autres entre eux [9] ».

Par-delà ces considérations, quelle est la contribution de l’éthique à l’ensemble des œuvres de création et d’ imagination, mais surtout aux textes littéraires contemporains ? Qu’est-ce que l’éthique (ou la philosophie morale) contemporaine nous apporte de nouveau pour mieux saisir les enjeux littéraires, culturels et sociaux actuels ? Une chose est claire : il s’agit de s’intéresser aux questions pertinentes aujourd’hui et à certains problèmes plus anciens, dans la mesure où ils ont été réinventés, et non pas aux grandes maximes morales, aux principes idéaux ou immuables. On peut rappeler, avec Blondel, que « la morale n’est ni un dogme ni un ensemble de “valeurs” éternelles, mais un problème. Elle doit toujours à la fois se renouveler, se poser en termes différents, adaptés ou radicalement neufs, et se “refonder” ou du moins s’ assurer de sa pertinence et de la validité de son indispensable exigence [10] ».

Les études littéraires

Il n’existe pas de véritable critique éthique de la littérature au même titre qu’ une critique psychanalytique ou qu’ une sociocritique ni de méthodologie rigoureuse qui pourrait servir de base à l’analyse du texte littéraire. En revanche, on trouve de nombreuses études qui constituent un corpus cohérent. La philosophe américaine Martha Nussbaum est au nombre des théoriciens les plus importants qui ont voulu repenser les rapports entre l’éthique et la littérature. Un de ses ouvrages, Love’s Knowledge, constitue l’un des plus marquants en Amérique du Nord sur cette question et il représente une référence incontournable chez les philosophes français (Ricœur, Bouveresse, Laugier) qui participent au débat. Dans sa courte préface, Nussbaum énonce avec clarté son hypothèse de départ en précisant qu’elle cherche à explorer « une conception de la compréhension éthique qui implique aussi bien l’activité émotionnelle que l’activité intellectuelle et qui accorde une certaine priorité à la perception de personnes et situations particulières, plutôt qu’à des règles abstraites [11] ». Nussbaum s’intéresse à la littérature, car certaines vérités humaines, selon elle, ne pourraient être énoncées avec justesse que par celui qu’elle appelle « l’artiste narratif ». Elle vise à « montrer que certains textes littéraires [...] sont indispensables à l’enquête philosophique dans la sphère éthique [12][...] ».

Nussbaum insiste sur le fait que le roman offre une éducation éthique et stimule l’imagination éthique, notamment parce qu’il présente des conflits complexes (le choix entre deux actions d’égale qualité). L’expression de Nussbaum peut jouer un rôle intermédiaire fort intéressant : entre le conflit (d’ordre général) et le dilemme moral (insoluble), le conflit complexe vient plus adéquatement qualifier la nature éthique qui lui est inhérente. Nussbaum s’intéresse surtout à l’imagination morale, et à ce sujet, le romancier américain Henry James lui paraît avoir trouvé la bonne formulation ; « James souligne souvent cette analogie : le travail de l’imagination morale est, d’une certaine façon, comme le travail de l’imagination créatrice, plus particulièrement celui du romancier. [13]» Dans ses deux études minutieuses de La coupe d’or de James, un roman sur la relation amoureuse et les rapports privilégiés entre un père et sa fille, elle avance même que James ne serait pas tant un romancier que «le créateur intelligent d’une vision morale qui s’incarne dans des romans [...] [14] » et non dans des traités de philosophie. Elle y dégage une forme d’universalisation qui serait implicitement suggérée par James – par exemple: « toutes les filles devraient traiter leur père avec la même sensibilité [15] » que la protagoniste –, en précisant qu’il ne s’agit pas d’un principe, mais d’une direction à suivre à travers l’imagination. C’est en ce sens que le roman vient enrichir, selon Nussbaum, la philosophie morale.

La méthode de Nussbaum se présente comme une voie possible et pertinente, mais qui montre plus rapidement ses limites dans l’analyse de la forme littéraire. On peut légitimement se demander dans quelle mesure elle essaie de trouver ce qui, dans le roman, redonne à la littérature un caractère édifiant. James semble un candidat de choix, car il réussit à créer un équilibre parfait entre l’art du roman et l’art de la philosophie morale. Comme le précise Thomas Pavel, « l’anthropologie morale des romans de Henry James prolonge le mouvement égalitaire de l’idéalisme moderne en soulignant la dignité morale des soucis quotidiens. [...] [E]n prenant ses distances à l’égard de l’idéalisme [il] insiste sur le caractère tacite, voire inexprimable, des maximes de conduites [16]». Ainsi, on comprend mieux que Nussbaum soit plus à l’aise avec l’univers de James, son auteur de prédilection, qu’avec celui Beckett. Si riche que soit son étude, elle reste insatisfaisante, entre autres parce qu’elle n’arrive pas à dégager les mêmes hypothèses à partir d’ œuvres romanesques moralement ambivalentes, comme celles de la trilogie Molloy, Malone meurt et L’Innomable de Beckett. De nombreux romans mettent en avant une aventure morale (minimaliste ou absurde) afin de procéder à une critique virulente ou nécessaire de la morale.

Pour Jacques Bouveresse, « c’est effectivement d’une critique subversive et radicale de la philosophie morale et de la morale elle-même que l’on peut parler à propos d’un bon nombre d’œuvres littéraires [17]». Or comment comprendre cette attaque contre la morale ou l’idéalisme moral, comme le fait Bouveresse dans son étude de l’œuvre de Musil, sans procéder à une analyse en profondeur du problème moral et de quelles façons il entre en jeu dans la composition de l’ œuvre romanesque ? Si d’innombrables romanciers restent éloignés de toute considération morale, d’autres intègrent de manière beaucoup plus explicite l’interrogation éthique à même la narration romanesque, que ce soit à la manière de James (la création de maximes nouvelles, souhaitables ou possibles) ou celle de Musil (la critique, radicale ou subversive). Lecteur attentif du travail de l’écrivain et de la place essentielle qu’occupe l’éthique dans la littérature, Bouveresse déplore le peu d’attention accordée par les théoriciens de la littérature à la façon dont la réflexion éthique éclaire le roman, et il se demande « pourquoi la théorie littéraire semble avoir renoncé plus ou moins, depuis un certain temps, à s’exprimer sur [...] l’intérêt souvent passionné que nous portons à la personne et à la vie des personnages de la fiction, à leurs désirs et à leurs émotions, aux problèmes et aux conflits éthiques avec lesquels ils sont aux prises [...] [18] ». Les principales théories qui ont dominé les études littéraires (narratologie, sémiotique, sociocritique, psychanalyse) depuis quarante ans ont écarté les considérations ou les enjeux éthiques, quand elles n’en ont tout simplement pas fait une problématique dépassée ou non pertinente. Selon Bouveresse, « c’est justement parce que la littérature est probablement le moyen le plus approprié pour exprimer, sans la falsifier, l’indétermination et la complexité qui caractérisent la vie morale, qu’elle peut avoir quelque chose d’essentiel à nous apprendre dans ce domaine [19] ». Il s’agit donc de redonner à l’éthique une fonction plus importante dans la théorie littéraire ou plus globalement dans les études littéraires.

Les auteurs que j’étudie explorent, à divers degrés, les problèmes éthiques de leur époque, mais ils ne se contentent pas de le faire seulement à travers les personnages de fiction. Ils transposent l’interrogation à l’intérieur de l’écriture romanesque ou de la littérature idéelle. Autrement dit, quand un personnage romanesque se trouve face à un conflit éthique ou à des questions existentielles, il arrive souvent que la réflexion glisse vers une autre discussion sur l’écriture. Celle-ci se manifeste par la présence du roman dans le roman (Laurens), par le passage du récit à l’essai (Quignard, Taillandier), par une méditation philosophique plus approfondie (Houellebecq) ou encore par le recours à une pensée incisive grâce à l’aphorisme (Chevillard). Dans le roman de l’extrême contemporain, l’ensemble de la question éthique – et non seulement sa mise en scène à travers une situation fictive où des personnages se trouvent face à un conflit, doivent faire des choix, assumer une responsabilité singulière – semble passer par le discours de l’essai, par une nouvelle forme de dialogue philosophique ou encore par les formes gnomiques (maxime, aphorisme). C’est en ce sens que je parle d’une interaction entre la pensée du roman et la prose du moraliste.

Plateforme de Michel Houellebecq [20]

Étudier la place de l’éthique dans les œuvres de Houellebecq s’explique assez facilement pour deux raisons fort différentes : ses romans sont fortement imprégnés d’un contenu philosophique et éthique (Kant, Comte, Schopenhauer), et on les a attaqués ou dénigrés en faisant appel à des arguments moraux ou moralisateurs. De Plateforme, on a retenu quelques événements dérangeants ou équivoques d’un point de vue moral : la pratique du tourisme sexuel qui n’était pas dénoncée et l’attentat islamiste meurtrier, sans compter le procès réel qu’ont entraîné les déclarations de Houellebecq sur l’islam après la sortie du livre. Mais Plateforme, à l’instar des Particules élémentaires, est également un roman d’idées dans lequel la réflexion éthique occupe une place considérable. Michel, le narrateur, émaille son récit d’ affirmations au contenu évocateur ou polémique qui se lisent comme des propositions théoriques, des formules-chocs, des maximes ou des aphorismes. À la suite d’explications succinctes sur une situation spécifique ou à la fin d’une longue tirade, le narrateur use d’une maxime ou d’un aphorisme. Souvent donnés comme synonymes, puisque les deux formes visent à énoncer une vérité de portée générale, la maxime et l’aphorisme n’en diffèrent pas moins sur un point : alors que la première est tournée vers le monde, le second l’est davantage vers soi, au sens où il « fait la synthèse d’une expérience [21]».

La narration subjective tend à favoriser l’aphorisme et touche à des sujets variés, par exemple l’art ou la lecture. Fonctionnaire au ministère de la Culture, le narrateur s’autorise à commenter le rôle de l’art contemporain : « Ma conclusion, dorénavant, est certaine: l’art ne peut pas changer la vie. En tout cas pas la mienne [22]. » La maxime glisse du côté de l’aphorisme, du monde vers soi. Cependant, les plus significatifs portent sur une forme d’engagement de Michel à traiter de son lien avec le monde qui l’entoure : « C’est dans le rapport à autrui qu’on prend conscience de soi. C’est bien ce qui rend le rapport à autrui insupportable [23]. » Ce détachement peut sembler empreint de cynisme et prendre à rebours un discours consensuel sur l’altérité ; ici, se positionner contre le monde signifie le faire contre soi. Mais on peut aussi le rapprocher du sentiment de l’absurde, c’est-à-dire l’absence de sens logique que l’on perçoit dans la condition humaine. Chez Camus, «la condition cognitive liée à la conscience de l’absurdité est d’abord la distanciation à l’égard de sa propre vie et l’étrangeté au réel [24] ». Ce lien est d’autant plus justifié que Plateforme s’ouvre sur un incipit camusien exacerbé : « Mon père est mort il y a un an. Je ne crois pas à cette théorie selon laquelle on devient réellement adulte à la mort de ses parents ; on ne devient jamais réellement adulte [25]. » Sortis de leur contexte romanesque immédiat, certains de ces énoncés pourraient s’avérer banals ou trop légers. Dans Plateforme , ils servent souvent de chute à la fin d’une longue discussion, ce qui leur donne un réel impact pour la pensée du roman.

Parmi l’ensemble des aphorismes, quelques-uns des plus percutants portent sur la sexualité. L’abondance des scènes érotiques dans Plateforme ne doit pas faire oublier un discours d’ensemble plus complexe, ainsi que plusieurs points de vue inédits sur la sexualité, qui n’excluent pas des passages humoristiques surprenants. Tel est le cas de la scène sexuelle inspirée par l’artiste venue consulter Michel au ministère de la Culture afin de lui expliquer sa méthode artistique de fabrication de moulages de son clitoris :

Le soir même, j’examinai avec attention le clitoris de Valérie. [...] [J]’examinai très longuement le petit organe qui palpitait sous mes yeux. « Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle, surprise, après être restée cinq minutes les jambes écartées. – C’est une démarche artistique... » dis-je en donnant un petit coup de langue pour calmer son impatience. Dans le moulage de la fille, il manquait évidemment le goût et l’odeur ; mais sinon, il y avait une ressemblance, c’était indiscutable. [...] Au fond, me dis-je,cette Sandra était plutôt une bonne artiste ; son travail incitait à porter un regard neuf sur le monde[26].

La force romanesque de Houellebecq réside dans cette façon de faire ressurgir la surprise dans la banalité. À l’intérieur d’une scène très concrète, alors que le narrateur procède à une description inattendue d’un acte sexuel, le lecteur est porté à reconsidérer la création de l’artiste. Est-elle si ridicule qu’on aurait pu le croire a priori ? L’aphorisme final propose une synthèse, dont la portée reste ambiguë. Le moraliste et le romancier se rejoignent dans la mesure où les énoncés, parfois d’allure sentencieuse, relèvent de la morale, tout en se gardant d’être moralisateurs, et se trouvent relativisés par la situation romanesque. Le recours aux aphorismes et aux maximes ajoute une profondeur au roman dans un univers autrement marqué par l’ ordinaire.

L’Amour, roman de Camille Laurens

L’interrogation identitaire traverse l’ensemble de L’Amour, roman de Camille Laurens et elle s’intègre bien à la poétique romanesque, grâce à une série de jeux intertextuels et spéculaires, mais aussi à l’ironie. Bien que la narrativité domine dans L’Amour, roman, le texte laisse une très grande place au discours de l’essai. Le titre joue sur deux idées à la fois : un roman d’amour et un essai sur l’amour. Ajouter la mention générique « roman » au titre, c’est insister sur son importance et le mettre à distance : l’amour, comme si c’était un roman. La narratrice, dont on apprend à la fin qu’elle se nomme Laurence Ruel, nom véritable de Camille Laurens, présente rétrospectivement deux récits croisés : une rupture amoureuse récente avec son mari, Julien, puis sa rencontre avec Jacques, ainsi qu’une histoire matrilinéaire, qui va de son arrière-grand-mère à sa fille. Elle ajoute également des passages (en italique dans le texte) qui sont des monologues intérieurs ou des discours adressés à elle-même (à la deuxième personne du singulier). Elle parsème son texte de commentaires sur l’amour ou sur le roman à partir des Maximes de La Rochefoucauld, tout en ajoutant des détails biographiques ou critiques sur lui. Pourtant, elle affiche un refus de la biographie véritable et du roman historique, avouant d’ailleurs qu’elle connaissait mal la vie de La Rochefoucauld, mais affirme : « ça n’avait pas d’importance [27]. »

La présence des nombreuses maximes ajoute un élément de réflexion supplémentaire qui imprègne l’ensemble textuel d’une tonalité morale. Ce que l’on note surtout, c’est l’écart entre la forme et le contenu de la maxime, d’une part, et le propos de la narratrice de L’Amour, roman, d’autre part. Bien que la maxime – « un moyen neuf de connaissance et d’investigation – de soi et du monde – [28] » essaie de proposer une grande vérité en peu de mots, la narratrice procède à de longs développements discursifs en s’inspirant de la pensée concise de La Rochefoucauld. Son désir d’écrire sur lui se produit au moment où elle réfléchissait « à la fin de l’amour [...] [29] ». Le point de départ est un souvenir à moitié oublié. Le travail sur le moraliste n’est pas présenté comme une volonté de reconsidérer sa pertinence aujourd’hui, mais bien comme un désir de mieux comprendre sa situation à elle, son moi : « ça frappait là où j’avais mal [30] », précise-t-elle.

La maxime larochefoucaldienne se trouve justifiée de plusieurs façons et elle est utilisée à des fins différentes dans le roman. La première possibilité consiste à la présenter seule. C’est le cas de l’épigraphe : « Il est du véritable amour comme de l’apparition des esprits : tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu [31]. » Séparée du reste du roman, cette maxime vient qualifier l’ensemble. Qu’est-ce que le véritable amour ?, voilà la question qui traverse tout le roman. Sortie de son contexte, la maxime ne semble pas posséder la même gravité. Il s’agit presque d’une question ou d’une promesse : parler de l’amour, certes, mais encore faut-il essayer de le trouver. La deuxième possibilité est plus fréquemment employée. Règle générale, elle est liée à une situation romanesque. Quand elle survient après une scène dramatique, elle peut servir de petite morale, à l’instar de celles que l’on trouve dans une fable ou un conte. Par exemple, une scène violente autour de la rupture est immédiatement suivie d’une maxime sur le mariage : « Il y a de bons mariages, mais il n’y en a point de délicieux [32]. » La maxime 113 sert donc d’argument d’autorité, mais elle permet aussi à la narratrice d’émettre un commentaire ironique. Autrement dit, terminer la scène par une phrase analogue sur le mariage n’aurait sans doute pas eu le même effet. Ici, on insiste plus sur la force de l’idée et sur la distance. En rappelant que le mariage n’a plus la même signification qu’à l’époque de La Rochefoucauld, elle insiste inévitablement sur un léger déplacement de sens. Cela ajoute une sorte de détente humoristique après la chute assez violente que représente la menace physique de Julien, le mari.

La troisième possibilité relève d’un déplacement plus marqué du sens et de la justification du comportement à venir : « Le moindre défaut des femmes qui se sont abandonnées à faire l’amour, c’est de faire l’amour [33].» Présentée non pas en conclusion, mais en introduction, la maxime paraît avant que la narratrice fasse l’amour avec son amant, Jacques. Faire l’amour équivaut à une intrigue amoureuse ou une « galanterie illicite » dans le langage de La Rochefoucauld. Sans être très éloigné, le sens diffère de celui qu’on lui donne aujourd’hui : avoir une relation sexuelle. Ce faisant, la maxime sert ironiquement de caution à la narratrice pour expliquer le geste qu’elle s’apprête à faire, qu’on le considère ou non comme le moindre défaut. Judicieusement construite, la scène amoureuse donne d’abord la parole à Jacques en discours direct, puis en discours indirect libre à l’intérieur de celui de la narratrice. Enfin, elle reprend seule la parole dans un monologue intérieur qui ne traite pas tant de l’acte sexuel qui est en train d’avoir lieu que de la signification de l’amour, de faire l’amour, de la proximité de l’autre : « ne me laissez pas seule, retrouvez-moi, c’est tout ce qu’on fait quand on fait l’amour : on cherche quelqu’un [34]. » Or ce que montre cette scène, ironiquement, c’est l’écart inéluctable qui existe entre eux. À l’exception de la première phrase de Jacques qui est citée, les deux amants ne semblent pas communiquer directement, ils restent étrangers l’un à l’autre.

Les Maximes de La Rochefoucauld n’autorisent pas la narratrice à tirer de grandes conclusions sur l’amour et surtout sur la fin de l’amour, encore moins de trouver un enseignement moral à cet exercice. En revanche, une leçon plus romanesque apparaît, quand la narratrice déclare que « les amateurs de vérité [sur l’amour] cherchent dans les maximes la définition qui leur manque. Ils ne la trouvent pas, elle n’y est pas [35] ». Ce qui marque surtout L’Amour, roman, c’est la sélection des maximes et leur intégration selon différentes modalités. Ainsi, elles viennent éclairer les situations romanesques et permettent d’ajouter à cet ouvrage hybride, mi-roman, mi-essai, une complexité et une ironie véritables, ainsi qu’une autre conception de l’œuvre romanesque.

La grande intrigue de François Taillandier [36]

La grande intrigue, « pentalogie » romanesque de François Taillandier, comprend : Option paradis, Telling, Il n’y a personne dans les tombes, Les romans vont où ils veulent et Time to turn. Elle se présente comme l’exploration et l’étude, à travers deux familles, de la société française sur un peu plus d’un demi-siècle. En plus de mettre au jour la possibilité d’un roman familial, les deux premiers tomes, auxquels je m’arrêterai ici, s’articulent autour de deux grandes hypothèses émises par un professeur, personnage surnommé le prophète ou Charlemagne – son véritable nom n’est révélé qu’au dernier tome : Robert Marx. La première hypothèse suggère que le monde occidental aurait cherché, durant les cinquante ans qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, à rassembler toutes les conditions visant à créer un paradis sur terre (Option paradis). La seconde stipule qu’un monde vient de s’achever (celui de « l’option Paradis ») et que celui qui commence, le « Cinquième monde », bouleverserait notre rapport à l’ histoire et suggérerait une nouvelle configuration du temps, soit le temps autorésorbant, synonyme du présentisme (Telling). Dans les deux premiers tomes, on peut parler d’un véritable dialogue entre le narrateur et Charlemagne, dont les idées nous sont données par fragments. La grande intrigue se veut une suite romanesque dont le récit est indissociable de la pensée : « Réfléchir sur la morale, c’est réfléchir sur l’action aujourd’hui. Cela exige d’observer, de connaître et de comprendre l’époque : percevoir ses grandes tendances et prendre conscience des problèmes qu’elle pose du point de vue moral [37]. » En élaborant ses théories, Charlemagne se met plus nettement en position de moraliste que de moralisateur.

Dans Option paradis, les propos de Charlemagne nous sont donnés en discours direct, alors que dans Telling, ils sont présentés et commentés en discours indirect par le narrateur, puis repris par celui-ci, qui semble associer ses propres idées à celles de son personnage. Le détachement net entre la voix du prophète et celle du narrateur dans Option paradis s’atténue donc dans Telling. Le rapprochement entre les deux devient plus évident lorsque le narrateur décrit ou analyse le plus récent livre de Charlemagne sur la fin de l’option Paradis, publié en 2002, qui inclut un recensement de faits très récents prouvant sa nouvelle théorie :

Menaces des islamistes en Égypte. Attentat dans une boîte de nuit, en Indonésie ; nombreux vacanciers tués. Les professionnels du tourisme sont inquiets. Il se régalait. Ah, ils allaient en avoir, du paradis ! De même, il faisait ses choux gras des « jours rouges » du mois d’août, des énormes encombrements, des accidents qui ensanglantaient les autoroutes. En voilà encore, du paradis ! Il dégustait, comme on aspire une douzaine d’huîtres, les statistiques sur l’abus des somnifères par les Français ; n’en avaient-ils donc pas assez, de paradis ? Et les violences ! Les bagarres de supporters à la sortie des stades ! Ah ! Quel beau paradis [38] !

Ce qui frappe ici, c’est l’ajout dans le récit du narrateur de quatre énoncés en discours indirect libre qui contiennent tous une occurrence du mot paradis, chaque fois employé différemment, mais intégré à une argumentation progressive et bien structurée : le défi initial, le renforcement idéologique, l’interrogation négative – qui exprime un faux doute – et l’exclamation ironique finale. L’oscillation entre une participation (aux propos) et une distance (face au prophète) dans ce passage révèle la complexité de l’échange entre le narrateur et le personnage, ainsi que l’ambiguïté créée dans le partage des idées.

Dans l’ensemble, La grande intrigue s’intéresse surtout aux comportements ou à la manière dont ils ont changé, tout en restant plus près de la situation concrète des personnages. Certaines des scènes les plus pertinentes à ce sujet conjuguent le regard ironique du romancier à celui très lucide du moraliste, observateur attentif des phénomènes sociaux et culturels de son époque. Dans Option paradis, à partir de l’idée-mot fantasme, le narrateur crée un long dialogue très romanesque nettement axé sur la question éthique, sans jamais perdre de vue la petite intrigue. Voici d’abord son préambule :

L’Occident, par magazines interposés, découvrait depuis une vingtaine d’années les fantasmes. Les fantasmes étaient devenus la vache à lait de la presse magazine. [...] Tout le monde était censé avoir des fantasmes. Il était normal d’avoir des fantasmes. Fallait-il réaliser ses fantasmes ? Encore fallait-il connaître ses fantasmes [39].

Un long échange sur la question se poursuit entre deux personnages, Louise et Nicolas, sur les émissions de télévision qui exploitent ces situations, notamment au sein des couples. Louise en a été victime, en quelque sorte, quand son ex-mari est allé raconter leurs déboires conjugaux et sexuels à la télévision :

– Il s’agissait en gros de défendre la stabilité du couple, tout en reconnaissant l’aspiration de chacun à une certaine liberté, la légitimité du désir...

– Oui : c’est tout le paradoxe de la morale moderne. On veut concilier la vie conjugale stable et la légitimité du désir, deux réalités en principe inconciliables, sauf dans le cadre du mariage de raison, modèle que par ailleurs on condamne résolument [40].

Dans ce passage, le narrateur met en place la situation sur les fantasmes (leur traitement par les médias), mais l’interprétation de la morale de leur époque est laissée à Louise et Nicolas. Le partage des discours entre le narrateur et les personnages diffuse suffisamment l’origine ou l’autorité de la parole pour qu’on ne réussisse pas à y lire un jugement moral émanant d’une voix auctoriale.

La Barque silencieuse de Pascal Quignard

Conçus dans la continuité des Petits traités (inspirés des Essais de morale du janséniste Pierre Nicole), les six tomes parus de la série Dernier royaume regroupent des essais et des fictions, un mélange particulièrement riche de pensées, de contes, d’aphorismes. Sixième de la série, La Barque silencieuse poursuit le travail sur la langue, l’étymologie, la redécouverte d’auteurs négligés, de scènes oubliées, mais paraît encore plus assertif que les cinq tomes précédents. En plus de revenir sur deux thématiques qui sont presque toujours intimement liées chez lui, la lecture et la solitude, Quignard glisse vers une prose plus engagée et il ne fait pas que réfléchir aux sujets controversés, mais il défend clairement deux positions, selon lui, extrêmes : le suicide et l’athéisme. Il revient sans cesse au droit de s’enlever la vie et à un besoin de respect envers l’irréligion. Autrement dit, il se place beaucoup plus clairement sur un territoire qui, traditionnellement, relève de l’éthique ou des discours repris et analysés d’un point de vue éthique.

Il est essentiel de saisir le rapport entre la lecture et la solitude dans la démarche de Quignard pour mieux comprendre la place qu’il occupe en tant qu’énonciateur dans ses textes. Il met de l’avant un auteur qui se pense tout en pensant son texte et il récuse une pensée qui serait, comme il le dit si bien dans Vie secrète, « aussi abstraite. Aussi désimpliquante pour le penseur qui la concevait [41] ». Chez Quignard, la noétique devient aussi éthique, en particulier quand il est question du rapport à la lecture : « En chinois, Lire et Seul sont des homophones. Seul avec le Seul [42]. » Il reprend ainsi une des hypothèses fortes des Petits traités qui lui permettait alors de développer ce que j’ai appelé une éthique de la lecture : « La lecture sert à transformer la solitude en une communauté dénuée de “soi”. Une solidarité des “errants assis” [43] ». Cet oxymore illustre le rôle du lecteur, lui-même défini à partir du procédé d’énallage: l’errant, celui qui souhaite vivre en retrait. Remonter aux sources de la lecture comme acte individuel constitue une superbe façon de le comprendre et de voir comment il a pu transformer la pensée et l’individu. On imagine mal de quelle manière cela constitue des propos controversés ou polémiques. Pourtant, Quignard persiste et montre à quel point la lecture, une activité solitaire qu’il rapproche de la masturbation, demeure une façon de s’arracher aux discours de la société, de la politique, de la religion ou de la famille : « toute lecture est solitude sociale [44]. »

Celui qui cherche à vivre en retrait n’attire toutefois pas la même attention que celui qui se suicide. « La liberté de se tuer s’est perdue dans l’empire de Constantin [...]. Dieu devint propriétaire des vies esclaves [45]. » Ainsi, on comprend mieux l’argumentation de Quignard, qui passe de l’interdiction de se donner la mort, puisque la vie humaine (chrétienne) appartient à Dieu, à la mort de Dieu elle-même, source de liberté, mais aussi de contraintes et de persécutions. L’athéisme reste, selon Quignard, une position intellectuelle et éthique difficile à défendre, car elle est constamment attaquée et se retrouve trop souvent au-delà de la tolérance religieuse : « Je nomme athée celui qui vit sans dieux, dont l’âme est sans foi, dont la conscience est exempte de peur, dont la mort est accessible à l’idée de suicide, dont l’après-mort est néant [46]. » C’est ce qui l’entraîne dans une recherche des scènes initiales, et plus particulièrement d’ une généalogie des déclarations de la mort de Dieu, qu’ il reconstruit en cinq moments : Jean Paul (1796), Quinet (1833), Henrich Heine (1834), Max Stirner (1844) et Nietzsche (1883), ce dernier créant ce que Quignard appelle la scène décisive. Il développe par la suite quatre thèses, dans lesquelles on voit mieux l’engagement de son argumentation, qui vise à récuser les positions dominantes :

Le retour des dévots requiert le retour des athées [...]. La réapparition des guerres de religion sanglantes impose leur contestation irréligieuse. [...] L’irrationalisme de la fin du XXe siècle entraîne une nouvelle cure de désintoxication [...]. Le puritanisme sexuel revenant, les libertins doivent revenir [47].

La prise de position de Quignard se révèle beaucoup plus forte, tandis que sa plume emprunte un certain esprit au moraliste.

Sans qu’il soit possible de reconstruire un récit linéaire ou une narration téléologique, il reste qu’une logique de contiguïté conduit de la solitude à l’individualisme, de l’individualisme à la lecture, de la lecture au suicide, du suicide à l’athéisme, de l’athéisme à la liberté. Tous ces éléments forment un ensemble dont les liens sont établis en partie par la présence de l’errant, ce personnage ou alter ego de l’écrivain qui parcourt toutes les pages de La Barque silencieuse :

Je suis un homme toujours un peu étonné, apeuré, silencieux, farouche, inquiet : hagard. Hagard vient de « hager ». Ce mot vieil anglais correspond au latin ferus qui désigne l’animal sauvage. Si le latin soli-vagus c’est mot à mot «errant seul», le mot anglais hager dénote le non-domesticable [...] [48].

Par les jeux d’associations étymologiques, Quignard développe sa pensée de l’errance qui implique un dépassement vers le retrait du monde, vers le refus d’être domestiqué. Dans le même ordre d’idées, en faisant de l’athée « un marginal ; toujours seul ; toujours sans défense ; toujours victime [49] », Quignard récuse implicitement les discours sur l’athéisme contemporain souvent très militants, mais portés sur le besoin de reconnaissance sociale et politique des incroyants [50]. Aussi, en plaçant l’errance au cœur de La Barque silencieuse , Quignard rappelle l’importance du déplacement de sa pensée, de l’impossibilité de rester enfermé dans l’identité idem , ou encore de le rattacher à une quelconque école de pensée. Quignard est l’ errant irrémédiablement solitaire.

L’autofictif voit une loutre d’Éric Chevillard

Deuxième tome du carnet littéraire que tient Chevillard dans Internet depuis le mois d’août 2007, L’autofictif voit une loutre ne diffère pas singulièrement du premier, intitulé simplement L’autofictif, ni du troisième, L’autofictif père et fils. Chaque ouvrage représente exactement une année d’écriture. On peut néanmoins voir dans L’ autofictif voit une loutre un approfondissement des caractéristiques marquantes de ce « vilain blogue », pour reprendre le mot de l’auteur. Le Chevillard diariste semble en réalité s’inscrire, en partie du moins, dans la grande tradition des moralistes français par le regard qu’il porte sur la société, sur les travers humains. Il s’éloigne toutefois de l’aspect plus psychologique et ne cherche pas à sonder les « obscurs replis du cœur humain [51] ». À l’instar du moraliste classique, l’autofictif « décrit plus qu’il ne prescrit [52] », mais l’ironie constitutive de l’écriture de Chevillard n’empêche pas de voir pointer çà et là quelques accents plus normatifs.

Bien que les petits textes soient, à l’origine, conçus et diffusés presque tous les jours, lorsqu’ils sont réunis dans un ouvrage, on constate un véritable esprit de continuité. La lecture d’une année complète de ses carnets laisse apparaître beaucoup plus nettement le personnage que Chevillard a créé, car l’autofictif, c’est un alter ego aussi improbable que fidèle. L’autofictif se définit donc, au fil des entrées, comme un écrivain, un provincial (il habite la Bourgogne), un père de famille, résolument à gauche, n’épargnant personne dans sa critique. L’autoportrait oblique que l’on réussit à construire montre un auteur qui fait de l’ironie son mode de prédilection, aime se moquer de presque tout, y compris de lui-même, et tourner en dérision aussi bien les grands événements mondiaux, les manies de ses compatriotes que les petites activités quotidiennes. Dans les trois entrées journalières qu’il compose, on retrouve des fragments narratifs, des anecdotes, des blagues, des poèmes (des haïkus en particulier), parfois de simples onomatopées, mais il semble recourir de plus en plus à l’aphorisme. Un certain écart s’établit donc entre le travail du romancier et celui du diariste. Les situations incongrues sont nombreuses, mais la présence du loufoque, si forte dans ses romans, se fait plus discrète. Si l’ironie domine nettement, on ne peut toutefois pas affirmer que tout est ironique dans L’autofictif voit une loutre. Quelques idées ou opinions ne sont pas contestées ou contredites, notamment l’importance de la littérature, de l’amitié, de l’athéisme (ou de la laïcité). Les fragments abordent une multitude de sujets qu’on peut regrouper en quatre grands types principaux : le soi, le monde, l’écriture, les sentiments (l’amour, l’amitié, la paternité). Il est évident que les recoupements et chevauchements s’avèrent très nombreux.

On ne peut certes pas circonscrire aisément le soi d’un personnage aussi fuyant que l’autofictif. Si son univers ne tient pas de l’invraisemblable comme ceux de Crab, du vaillant petit tailleur ou autre Dino Egger, il n’en reste pas moins rempli de pièges : « Hors le temps de l’écriture, j’étudie toutes les offres de compromission [53]. » Dès la sixième entrée, le ton moqueur et l’humour se rapprochent de ceux des romans de Chevillard. Placé au début de l’ouvrage, cet énoncé donne une bonne indication de l’ethos de l’autofictif, qui ne se présente pas comme parangon de la morale, au contraire. En revanche, l’autocritique ou l’autodérision servent à protéger l’écriture, à lui donner un statut à part, au-delà de toute autre considération. Les entrées qui misent sur des liens indéfectibles entre la réflexion sur le soi et l’écriture traversent l’ensemble du recueil :

On croit volontiers que l’aphorisme est une proposition impersonnelle, formulée par une voix neutre, détachée, froide, comme énoncée par le marbre même. C’est au contraire un trait spontané de la subjectivité la plus exclusive ; s’y précipite l’expérience unique d’une conscience unique dont il témoigne du coup plus radicalement que le récit autobiographique où tout est affaire de circonstances [54].

La chute du fragment l’entraîne du côté de la boutade, mais tout ce qui précède s’avère une véritable réflexion sur l’écriture. Cet aphorisme qui traite de l’aphorisme montre merveilleusement bien à quel point Chevillard maîtrise l’art de la concision et possède le sens de la formule. C’est à la fois une valorisation de la pensée – « un trait spontané de la subjectivité la plus exclusive» – et une critique du récit (biographique), de ses conventions, de ses ressorts dramatiques, que l’on retrouve implicitement dans tous ses romans. Le projet de l’autofictif a commencé comme une raillerie des écritures du moi, et surtout de l’autofictifion – entendue par Chevillard dans un sens assez large ou un peu vague, il est vrai –, mais qui délaisse l’aspect dérisoire et mise sur une véritable définition de l’écriture de soi, celle où l’on se dévoile peu, mais où l’on affirme une étonnante subjectivité et une véritable pensée.

L’autofictif reste à une distance raisonnable de la clameur du monde. S’il ne cherche pas à fuir les autres – n’est-il pas un fier père de famille ? –, il aime en souligner les défauts: «Nous avons le vice de croire que nous sommes tous semblables et que notre fonds de mesquineries et de petitesses est celui de l’humaine nature. Cependant prêts à concéder que nos talents nous distinguent [55]. » Près de la maxime classique, tant par sa forme que son contenu, laissant même entendre des échos larochefoucaldiens, elle illustre la ressemblance de l’autofictif et du moraliste. Délaissant le « je » pour un « nous » plus universel, paraissant parler au nom de tous, il affiche un ton péremptoire qui est, somme toute, peu fréquent chez Chevillard. En choisissant d’écrire « nous avons le vice de croire » plutôt que simplement « nous croyons », il place manifestement sa réflexion dans un registre moral. C’est ici que le diariste et le romancier se distinguent le plus. Autrement dit, les fragments ou aphorismes quotidiens que propose Chevillard ne sont assurément pas des rebuts qui ne trouvent pas de place dans ses romans. On constate ici la présence d’un autre univers, suffisamment éloigné de son imaginaire romanesque pour qu’on puisse les considérer séparément. Il donne ainsi une tout autre couleur aux textes d’idées, de réflexions et de courtes fictions créés par l’autofictif.

La pensée du roman et la prose du moraliste

À propos de l’éthique (ou de la morale), on peut rappeler, en paraphrasant Blondel, trois éléments capitaux : il s’agit d’un problème et d’une réflexion sur le présent, et elle porte sur ce qui est à inventer. Les cinq textes (roman, fiction, essai, fragments) que j’ai brièvement analysés, malgré leurs différences importantes, ont en commun de présenter un lieu original d’expression de la pensée et de favoriser l’aphorisme à l’intérieur de la forme fragmentaire. Ainsi, ils nous aident à mieux comprendre comment la pertinence de questions plus anciennes (l’athéisme, le suicide, l’individu) se trouve réinscrite dans la littérature, mais ces questions nous permettent surtout de mieux analyser la représentation de quelques-uns des problèmes éthiques plus actuels, notamment ceux qui relèvent de la sexualité. Quel que soit le genre préconisé, Houellebecq, Laurens, Taillandier, Quignard et Chevillard recourent tous, de manière discrète ou plus ostentatoire, à la prose du moraliste, quand ils ne cherchent pas, le temps d’un instant, à occuper sa fonction. À l’aide des diverses problématiques mises en jeu, leurs œuvres redéfinissent du même coup la place qu’occupe l’éthique dans la littérature contemporaine, et nous incitent à mieux appréhender la pensée éthique qui s’infiltre dans notre conception (changeante) du monde.


NOTES

[1] Sandra Laugier, « Présentation », dans Sandra Laugier (dir.), Éthique, littérature, vie humaine , Paris, PUF, 2006, p. 5.

[2] Jean Lafond, « Préface », dans Moralistes du XVIIe siècle. De Pibrac à Dufresny, Paris, Robert Laffont, 1992, p. XIV.

[3] Paul Ricœur, « Éthique et morale », dans Lectures 1. Autour du politique , Paris, Seuil, coll. « Points », 1991, p. 258.

[4] Ibid., p. 258.

[5] Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, coll. « Points », 1990, p. 202.

[6] Éric Blondel, « Éthique/morale », dans La morale , Paris, GF Flammarion, coll. « Corpus », 1999, p. 220.

[7] Paul Audi, Créer. Introduction à l’esth/éthique, Lagrasse, Verdier/poche, 2010, p. 17.

[8] Ibid. , p. 17-18.

[9] Ruwen Ogien, L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2007, p. 16.

[10] Éric Blondel, Le problème moral, Paris, PUF, 2000, p. 2-3.

[11] Martha Nussbaum, Love’s Knowledge. Essays on Philosophy and Literature, New York/Oxford, Oxford University Press, 1990, p. IX. «[...] a conception of ethical understanding that involves emotional as well as intellectual activity and gives a certain type of priority to the perception of particular people and situations rather than to abstract rules ». Je traduis.

[12] Ibid., p. 23-24. « to establish that certain literary texts [...] are indispensable to a philosophical inquiry in the ethical sphere [...] ». Je traduis.

[13] Ibid., p. 148. « James often stresses this analogy : the work of moral imagination is in some manner like the work of the creative imagination, especially that of the novelist ». Je traduis.

[14] Ibid., p. 142. « and intelligent maker of a moral vision who embodied it in novels [...] ». Je traduis.

[15] Ibid., p. 167. « All daughters should treat their fathers with the same level of sensitivity [...] ». Je traduis.

[16] Thomas Pavel, La pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003, p. 275.

[17] Jacques Bouveresse, « La littérature, la connaissance et la philosophie morale », dans Laugier, op. cit., p. 121.

[18] Ibid., p. 96.

[19] Ibid., p. 145.

[20] L’étude sur Houellebecq est largement reprise de mon article « La plateforme romanesque de Michel Houellebecq. Un regard sur le roman français contemporain », dans René Audet (dir.), Enjeux du contemporain, Québec, Nota Bene, 2009, p. 105-128.

[21] Michel Jarrety, « Aphorisme », dans Michel Jarrety (dir.), Lexique des termes littéraires, Paris, Le Livre de Poche, 2001, p. 35.

[22] Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, p. 24.

[23] Ibid., p. 94.

[24] Monique Canto-Sperber, « Justifier une vie ? », dans Laugier, op. cit., p. 199.

[25] Houellebecq, op. cit., p. 11.

[26] Ibid., p. 313-314.

[27] Camille Laurens, L’Amour, roman, Paris, P.O.L., coll. « Folio », 2003, p. 24-25.

[28] Jean Lafond, « Préface », dans La Rochefoucauld, Maximes et Réflexions diverses, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1976, p. 8.

[29] Camille Laurens, op. cit., p. 14-15.

[30] Ibid., p. 14.

[31] Ibid., p 9.

[32] Ibid., p. 118.

[33] Ibid., p. 169.

[34] Ibid., p. 171.

[35] Ibid., p. 251.

[36] L’étude sur Taillandier est largement reprise de mon article intitulé « De l’option Paradis au Cinquième monde : les hypothèses romanesques de La grande intrigue de François Taillandier », dans Barbara Havercroft, Pascal Michelucci, Pascal Riendeau (dir.), Le roman français de l’extrême contemporain. Écritures, engagements, énonciations, Québec, Nota Bene, 2010, p. 45-65.

[37] Blondel, Le problème moral, op. cit., p. 231.

[38] François Taillandier, Telling, Paris, Stock, 2006, p. 98-99.

[39] François Taillandier, Option paradis, Paris, Stock, 2005, p. 80.

[40] Ibid., p. 94-95.

[41] Pascal Quignard, Vie secrète, Paris, Gallimard, 1998, p. 402.

[42]Pascal Quignard, La Barque silencieuse, Paris, Seuil, 2009, p. 50.

[43] Pascal Quignard, Petits traités, Paris, Gallimard, coll. « Folio », tome II, p. 138. Voir aussi Pascal Riendeau, « Les Petits traités de Pascal Quignard. Une nouvelle éthique du lecteur et de la lecture », Dalhousie French Studies, « Littérature et éthique », vol. 46, Automne 2003, p. 101-110.

[44] Pascal Quignard, La Barque silencieuse, p. 63.

[45] Ibid., p. 85.

[46] Ibid., p. 182.

[47] Ibid., p. 192.

[48] Ibid., p. 100.

[49] Ibid., p. 195.

[50] Pensons, entre autres, à des auteurs aussi différents que Normand Baillargeon, André Compte-Sponville, Michel Onfray, Richard Dawkins ou Christopher Hitchens.

[51] Éric Blondel, « Introduction », dans La morale, op. cit., p. 20.

[52] Jean Lafond, Moralistes du XVIIe siècle, op. cit. p. 1292.

[53] Éric Chevillard, L’autofictif voit une loutre, Talence, L’arbre vengeur, 2010, p. 8.

[54] Ibid., p. 180.

[55] Ibid., p. 65.


Pascal Riendeau étudie l’interaction entre la pensée du roman – sa capacité à fournir une expérience du monde par le biais de l’imagination – et la prose du moraliste – la dimension éthique de la littérature, entendue non comme discours édifiant mais comme exploration de problèmes moraux. À travers une analyse de cinq œuvres contemporaines qui investissent les interrogations éthiques de leur époque, il montre comment le questionnement moral est transposé à l’intérieur de la forme littéraire, par un glissement des thématiques existentielles à une discussion sur l’écriture elle-même, sensible à travers le roman dans le roman (Laurens), le passage du récit à l’essai (Quignard, Taillandier), la méditation philosophique (Houellebecq) ou encore le recours à l’aphorisme (Chevillard).

Éthique ou morale ?
Les études littéraires
Plateforme de Michel Houellebecq
L’Amour, roman de Camille Laurens
La grande intrigue de François Taillandier
La Barque silencieuse de Pascal Quignard
L’autofictif voit une loutre d’Éric Chevillard
La pensée du roman et la prose du moraliste

Pascal Riendeau est professeur agrégé à l’Université de Toronto et codirecteur du GRELFA (Groupe de recherche et d’étude sur la littérature française d’aujourd’hui). Spécialiste de littérature contemporaine, il a récemment codirigé un ouvrage intitulé Le roman français de l’extrême contemporain : écritures, engagements, énonciation (Éditions Nota Bene, 2010) et écrit de nombreuses études sur des auteurs français et francophones (Éric Chevillard, Philippe Sollers, Milan Kundera, Normand Chaurette, Carole Fréchette…). À l’hiver 2012, il fera paraître un ouvrage sur l’essai (Éditions Nota Bene).











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