Patrick Mauriès : « la passion du disparate »

- Laurent DEMANZE -



À l’occasion des vingt ans du Promeneur, Patrick Mauriès bouscule les usages de la célébration en délaissant volontairement les parcours chronologiques qui scandent les moments d’une maison d’édition pour leur préférer une déambulation vagabonde, au sein d’une bibliothèque singulière et d’une collection d’amateur. Car dans le catalogue qui accompagne les vingt ans du Promeneur, Description d’une jolie collection de livres [1], comme dans ses textes programmatiques, l’éditeur et écrivain choisit de ne pas rédiger l’histoire d’un parcours éditorial, qui récapitule les étapes, scande les métamorphoses, célèbre les réussites, pour mieux introduire le lecteur sans discours d’escorte trop présent dans le territoire d’un bibliomane. C’est que Patrick Mauriès ne conçoit pas le travail éditorial sans poser une analogie forte et intime entre la collection éditoriale et la collection bibliophile, entre la publication de textes inédits ou exhumés et la passion d’un lecteur épris de raretés. Entrer dans l’atelier de l’éditeur a dès lors partie liée à un parcours de bibliothèque. Ce n’est donc qu’indirectement que le lecteur du catalogue pourra reconstituer l’histoire de la maison d’édition, à partir de traces dispersées, de reproductions de couverture et des témoignages d’écrivains. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut retracer les devenirs de cette revue mensuelle inspirée des gazettes du XVIIIe siècle, qui devint maison d’édition au sein de Quai Voltaire, puis de Gallimard en 1991. Vingt ans de publications plus tard et deux collections – celle éponyme « Le Promeneur » et « Le cabinet des lettrés » – donnèrent alors naissance à plusieurs centaines d’ouvrages.


Parcours de bibliothèques


Cependant ce parcours de bibliothèque dans lequel Patrick Mauriès nous entraîne et nous guide n’obéit pas à un trajet linéaire ni même à ceux, réels, que l’on pourrait cartographier. Car ce parcours qui se dessine par photographies et reproductions interposées entrelace et emboîte des espaces hétérogènes, inconciliables et éloignés dans le temps. Non seulement la bibliothèque personnelle mène insensiblement au bureau de l’éditeur, mais les lieux réels côtoient des gravures de bibliothèques d’Érik Desmazières, des pastels de Pierre Skira ou des huiles de Pierre Lesieur, estompant la frontière incertaine entre la capture photographique d’une bibliothèque concrète et la représentation d’une bibliothèque imaginaire, entre le lieu réel et la rêverie autour d’un lieu idéal. C’est d’ailleurs ce goût pour la rêverie autour d’une bibliothèque idéale qui fait le lien entre ces éclats, car entre fiction mentale et représentation attestée, textes anciens et témoignages contemporains le catalogue est une mise en scène de l’art et de la difficulté de constituer, en rêve comme à travers les contraintes éditoriales, aujourd’hui comme autrefois, les bibliothèques.

Des textes de Thomas Browne – Musaeum clausum ou Bibliotheca abscondita –, François de La Mothe Le Voyer – Lettre sur le moyen de dresser une bibliothèque d’une centaine de livres seulement –, Charles Nodier – sur le « catalogue de la bibliothèque d’un amateur » – dialoguent implicitement avec Alberto Manguel, Gérard Macé, Jacques Roubaud … et Patrick Mauriès. C’est une même rêverie qui fait le lien entre les époques et les niveaux de réalité, mais c’est aussi un même mode de présentation de la bibliothèque, où l’hétérogène, le fragmentaire et la saturation de l’espace vont de pair. Autant dire que si le lecteur du Promeneur ou celui du catalogue entre dans cette bibliothèque, il lui faut un fil d’Ariane ou un guide pour l’introduire dans sa visite. Telle est en effet la tradition des cabinets de curiosités que prolonge Patrick Mauriès notamment dans L’Hôtel du Grand Veneur : pour éviter de trop « s’égarer dans cette topographie de l’enchantement [2] », il faut être invité par l’hôte des lieux, qui commente les objets insolites, instruit le visiteur et construit le parcours selon toute une dramaturgie de la parole qui fasse dialoguer les choses et les mots, en entrelaçant la surprise d’un spectacle et le vertige d’un récit. C’est ainsi que de manière discrète, le lecteur de Description d’une jolie collection de livres est guidé de loin en loin par des notices, des notes érudites et des légendes qui permettent de se perdre sans s’égarer, grâce à la présence discrète et continue du collectionneur. Cette régie érudite qui fonctionne comme une basse continue renvoie aux pratiques et aux usages des cabinets : car la déambulation et les parcours géographiques ne vont pas sans une parole accompagnatrice qui montre et qui raconte. Les objets vus sont ainsi sertis dans une trame argumentative et narrative qui fait ressortir la singularité de la pièce, en la contextualisant dans un récit de découverte ou au sein d’un discours savant. La parole du montreur supplémente l’enchantement de la curiosité, dans une dialectique où l’objet et la parole s’attestent mutuellement. C’est cette parole que l’on découvre au travers de L’Hôtel du Grand Veneur, judicieusement sous-titré Petit guide fantomatique du musée de la Chasse et de la Nature. Mais tandis que l’on peut attendre d’un guide qu’il renseigne et qu’il oriente, la parole accompagnatrice est dédoublée et se conteste en permanence, d’approximations en ajustements, au point de faire de la visite un parcours troublé, dont la géographie elle-même est incertaine, comme le soulignent les premiers mots qui désorientent davantage qu’ils ne guident :

– Non, non, vous n’y êtes pas. L’Hôtel du Grand Veneur n’est pas ici : sortez et prenez la première à gauche, puis la première à droite, descendez la rue du Parc, longez le jardin que protège une statue de Diane, puis tournez à nouveau à gauche ; à moins que vous ne préfériez bifurquer plus tôt et remonter la discrète rue du Roi-Doré, avant de tourner à droite : vous tomberez quasiment sur l’endroit que vous cherchez, dans l’ancienne rue Saint-Louis aujourd’hui rue de Turenne [3].

Telle transposition littéraire de l’art de la collection menée par Patrick Mauriès constitue un sillon de la littérature contemporaine de Pascal Quignard à Gérard Macé, qui réactivent à leur manière l’entreprise d’un Aby Warburg pour élaborer l’espace d’un musée anachronique. Les œuvres et les objets y sont exposés avec un art du montage qui se développe, note Marielle Macé, selon des affinités électives : « rapport de voisinage, d’association, de comparaison, qui constitue le terreau de liaisons analogiques [4]. »


Une hétérotopie de l'inactuel


De tels parcours de bibliothèque, tantôt mentaux, souvent dans le temps, constituent l’espace lettré comme une enclave difficilement situable, ou du moins décrochée des urgences du présent. Une hétérotopie pour reprendre à Michel Foucault sa notion, tant le monde extérieur est présenté par Patrick Mauriès sous des dehors dysphoriques. L’expérience du présent s’offre en effet dans Le Vertige avec un « sentiment de déshérence [5] », sous-tendu par une analyse vive et acérée de l’édition et du champ littéraire contemporains : la disparition de figures tutélaires, le désapprentissage de rites littéraires, l’emprise de l’économie ont en quelques années transformé le sentiment d’être contemporain au monde et à ses livres. La contemporanéité a cédé derrière les rythmes artificiels de l’actualité, faite de répétitions parodiques, d’oubli du temps long, d’urgences soigneusement concertées par les lois du marché.

À rebours d’une actualité dont les règles de constitution échappent aux valeurs littéraires, Patrick Mauriès édifie sciemment la bibliothèque comme un lieu inactuel sinon anachronique. C’est ce décalage temporel qui impose distance à l’actualité et indifférence à ses pressions dans le titre même de la collection « Le cabinet des lettrés » : l’on y devine un renvoi à des pratiques révolues du livre entre cabinet de lectures, qui donne en partage des livres introuvables, chambre de lecture, qui rassemble la socialité restreinte de lecteurs choisis et cabinet de curiosités, où s’entassent excentricités et savoirs marginaux. Contre la mémoire brève, la revendication d’un temps long de la littérature qui fait de l’écriture, comme le voulait Roland Barthes, un geste de seconde main [6].

La figure du cabinet réactive alors bien des imaginaires de la retraite méditative. Et telle est la représentation de la bibliothèque proposée par le catalogue, tant se dégage une sensation de saturation, mais une saturation où les livres côtoient les images et les objets insolites. Surtout, ces objets, choisis avec goût malgré leur hétérogénéité, circonscrivent l’espace d’un confort : du fauteuil entouré de livres, à l’étole posée dessus, jusqu’au tapis avec ses fleurs et ses feuillages, la bibliothèque délimite un espace de vie préservée, où le goût sensuel des matières est intensifié. La bibliothèque, même si elle est fantomatique ou illusoire, est bien dans le monde, mais elle propose un déport, voire une façon de faire abstraction des urgences du présent. Le cabinet, comme l’a rappelé William Marx, « n’est jamais fermé qu’en apparence. Même entièrement clos, il ouvre sur d’autres temps, d’autres lieux, avec lesquels il communique en secret [7]. » Tel est ce projet éditorial qui échappe à l’enfermement du présent pour vagabonder à travers les siècles et les pays, et faire tenir ensemble Crébillon, De Quincey, des épitaphes antiques et des instructions au cuisinier zen. Chaque livre dans la collection propose autant d’échappées vers lesquelles « ils entrebâillent une porte dérobée [8] ». Bibliothèque singulière et pratique éditoriale ont alors partie liée à la revendication d’un décalage ou d’une résistance au présent, à penser sur le mode spatial du cabinet ou sur le mode temporel de l’intempestif ou de l’inactuel, pour emprunter les mots de Nietzsche. Autant de stratégies pour faire pièce aux discours d’intimidation du présent qui valorise le semblable et la répétition du déjà connu, autant de contre-feux pour lutter contre l’oppression du présent et de l’actualité.

Cette sensualité qui fait du souci esthétique un style de vie se retrouve jusque dans la facture des livres publiés : couverture à rabats, papier vergé, gaufrage, maquette élégante et effigie programmatique de Pier Luigi Cerri. La qualité du livre dessine la silhouette de l’éditeur à la façon d’un esthète qui ne cesse de manier littérature et arts, comme autrefois dans l’aventure remarquée de la revue FMR. Mais ce souci esthétique, qui est un luxe tout de sobriété et s’accompagne d’une économie de moyen, « s’est toujours voulu fondamentalement éthique [9] ». Une éthique, parce que ce goût de l’objet rare ou de l’élégance est une manière d’être autant qu’une façon de faire. La pratique éditoriale se déploie alors comme un véritable style de vie, qui fait de l’écriture même et de la collection autant de signes de distinction [10]. Une éthique surtout, parce que cette insoumission aux lois du présent nécessite un renversement des hiérarchies et la défense d’autres valeurs littéraires. Ce renversement s’opère par distorsion et transformation des critères de réception, puisqu’il s’agit de « réajuster, de décadrer, de déplacer [11] ». Un tel renversement promeut une représentation aristocratique de l’œuvre :

[…] toute œuvre respectable étant par définition altière, solitaire, insoucieuse du goût courant, confortée même par son manque de reconnaissance, et sûre de s’imposer au fil de l’histoire, contre l’aveuglement et le tiède consensus du présent : l’insuccès comme souverain titre de gloire [12].

La tâche de l’éditeur n’est pas loin de s’apparenter alors à l’office mémoriel de l’historien romantique qui répare les injustices de l’histoire, qui recueille les œuvres oubliées et redonne vie par une réédition à un livre comme défunt [13]. Mais elle s’apparente surtout au geste du collectionneur qui selon Walter Benjamin renouvelle les objets par son regard et son appropriation fétichiste. On serait tenté alors d’emprunter les mots mêmes de Patrick Mauriès pour considérer à sa suite que l’éthique de l’éditeur prolonge l’ethos du collectionneur qui n’est « jamais éloigné de la figure du nécromant ramenant à la vie ce qui est mort [14] » pour arracher des objets et des œuvres hors du mouvement irréversible du temps. Il y a là fondamentalement un geste de réparation, symbolique comme éditorial, qui fait de l’activité d’éditeur, tout à la fois un geste violent de revendication du dissensus historique et un geste pacifiant de sauvegarde d’une mémoire perdue. Car d’un côté, il s’agit de revendiquer l’intempestivité d’une littérature qui court sous le règne des académies et d’en valoriser la force disruptive et troublante :

Seuls nous importaient les anonymes des bibliothèques, les œuvres innombrables que n’avaient pas retenues, fossilisées, la théologie de la littérature, ces stylistes admirables qu’oblitérait provisoirement l’étiquette de « mineurs ». Il nous revenait de réparer les oublis, de reporter au jour les œuvres enfouies, de troubler les hiérarchies, les images exemplaires destinées à faciliter l’administration générale des lettres [15]

De l’autre, il s’agit de rassembler les œuvres d’une histoire parallèle et clandestine, d’une généalogie secrète que rien de commun ne régissait, sinon des expressions désuètes, un panthéon mêlé, des rites tombés dans l’oubli. L’éditeur se fait archéologue d’une mémoire en miettes : « C’était la dispersion de cette mémoire, l’énergie qu’il fallait employer à en retrouver les fragments, reliques perdues, indices d’une quête sans fin, qui en faisait d’ailleurs tout le prix [16]. » Publier un livre oublié, c’est en somme « un auteur comme levé de sa tombe [17] ».


Déprogrammation de la littérature


Le geste éditorial de Patrick Mauriès, qui allie affirmation d’inactualité et résurrection des oubliés, est donc un geste qui choisit de brouiller en profondeur l’historiographie de la littérature. Aux périodisations séculaires, aux assignations génériques, au règne des académismes, l’éditeur substitue une histoire parallèle et réticente à s’inscrire dans les périodes convenues, une prédilection pour les textes monstrueux et les mélanges. En affirmant l’inactualité de la littérature, il s’agit aussi bien de revendiquer d’autres modalités d’écriture de la mémoire littéraire. Et cela à travers deux gestes ; une spatialisation de l’histoire littéraire qui troque, contre la linéarité unifiante de la frise, des territoires alternatifs ou parallèles qui complexifient toute compréhension des relations littéraires :

la littérature était avant tout terres inconnues, puits d’oubli, mondes parallèles, trous noirs, sentiers abandonnés menant à la minuscule silhouette d’un personnage que ses choix avaient mis à l’écart, tenu en réserve [18].

Ce geste, Patrick Mauriès l’accompagne d’un autre par lequel il rompt avec « la réification de l’“actuel [19]” », puisque pour complexifier les écritures de la littérature, il ne faut pas se contenter des œuvres réalisées et accessibles, mais convoquer aussi les livres seulement rêvés ou perdus, oubliés ou encore à inventer. La littérature se double sans cesse de lignes spectrales, de virtualités inaccomplies et fait du lecteur comme de l’éditeur un flâneur égaré dans les fictions d’histoire littéraire : « la littérature encore une fois pouvait échapper à l’ennui des enthousiasmes programmés : espace d’enquêtes et d’errances, de méprises, de révélations, de disparitions et résurgences [20]. » La tonalité résolument spectrale ou fantomatique de cet imaginaire rejoue le désir de faire sortir l’histoire littéraire de ses gonds, en revendiquant sa puissance secrète de mirage et d’apparition. Nulle nécrophilie mortifère dans la défense de ces lignées clandestines ou secrètes, mais la constitution d’une « histoire spectrale [21] » qui anachronise les modalités de production et de réception de la littérature.

Entre cartographie fantastique et histoire spectrale, la pratique éditoriale de Patrick Mauriès contribue ainsi à mettre en crise canons et académismes, c’est-à-dire ces hiérarchies imposées de l’extérieur et qui s’accompagnent si souvent d’injustices et d’oublis :

Le Promeneur s’est fondé, à l’extrême opposé, sur l’impossibilité, la critique, le rejet de la notion même de canon, avec ce qu’elle suppose d’exclusion, de normatif, d’injustices et de distorsions historiques, de définitions de l’“homme” et d’idéalisme philosophique, sans parler de cette hiérarchie de “valeurs”, qui ne sont plus aujourd’hui que fictions essentielles de la farce médiatique [22].

Selon Patrick Mauriès, le canon véhicule non seulement des valeurs esthétiques, mais aussi des présupposés philosophiques et des impensés politiques qui pèsent sur les choix individuels en réduisant à peu leur part d’excentricité. Discours extérieur, voire oppressif, le canon est un choix de bibliothèque idéale, c’est-à-dire une collection restreinte des œuvres à retenir pour constituer la grammaire commune d’un savoir partageable. Elle monumentalise la littérature, tout en constituant par ce lieu de mémoire même un imaginaire qui fédère et cristallise les imaginaires nationaux et les identités patrimoniales.

À rebours de ces palmarès que l’institution scolaire ou les histoires littéraires reconduisent, Patrick Mauriès défend une pratique capricieuse et capricante de la bibliothèque idéale, en s’inspirant de la célèbre enquête de Raymond Queneau, au milieu du XXe siècle. Il y a bien des affinités entre les deux écrivains, qui partagent le même goût de l’illusion et des savoirs inexacts, la même passion de l’encyclopédisme quand c’est pour l’affronter à l’impossible complétude des connaissances. Rien de surprenant donc à prolonger la démarche de Raymond Queneau, tant le désir d’établir une bibliothèque idéale en interrogeant deux cents écrivains rejoue mais de manière déplacée sa fascination pour le thème du savoir, et son impossibilité même, partout lisible des Enfants du limon à la direction de l’Encyclopédie de la Pléiade. Mais tandis que l’enquête de Raymond Queneau devait permettre d’établir un classement idéal, en dressant l’état des lieux des imaginaires littéraires, celle de Patrick Mauriès ne cesse au contraire de mettre à l’épreuve la possibilité et la légitimité mêmes de toute bibliothèque idéale. Et chacun des écrivains interrogés, d’Éric Chevillard à Gérard Macé, de Pierre Bergounioux à Florence Delay, de proposer à l’occasion du catalogue autant de déclinaisons subjectives de l’impossibilité de la bibliothèque idéale. Au lieu d’un classement unifiant, des perspectives singulières sur des appropriations intimes d’un idéal de bibliothèque. Signe double : que la bibliothèque ne cesse aujourd’hui d’être habitée singulièrement, dans des stratégies d’appropriation intime, et que l’idée de bibliothèque idéale s’intériorise pour refléter des préférences excentriques, des goûts insolites, rétifs à l’uniformité de la classicisation. Et du coup, l’enquête de Patrick Mauriès, en valorisant ces multiplicités capricieuses, constitue à mesure une collection de collections, disparates et inconciliables.


La marqueterie du sujet


Le titre même du catalogue, et le nom du « cabinet des lettrés » sont sans ambiguïté : la tâche de l’éditeur s’apparente à la passion du collectionneur qui rassemble consciemment les morceaux épars d’une tradition occultée. C’est là sans doute que s’origine le goût de l’auteur méconnu et du texte exhumé, pour celui qui privilégie les œuvres singulières, peu lues. Se superposent alors au point de se confondre la bibliothèque même de Patrick Mauriès et la collection éditoriale, comme dans les premières pages du catalogue qui conduisent insensiblement de la bibliothèque privée au bureau éditorial, jusqu’à rendre indissociables les deux sens du mot collection : l’espace de rassemblement d’objets dispersés et la somme de livres publiés au sein d’une maison d’édition. Tout se passe alors comme si la maison d’édition fonctionnait à la manière d’un cabinet de collectionneur, aimanté par le souci de rassembler une bibliothèque disparate. Le goût de la collection structure ainsi la pratique éditoriale comme un cabinet de curiosités qui rassemble des pièces extraordinaires ou monstrueuses : comme dans ces cabinets, la curiosité est mobilisée par la rareté de l’objet et son antériorité. Il s’agit de se réapproprier un déjà-là qui n’est plus édité ou un texte monstrueux qui échappe aux normes de la réception. À la façon du geste nécromancien qui redonne vie, ou de celui du curieux qui renverse la peur du monstrueux en passion de l’hybride, la sensibilité de Patrick Mauriès le conduit à privilégier les figures de l’étrange et du difforme, non seulement par goût du bizarre, où se devine une fascination pour le baroque et le maniérisme, mais aussi par goût des pratiques déviantes, comme l’usage des stupéfiants ou l’opiomanie. Il emboîte le pas à Thomas Browne et à son goût pour les animaux fabuleux [23], faisant l’éloge des êtres chimériques qui ont fait du mêlé et du composite leur mode d’être de prédilection, qui traverse les règnes et les genres : « Il a toujours eu un faible pour les hybrides [24] », note-t-il par ailleurs dans une formule qui désigne également son imaginaire sensible. Il y a là surtout une revendication pour des formes hybrides qui s’écrivent à distance des normes génériques.

À l’image des cabinets qui s’élaborent comme un autoportrait diffracté par objets interposés, la collection éditoriale compose la silhouette d’un lecteur, comme Patrick Mauriès le reconnaît lui-même :

Issue de la Bibliothèque d’un amateur, en reflétant les enthousiasmes et les lacunes, cette « jolie collection de livres » peut donc être accessoirement considérée comme une œuvre à part entière, que la présente « description » éclairerait pour la première fois dans son ensemble, à la manière de ces tableaux du XVIIe qui représentent une infinité d’autres tableaux, en une suite de galeries vertigineuses ou de pinacothèques affolées, derrière lesquelles se profile l’ombre d’un collectionneur jamais visible, partout présent [25].

La collection n’est pas seulement juxtaposition de livres, accumulation d’écrivains, elle forme également à mesure une œuvre seconde. Il n’y a sans doute là qu’un paradoxe apparent à soutenir faire œuvre à partir des œuvres d’autrui, mais un paradoxe qui s’efface dès que l’on considère que le cabinet spatialise la genèse intertextuelle d’une écriture toujours seconde, toujours habitée par les lectures qui l’ont sollicitée. Si chaque écrivain publié fonctionne comme un « écran de projections affectives [26] », l’ensemble de la collection éditoriale propose un autoportrait en éclats, et une identité composite.

Surtout, il y a dans cette représentation de la collection éditoriale comme un cabinet un geste critique envers les mythes de l’identité comme unité. À défaut d’unité, le cabinet propose une mosaïque ou une marqueterie, un assemblage hétérogène d’objets collectés à travers les siècles. Même si l’on a souvent coutume de déporter l’unité du cabinet vers le centre ordonnateur de celui qui le fonde, comme un centre antérieur aux œuvres collectées et qui les fédère, il n’en va pas semblablement chez Patrick Mauriès [27]. Nourri de la pensée de Nietzsche, le sujet « jamais visible, partout présent » n’est pas un dieu caché, mais lui-même en éclats et dispersé entre les différentes œuvres qui incarnent, modulent ou travestissent telle potentialité de son identité. La trouvaille exposée ne reflète pas une identité qui lui préexiste, au contraire, elle la révèle en la déplaçant, c’est-à-dire la construit dans le mouvement même de la rencontre. L’œuvre est le révélateur d’un insu de soi-même [28]. Le cabinet, lieu des illusions et du trompe-l’œil, se fait alors apologie d’un monde décentré et d’une identité polycentrée, toujours en morceaux incompossibles. Et si la collection préserve d’un éclatement absolu, elle est simultanément une défense et une illustration de l’hétérogène et du bizarre intimes :

J’y trouvais matière à réaffirmer que rien n’existe qu’une collection d’idées, d’individus ou d’atomes, que l’art n’est que du singulier, que nous ne possédons que nos bizarreries [29].


NOTES

[1] Patrick Mauriès, Description raisonnée d’une jolie collection de livres. Le Promeneur, vingt ans d’édition, Paris, Éditions Le Promeneur et Éditions Des Cendres, 2009.

[2] Patrick Mauriès, L’Hôtel du Grand Veneur, Paris, Le Promeneur, 2008, 2e de couverture.

[3] Ibid., p. 11.

[4] Marielle Macé, Le temps de l’essai. Histoire d’un genre au XXe siècle, Paris, Belin, coll. « L’extrême contemporain », 2006, p. 288.

[5] Patrick Mauriès, Le Vertige, Paris, Gallimard, 1999, p. 42.

[6] « […] sa réflexion prenait le plus souvent appui sur des ouvrages de seconde main, des articles, des livres de vulgarisation qui lui servaient, en somme de contrechamp. » (Patrick Mauriès, Roland Barthes, Paris, Le Promeneur, 1992, p. 32).

[7] William Marx, Vie du lettré, Paris, Minuit, 2009, p. 54.

[8] Idem.

[9] Patrick Mauriès, Description raisonnée d’une jolie collection de livres, op. cit., rabat.

[10] Je renvoie évidemment aux ouvrages suivants de Patrick Mauriès : Signes de distinction, Paris, Thames & Hudson, 1991 ; Styles d’aujourd’hui, Paris, Le Promeneur, 1995 ; Le Style Cocteau, Paris, Assouline, 1998.

[11] Patrick Mauriès, Description raisonnée d’une jolie collection de livres, op. cit., p. 24.

[12] Ibid., p. 23.

[13] Évidemment l’importance de Michelet n’est pas à négliger sur cet imaginaire éditorial, surtout si l’on songe au bel essai que lui avait consacré Roland Barthes autrefois, dans la collection des « Écrivains de toujours ». Tel est du moins l’une des caractéristiques actuelles de l’essai qui, selon Marielle Macé, « prend en charge une partie des fonctions mémorielle et testimoniale assignées à la littérature actuelle ». (Marielle Macé, Le temps de l’essai, op. cit., p. 284).

[14] Patrick Mauriès, Cabinets de curiosités, Paris, Gallimard, 2002, p. 119.

[15] Patrick Mauriès, Le Vertige, op. cit., p. 23.

[16] Ibid., p. 75.

[17] Ibid., p. 45.

[18] Ibid., p. 44.

[19] Patrick Mauriès, Description raisonnée d’une jolie collection de livres, op. cit., p. 24.

[20] Patrick Mauriès, Le Vertige, op. cit., p. 44.

[21] Ibid., p. 73.

[22] Patrick Mauriès, Description raisonnée d’une jolie collection de livres, op. cit., p. 82.

[23] Sir Thomas Browne, Quatre animaux fabuleux, Paris, Le Promeneur, coll. « Le cabinet des lettrés », 2004.

[24] Patrick Mauriès, L’Hôtel du Grand Veneur, op. cit., p. 18.

[25] Patrick Mauriès, Description raisonnée d’une jolie collection de livres, op. cit., 2e de couverture.

[26] Marielle Macé, Le temps de l’essai, op. cit., p. 286.

[27] Voir par exemple : « La physionomie singulière de chaque collection reflète pour finir le seul visage de celui qui la fonde et la forme. » Patrick Mauriès, Cabinets de curiosités, op. cit., p. 51.

[28] Patrick Mauriès, Le Vertige, op. cit., p. 22.

[29] Ibid., p. 90.


POUR CITER CET ARTICLE

Laurent Demanze, « Patrick Mauriès : "la passion du disparate" », Les Cahiers du Ceracc, nº 6, juillet 2013 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/demanze.html [Site consulté le DATE].

Patrick Mauriès est tout ensemble écrivain et éditeur, mais ce qui relie ces deux pratiques, c’est la passion de la collection et le goût de l’hétérogène. En fondant « Le Promeneur » et « Le Cabinet des lettrés », il ne s’agissait pas seulement pour lui de maintenir un lieu d’accueil et un espace préservé pour les oubliés de la littérature, loin des pressions du présent et des académismes. Il s’agissait aussi d’élaborer une œuvre seconde, à la manière des cabinets de curiosités, où se lit en filigrane la silhouette, composite et fragmentée, du collectionneur. C'est ce que se propose d'explorer cette communication.

Parcours de la bibliohtèque
Une hétérotopie de l'inactuel
Déprogrammation de la littérature
La maruqueterie du sujet

Laurent Demanze est maître de conférences en Littérature du XXe siècle à l’École Normale supérieure de Lyon et spécialiste de littérature contemporaine. Ses premiers travaux ont porté sur les évolutions de l’écriture de soi, thème auquel il a consacré, outre de nombreux articles, deux essais parus aux Editions Corti (Encres orphelines : Pierre Bergounioux, Gérard Macé et Pierre Michon, 2008 ; Gérard Macé : l’invention de la mémoire, 2009). Ses travaux de recherche les plus récents portent sur les formes actuelles de l’écriture érudite, et plus particulièrement sur les liens entre imagination et érudition.











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