Posture d’un amateur : le livre infini d’Hervé Guibert
- Noémie CHRISTEN -
La certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantômes… Borges.
Si l’œuvre tardive d’Hervé Guibert, trilogie autobiographique autour du virus du sida [1], prend la forme d’un larvatus prodeo, l’auteur s’avance en prenant soin de désigner son masque du doigt. Parmi les déguisements dont Hervé Guibert s’affuble, comme autant de postures d’écrivain rêvées et fantasmées, pointant à l’horizon des textes, il en est une qui colle si bien à la peau qu’elle ne se détache plus de l’épiderme : celle du disciple. Depuis les débuts de son activité de plume, Hervé Guibert n’aura cessé d’invoquer ses maîtres – à penser mais aussi à écrire, peindre et photographier – comme autant de fantômes traversant ses propres récits. Ce passé littéraire et érudit hantant le présent de l’écriture fait signe d’une certaine vitalité des arts et des lettres – redonnant corps au texte qui menace de s’éteindre. Le mode spéculaire, dynamique essentielle des fictions guibertiennes, glisse alors vers la mimesis, l’écrivain revêtant le costume de l’autre (philosophe, écrivain, artiste) admiré. Il n’est pas rare cependant que le disciple se révolte contre le maître et prenne la figure du traître, Judas. Cet ethos paradoxal n’est en réalité pas le fait du seul personnage-narrateur mis en scène dans ces récits mais bien plutôt l’effet d’une dialectique négative, circulation complexe d’un fervent lecteur et critique journalistique devenu auteur à succès, d’un amateur-lecteur devenu professionnel, bref d’une série de visages, collection instable de postures [2].
Il convient de rappeler qu’Hervé Guibert entreprend la rédaction de la trilogie alors qu’il est atteint par le virus HIV. L’aphasie littéraire, le blanc d’écriture menace sans cesse l’achèvement de ces volumes. Le projet littéraire qu’il poursuit est celui du « livre infini », comme il le formule dans une phrase exagérément longue d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie mimant la mégalomanie fatiguée du narrateur empêtré dans son propre chantier :
De déviation en déviation, axé sur des voies périphériques, des excroissances annexes de son projet initial qui deviennent à elles seules des livres en soi plus que des paragraphes, il se perd, se décourage, détruit, abandonne, rebâtit, regreffe, et se laisse peu à peu gagner par la torpeur d’un repli […] engourdi de plus en plus par le rêve d’un livre infini […] [3].
Le mythe de Sisyphe traverse ces trois livres illustrant une tension essentielle entre un désir sans borne de faire œuvre et la peur sournoise de la mort imminente. Le caractère lancinant de ce labeur guide le rapport très particulier d’Hervé Guibert à la littérature et son inscription dans ce champ. S’il aspire à rédiger « tous les livres possibles [4] », il pointe dans un même temps son « livre condamné [5] », identifiant corps malade et corpus. L’essence fragmentaire et le caractère inachevé de l’entreprise se poursuit d’un ouvrage à l’autre, le narrateur de L’Homme au chapeau rouge proposant en dernière phrase une conclusion sous forme d’aporie : « De nouveau, je pourrais appeler ce livre, comme tous les autres livres que j’ai déjà faits, L’Inachèvement [6] ».
Il peut arriver que survienne un événement de lecture. Entendons par là, l’hypnotique ouverture sur un monde que nous croyons connaître et qui pourtant se donne à nous pour la première fois. Les accidents de ce genre ne manquent pas dans la littérature contemporaine qui s’en fait volontiers le réceptacle à l’instar de l’œuvre d’Hervé Guibert qui en est truffée. Les découvertes littéraires constituent même souvent la matière, transposée et fabulée, de sa propre écriture, qui, cannibale, se nourrit de la chair de ces auteurs aimés et admirés. Parmi eux, on compte des figures littéraires françaises et étrangères mais encore bon nombre d’artistes plasticiens. C’est souvent moins l’érudition et la tentation encyclopédique que le geste esthétique qui laisse ses traces dans l’univers romanesque guibertien.
L’Homme au chapeau rouge (1992), dernier opus de la trilogie d’Hervé Guibert introduit la problématique de la bibliothèque comme lieu de projection de soi, et ce dès les premières pages [7]. Alors que le narrateur-personnage Hervé Guibert est en visite chez l’artiste Yannis [8], il est amené à séjourner dans la bibliothèque de ce dernier, celle-ci tenant lieu de chambre d’ami. Le récit livre deux épisodes nocturnes hautement significatifs du rapport très particulier du jeune auteur au monde des savoirs, des arts et des livres. La première nuit voit le narrateur chuter de son lit de camp :
En rampant sur le lit cassé en deux, comme un scarabée retourné sur sa carapace, je voyais le dôme de la bibliothèque tournoyer au-dessus de ma tête : […] je revis ce que voyait Yannis allongé sur le sofa de sa bibliothèque après avoir trop lu ou trop fumé d’opium, je vis en surimpression dans un vertige sur l’origine de sa peinture, et je compris pourquoi je l’aimais autant [9].
La chute tout à fait kafkaïenne du narrateur lui permet de prendre sur le sofa la place au sens physique et symbolique du peintre dans un état proche de l’ivresse – littéraire. En effet, il retrouve alors la perspective et la vision de l’artiste « après avoir trop lu et fumé d’opium » et non « trop bu » comme le lecteur s’y attendrait. D’une certaine manière l’écrivain se substitue à son ami, l’accident permettant une métamorphose (mouvement rappelant le titre du récit de Kafka : Die Verwandlung) – sur le plan du fantasme. La nuit se poursuit entraînant le héros dans une rêverie, un défilé d’écrivains :
Les écrivains morts faisaient la ronde autour de moi, une sarabande où ils m’entraînaient gentiment en me tirant par la main, le tourbillon de mes fantômes chéris : Tchekhov, Leskov, Babel, Boulgakov, Dostoïevski, Soseki, Tanizaki, Stifter, Goethe, Musil, Kafka, Ungar, Walser, Bernhard, Flaubert, Hamsun [10]…
L’espace tournoyant de la bibliothèque produit un vertige faisant glisser le narrateur dans une culture livresque sans fin, éternité suggérée par les points de suspension. Le panthéon d’écrivains évoqué par le narrateur constitue en partie le foyer des influences et des liens intertextuels tissés par l’écriture d’Hervé Guibert puisque bon nombre de ces figures de la littérature russe, japonaise, autrichienne, etc., sont évoquées dans le reste de l’œuvre ou dans des interviews. Il confie d’ailleurs encore à Patrick Poivre d’Arvor, lors de son passage sur le plateau de l’émission Ex-Libris, subir une influence directe de ses contemporains : « Derrière tous mes livres il y a eu l’ombre projetée d’un écrivain. Il y a eu Eugène Savitzkaya, il y a eu Peter Handke, il y a eu Mathieu Lindon. Il y a eu des écrivains qui ont été un peu en filigrane du livre… qui ont été des moteurs du livre [11]. » Cependant si la relation fraternelle et égalitaire évoquée ici semble témoigner d’un rapport serein et d’une certaine vitalité littéraire, la description contrebalance certains liens déjà établis dans l’œuvre antérieure. La position de lecteur chez Guibert n’a pas toujours été aussi apaisée, loin s'en faut. Dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, le rapport à Thomas Bernhard prend davantage la forme d’un « jeu d’échecs cuisants », celui-ci ayant une influence corrosive sur l’écriture guibertienne. L’écrivain autrichien qui en tant que tuberculeux partage avec Guibert le rapport au monde de l’écrivain malade s’immiscerait dans le texte guibertien, son influence se multipliant à la manière de métastases dans un mouvement d’arborescence. La relation à l’auteur est à la fois mimétique et concurrentielle, Hervé Guibert définissant À l’ami qui ne m'a pas sauvé la vie comme « […] un livre essentiellement bernhardien dans son principe, accomplissant par le truchement d’une fiction imitative une sorte d’essai sur Thomas Bernhard, avec lequel j’aurais voulu rivaliser […] [12] ». Le jeune écrivain, pris dans ce combat inégal, fait alors aveu d’impuissance littéraire :
Je me suis rebellé devant la virtuosité de Thomas Bernhard, et moi, pauvre Guibert, je jouais de plus belle, je fourbissais mes armes pour égaler le maître contemporain, moi pauvre petit Guibert, ex-maître du monde qui avait trouvé plus fort que lui et avec le sida et avec Thomas Bernhard [13].
Cette confession n’est donc que le reflet au second degré d’un autre aveu traversant le livre, celui de l’impuissance face à la progression du virus HIV dans son corps. L’expression « jeu d’échecs cuisants » dit d’emblée la faillite de cette entreprise. Un bras de fer similaire apparaît dans L’Incognito où il est dit que Tchekhov « empoisonne » Hervé Guibert. L’intertextualité qui prend toujours une forme spéculaire est métaphorisée comme pharmakon dans toute l’ambiguïté du terme : remède et poison à la fois. Le rapport à l’érudition littéraire est un rapport malade et belliqueux mais productif malgré tout. Il dit l’impuissance du lecteur contemporain face à l’énormité d’un héritage et la nécessité de redéfinir une pratique d’écrivain qui, échouant dans l’art de la copie, cherche à prolonger un geste dans une langue qui lui soit propre, renouvelée. Il y a l’idée que le passé littéraire prévoit tout et qu’aucune langue n’échappe à la bibliothèque, ou pour le formuler comme le narrateur borgésien : « Parler, c’est tomber dans la tautologie [14]. » Le bibliophile de la nouvelle de Borges affirme encore dans une phrase qui aurait pu être celle d’Hervé Guibert : « L’écriture méthodique me distrait heureusement de la présente condition des hommes. La certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantômes [15]… »
Le récit de L’Homme au chapeau rouge livre ensuite un second épisode nocturne dont la bibliothèque sera à nouveau le théâtre : une autre danse, menée cette fois par une série d’artistes tirés des tranches d’albums de la bibliothèque, éveille le narrateur : « Cette fois c’étaient les peintres qui faisaient la sarabande autour de moi en m’encerclant avec leurs noms sur les tranches des albums : Manet, Matisse, Picasso, Balthus, Goya, Miró. Balthus, Balthus, Balthus [16]… »
L’évocation est comme la mise en abîme d’une admiration qui traverse le livre. L’homme au couvre-chef rouge ne cesse en effet de prendre en filature les peintres usant de tous les prétextes pour obtenir d’eux interviews, photographies et autres anecdotes personnelles. Les artistes échappent d’une certaine manière à l’écrivain et ceci semble même constituer l’essence de l’intérêt qu’il leur porte. La relation au peintre Francis Bacon est vécue comme une paternité : « Je pourchasse Bacon depuis ce jour de janvier 1977 où mon premier livre, La Mort propagande, venait de sortir de l’imprimerie, j’avais vingt et un ans, et ce jour avait coïncidé avec le vernissage de la nouvelle exposition de Bacon à la galerie Claude Bernard, rue des Beaux-Arts [17]. » La coïncidence est vécue comme un acte de naissance, signe du destin. Mais les tentatives d’Hervé Guibert pour nouer contact échoueront par la suite.
C’est cependant le peintre Balthus qui occupe particulièrement l’esprit du narrateur comme une obsession, le caractère inaccessible du maître le rendant si désirable. D’ailleurs le récit de leurs différentes rencontres occupe une vingtaine de pages et constitue une sorte de micro-récit indépendant à l’intérieur du récit à tiroirs que constitue L’Homme au chapeau rouge. Usant de sa fonction de journaliste au journal Le Monde, Hervé Guibert cherchera par tous les moyens à capturer l’image vivante de l’énigmatique peintre que ce soit par l’entretien ou la photographie sauvage. Invité à rendre visite à l’artiste dans son chalet à Rossinière en Suisse, Hervé Guibert tente une ultime introduction dans l’intimité de celui-ci. L’épisode prend une autre tournure, celle d’une initiation du jeune écrivain aux mystères de la peinture, faisant avorter le projet d’article. Les seules traces de cette rencontre sont celles du récit que nous lisons.
Les deux rondes d’auteurs tournoyant dans la bibliothèque au-dessus de la tête du narrateur depuis les travées se laissent certes lire comme l’image inspirante et inquiétante des sources d’influences de l’écriture d’Hervé Guibert. Entièrement subjectivée, la bibliothèque n’est pas le lieu des savoirs exacts ni celui de la passion encyclopédique mais, centrifuge, elle forme un tourbillon, jeu infini de miroirs se refermant sur le moi de l’écrivain. Singulière, elle témoigne de la relation très exclusive et passionnelle du jeune auteur à la culture lettrée et artistique qui prend souvent la forme du « désir mimétique ». On doit la paternité de ce concept à René Girard, qui donne au désir la forme d’un triangle non œdipien [18]. Renversant la conception freudienne qui voudrait que le narcissisme consiste en un désir de soi-même – ou désir portant sur l’objet maternel – Girard postule l’idée que le désir est toujours fondé sur un autre désir. Sa théorie mimétique fait de l’autre – du double – non plus une altérité au sens strict mais une identité, reflet fantomatique du sujet dans le miroir, si bien qu’on ne peut en dernière instance distinguer les partenaires l’un de l’autre. L’endroit du désir a dès lors son envers : la rivalité amenant le sujet dans une impasse intolérable. « Le sujet ne veut pas triompher complètement du rival ; il ne veut pas non plus que le rival triomphe complètement de lui [19]. » Hervé Guibert, subjugué par le style de certains maîtres, se voit barrer l’accès à son désir, par la perfection de ses modèles (à l’instar de celui que représente Thomas Bernhard), ce qui redouble encore son désir d’accéder à l’objet qui pourtant échappe à l’imitation totale. Bien qu’aspirant au fond à la différence, le sujet Guibert refuse d’admettre la réciprocité, et retombe inlassablement dans l’identité et l’uniformité.
L’originalité de l’ethos d’écrivain mis en scène dans L’Homme au chapeau rouge tient dès lors à sa position d’équilibre : Hervé Guibert ne fait jamais table rase des auteurs du passé. On pourrait d’ailleurs lire bon nombre de ses œuvres antérieures comme des hommages, des pastiches, ou des biographies romancées de grandes figures d’auteurs (l’influence de Barthes dans L’Image fantôme [20], le témoignage de l’agonie de Michel Foucault dans À l’ami qi ne m’a pas sauvé la vie, etc.) bien qu’elles n’établissent jamais de lien de filiation au sens strict. Point de nostalgie donc dans cette exhibition des arts et des lettres, mais un véritable amour cannibale [21]. Les idéaux de singularité du style et d’originalité de la langue, de même que la valeur de l’authenticité propre au projet autobiographique sont comme supplantés par ces amours-haines souterraines, vecteurs de l’écriture. La plume guibertienne, comme empêtrée, ne cesse de dire l’impossible dépassement de ce bagage.
Le passage de la première ronde d’écrivains à celle des artistes symbolise aussi parfaitement le glissement qui s’opère entre l’écriture, mode privilégié d’expression du narrateur de L’Homme au chapeau rouge et un désir de peinture, ou ce qu’il appelle son « rêve de tableau ». Cette tentation perpétuelle – qui passe par la tentative de prendre la place du peintre Yannis sur le sofa – constitue un véritable geste de redéfinition d’un ethos particulier de l’écrivain Hervé Guibert glissant de l’écriture à la peinture, tenté par le prolongement du geste littéraire sur d’autres médias et supports visuels. Ce passage de l’écrivain à l’artiste semble constituer l’impossible quête du narrateur.
J’étais attiré presque physiquement, non seulement par ses tableaux que j’avais vus reproduits dans les catalogues, mais par la puissance de travail de celui qui les avait peints, et par son talent à en tirer de l’argent, le plus possible, des montagnes d’argent. Yannis était le « jeune peintre » à la mode – il faut beaucoup de guillemets pour ce genre d’expression – et on aurait pu dire que j’étais le « jeune écrivain » en vogue, bien que je fusse malade et probablement condamné [22].
L’attraction pour la peinture passe une fois encore par la figure de l’artiste admiré en particulier pour son endurance dans le labeur. La gloire et la position de Yannis sur le marché de l’art rehaussent encore sa valeur tandis qu’Hervé Guibert, sorte de pendant sur le marché littéraire, paraît amenuisé. Sisyphe est fatigué.
En réalité, L’Homme au chapeau rouge éclaire une inversion intéressante sur laquelle se fonde tout l’ethos de l’écrivain et dont l’épisode de la bibliothèque n’était que l’antichambre. Entre les lignes, Hervé Guibert apparaît souvent comme l’impossible modèle du peintre Yannis qui cherche à tirer son portrait. Après les longues séances de pose, Yannis, insatisfait du résultat de son travail, passe au vitriol les représentations de son ami. Le personnage Hervé Guibert échoue donc à être le modèle d’autrui, ce qui ne surprend guère le lecteur épris de l’œuvre guibertienne tardive. En effet, Guibert n’aura pas cessé de pratiquer l’écriture de soi, jouant le triple rôle d’auteur, narrateur, personnage de ses récits – comme le veut le pacte autobiographique. De même il est le scénariste, le cameraman et le sujet de son film La Pudeur ou l’Impudeur. Il n’aura cessé d’occuper toutes les places – toujours sujet et objet de son œuvre – dans un geste d’automédiation maximale, répondant à un fantasme autopoiétique omniprésent.
Mais si le personnage Hervé Guibert ne se laisse point objectiver par autrui, on remarquera que les peintres Yannis, Bacon et Balthus sont dans ce récit des modèles posant malgré eux, à leur insu devant le chevalet d’Hervé Guibert, peintre des mots. L’Homme au chapeau rouge raconte leur fuite impossible et les réduit à l’état de personnages de la fiction, marionnettes de papier. La posture guibertienne manifeste des symptômes d’alternance typiques du désir mimétique, tel que le décrit René Girard : « Chacun, dans la rivalité, occupe toutes les positions successivement puis simultanément, et il n’y a plus de positions distinctes [23]. » Hervé Guibert thématise ce rapt clandestin, et confesse la trahison de son ami Yannis : « Yannis savait que j’étais en train d’écrire l’histoire de Vigo, le frère disparu de Lena, et il m’avait donné sa parole de n’en parler à personne, mais il ignorait qu’il était comme personnage au premier plan de mon récit, reléguant Vigo derrière Lena [24]. »
Enfin, L’Homme au chapeau rouge porte une dédicace ambiguë mais éclairante pour notre propos : « A mes modèles ». Celle-ci peut s’entendre dans un double sens : premièrement, à ceux qu’Hervé Guibert admire comme étant ses maîtres à penser dont il serait le disciple. Mais l’expression s’entend en même temps comme à ceux qui sont les modèles posant pour sa plume, réduits au statut d’objets de l’écriture. De même, l’auteur confie dans une interview : « L’écrivain que je lisais – ou son ombre, ou son fantôme – devenait presque un personnage de la fiction que j’écrivais. C’est à la fois un personnage et un modèle [25]. » La duplicité de la démarche résume ainsi parfaitement cette position d’entre-deux occupée par Hervé Guibert face à l’érudition, admiration qui passe de l’idolâtrie à l’iconoclasme.
Le motif de la fourberie est récurrent dans l’œuvre de la trilogie, comme dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie où Guibert rapporte avoir fait lire son manuscrit à David, un ami écrivain, qui condamne le projet. Le narrateur-personnage admet : « […] je n’aurais certainement jamais écrit ce livre si je ne n’avais pas lu ses livres à lui, il me reprochait d’être un disciple indigne […] [26] ». De même, le narrateur confie sa déloyauté, lorsqu’il livre en pâture à ses lecteurs la vie intime de son ami Muzil (alias Michel Foucault). La dénonciation prend au sein du récit la forme d’un geste assumé : « […] je savais que Muzil aurait eu tant de peine s’il avait su que je rapportais tout cela comme un espion, comme un adversaire, tous ces petits riens dégradants, dans mon journal, qui était peut-être destiné, c’était ça le plus abominable, à lui survivre […]. [27] » Cherchant à sortir du rôle d’admirateur, journaliste, spectateur, il opère le renversement des rapports de force, d’autorité et de création, se positionnant comme l’ultime démiurge.
A la lecture des textes de la trilogie, on serait encore tenté d’affirmer comme Richard Millet : « Tout écrivain porte en lui la mort du monde et sa résurrection [28]. » Malade du sida, c’est alors qu’il est au seuil de la mort, qu’Hervé Guibert renaît, ressuscite en littérature via l’écriture. A mi-chemin du disciple fidèle et du traître opportuniste, Hervé Guibert aura construit son ethos d’écrivain – cette fois sur le plan de la fiction comme du biographique – à partir de L’Autre, et souvent pas n’importe lequel. S’il affirme en effet à Bernard Pivot lors de son passage à l’émission littéraire Apostrophe avoir été « le témoin de la mort de Michel Foucault », c’est sur le ton de l’apôtre. On peut dire en quelque sorte qu’Hervé Guibert se fait le témoin de La Mort de L’Auteur – ou plutôt de la mort de « La mort de l’Auteur » – et du coup selon la logique de la dialectique négative celui de Sa Résurrection, sa déclaration le projetant sur le devant de la scène médiatique comme le mauvais disciple, l’héritier d’une certaine autorité mais subvertie et réinventée, une persona en parfaite résonance avec les textes. Si Hervé Guibert fait figure de Judas, il n’en reste pas moins qu’il aura incarné une autre version de l’auteur, se mirant dans le double miroir du livre et de l’écran, une posture de l’entre-deux qui sera souvent celle des écrivains de sa génération.
La littérature n’est en ce sens plus coupée du monde renonçant à la transcendance d’un auteur tout puissant. Si Guibert ne cesse de conter son impuissance – physique, sexuelle et symbolique –, son corps quant à lui est glorieux, ressuscité par l’image. La littérature fournit au jeune auteur en somme une série d’images et de scripts recyclables sur d’autres supports. Le livre « infini », circulant bien au-delà du seul texte écrit, n’est pas sans rappeler le projet de Gesamtkunstwerk, un idéal formulé par les avant-gardes, des surréalistes aux situationnistes, et avant eux par les romantiques (Wagner, Mallarmé, etc.). Il rappelle encore le projet d’une des figures tutélaires de l’œuvre guibertienne : le Roman utopique de Roland Barthes.
Ce Roman utopique, il m’importe de faire comme si je devais l’écrire. […] le monde ne vient plus à moi sous la forme d’un objet, mais sous celle d’une écriture, c’est-à-dire d’une pratique : je passe à un autre type de savoir (celui de l’Amateur) […] [29].
Toute l’originalité de la posture d’Hervé Guibert tient dans ses tentatives d’annexer la littérature qui n’est pas appelée à rester identique à elle-même ni à dépérir au rythme du corps mais à se transposer sur d’autres supports, postulant le mariage heureux du récit avec l’image (de la photographie à la peinture ou à l’image-mouvement).
Noémie Christen, « Posture d’un amateur : Le livre infini d’Hervé Guibert », Les Cahiers du Ceracc, nº 6, juillet 2013 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/christen.html [Site consulté le DATE].
La qualité essentielle de la trilogie d’Hervé Guibert réside dans sa transparence dévoilant les tourments d’une conscience douloureuse et obsédée. Le rapport à l’autre y apparaît presque intimé comme un appel, écho mouvementé, les poètes, philosophes et artistes se succédant comme autant de maîtres à penser, admirés et jalousés. Mais ne constitueraient-ils pas le reflet dansant et trompeur du dilettantisme, éthique d’un jeune écrivain, en quête d’auteur et d’autorité ? Ces pages tentent de rendre compte de l’influence de ces liens souterrains sur l’esthétique guibertienne pour esquisser la posture d’un auteur issue de cette dialectique du maître et de l’esclave.
Les écrivains
La tentation du peintre
Le mauvais disciple
Noémie Christen est actuellement enseignante de français à l’Université de Saint-Gall, où elle réalise une thèse de doctorat qui porte sur les automédiations dans la littérature française contemporaine, sous la direction du Professeur Vincent Kaufmann. Elle est également chercheuse pour le MCM Institut de cette même institution, et participe à différents projets de recherche ayant trait aux médias, et plus particulièrement au journalisme culturel. Elle collabore en outre à différentes revues, notamment Non fiction ou la Revue des Belles-Lettres. Elle a publié plusieurs articles sur les « écritures de soi », chez Serge Doubrovsky, Yves Velan ou Hervé Guibert.