L'ethos du littéraire. Figurations de l'attitude lettrée dans la littérature contemporaine (1980-2010)

- Mathieu MESSAGER et Anne SENNHAUSER -



Depuis une dizaine d’années, une riche réflexion théorique s’est developpée en réaction au « spleen généralisé [1] » qui, selon Jean-Marie Schaeffer, s’est abattu sur le monde des arts, et plus particulièrement sur celui des lettres. Au cœur de ce débat, c’est bien la question de la légitimité du littéraire qui est posée, légitimité menacée par une perte de valeur symbolique et par l’émergence de nouvelles modalités discursives. Récemment, de nombreux travaux sont ainsi venus interroger les finalités concrètes de la littérature, en posant les questions lancinantes du pourquoi (« pourquoi les études littéraires [2] ? », « la littérature, pour quoi faire [3] ? ») et du comment (« comment écouter la littérature [4] ? », « comment étudier la littérature [5] ? »). Dans ces réflexions, l’expérience littéraire et la culture livresque se revendiquent comme des valeurs irréductibles ; aussi n’est-il pas étonnant de voir que deux essais récents – celui de Marielle Macé, Façons de lire, manières d’être [6] et de William Marx, Vie du lettré [7] – relient dès leur titre la question des lettres à celle de l’existence. C’est que la littérature elle-même, à travers les œuvres que notre époque voit émerger, s’attache à explorer les possibilités de construction de soi et du monde travers une posture lettrée.

C’est ce qui nous a poussés à sonder cet ethos du littéraire, compris moins comme simple accumulation de savoirs que comme identité narrative fondée sur un certain rapport au livre, comme subjectivité reliée à la littérature par la mémoire et par l’expérience. Nous avons voulu prendre pour point de départ de notre réflexion les figurations de l’attitude lettrée, telles qu’elles peuvent se manifester au cœur même de la bibliothèque contemporaine – que celle-ci soit française ou étrangère. Que nous disent les écrivains eux-mêmes de leur rapport aux livres, au savoir, à la mémoire ? Les identités, les écritures lettrées qui s’esquissent ou s’affirment aujourd’hui nous permettent-elles de repenser la valeur du « littéraire » ? Ce sont d’abord les divers masques de l’écrivain que nous avons voulu étudier : celui de l’héritier par exemple, qui, dans des récits de vie ou de filiation, s’inscrit dans une généalogie réelle ou fantasmée ; celui du manipulateur de livres tel qu’il se manifeste au sens propre à travers les postures du lecteur et de l’éditeur, ou au sens figuré à travers celles du faussaire et du prestidigitateur. Au-delà de ces figures, qui amènent à thématiser ou à fabuler la bibliothèque, la question des formes d’intertextualité nous a semblé essentielle, révélatrice d’un questionnement de fond sur la mémoire et le savoir : quand certains écrivains s’attachent à une réévaluation des codes et des modèles d’écriture dans une perspective ludique (Jean Echenoz, Éric Chevillard, Pierre Senges,…), d’autres privilégient une exploration de la bibliothèque dans des fictions érudites (Philippe Sollers, Pierre Michon, Patrick Deville…), et d’autres enfin souscrivent à l’utopie barthésienne d’une « vie en forme de phrase [8] » où la littérature serait une expérience existentielle à part entière (Pascal Quignard, Richard Millet, Jean-Bertrand Pontalis [9] …).

La journée d’étude organisée en Sorbonne fin 2012 – et dont le présent ouvrage constitue les actes – a ainsi voulu interroger la place d’une conception moderne de la littérature – un absolu valorisé ou tourné en dérision ? –, interroger aussi la conception de l’acte d’écriture – comme mélancolie ou jubilation ? Les postures, les écritures lettrées nous semblent lourdes d’implication, en ce qu’elles soulèvent des problématiques esthétiques (sur la définition du littéraire comme sédimentation de textes plutôt que comme production d’un discours neuf) et éthiques (sur la projection de soi dans la bibliothèque et de la bibliothèque dans le monde comme réintroduction du temps long de la mémoire). Ce sont ces pistes que les communications rassemblées dans le recueil se sont attachées à suivre, pour répondre à certaines interrogations, et en soulever d’autres. De ces diverses propositions, quatre perspectives nous semblent pouvoir être esquissées. Celles-ci dessinent bien plus un parcours suggestif qu'un quadrillage aux arêtes trop nettes, tant chacun des articles envisage la question de l'ethos lettré dans sa pluralité.

C'est d'abord le lettré, en tant que personnage de fiction, qui stimule l'imaginaire de nos écrivains actuels. Les premiers articles se lisent ainsi comme en écho et éclairent deux types de fictions lettrées : la « fiction d'auteur » et la « fiction d'éditeur ». Dans un premier temps, Charline Pluvinet réexamine l'inscription fictionnelle de l'auteur en proposant une lecture croisée de Paul Auster (Dans le scriptorium) et d'Enrique Vila-Matas (Dublinesca). Elle prouve que, contrairement à une figuration du lettré volontiers en rupture avec le monde, les personnages de ces fictions déjouent l'absorption mortifère dans la bibliothèque et sont portés par une dynamique voyageuse qui les conduit au devant du monde et de quelque inconnaissance d'eux-mêmes. Dans un second temps, Claire Maussion s'intéresse à une figure symboliquement plus « pauvre » – mais non moins singulière – en abordant les lettrés à la marge que sont les éditeurs et les traducteurs. Elle souligne ainsi combien, avec malice, Éric Chevillard (L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster) et Brice Matthieussent (Vengeance du traducteur), mettent en place un régime poétique qui tend à parodier l'activité critique qui préside à tout établissement de texte littéraire ; par delà ce ludisme apparent, chacune de ces œuvres reflète une tendance forte de la littérature actuelle qui cherche dans le commentaire de l'œuvre première le pré-texte d'une œuvre seconde.

De ces jeux de partage entre commentaire et création, entre critique et fiction, entre livres de savoir et livres d'imagination, plusieurs contributions se font ici l'écho. C'est bien parce que la littérature actuelle ne peut plus être appréhendée sous la forme de catégories hermétiquement closes que le « lettré » est une figure forcément poreuse qui campe ces espaces de partage. En interrogeant les « devenirs critiques de Jean-Pierre Richard », Cécile Raulet analyse par le menu ces effets de surimpression en montrant combien l'ethos du critique se projette dans l'œuvre étudiée et se modèle en s'individuant à même l'expérience du texte-autre. Plus profondément, elle suit le cheminement qui va d'une critique phénoménologique à la mise au jour de quelques réseaux d'obsessions singulières qui révèlent, en creux, l'auto-portrait de Jean-Pierre Richard. Dans une perspective plus sociologique, qui prend appui sur une prédiction de Roland Barthes annonçant l'avénement d'un nouvelle classe d'écrivains-professeurs, Charles Coustille s'intéresse lui aussi à la jonction de l'écriture littéraire et de l'écriture universitaire sous la forme de « points de continuité ». Son analyse – en chiasme – des postulations d'Yves Bonnefoy et de Pierre Pachet relatives à l'université prouve à quel point ces lignes de partage sont au coeur de vivants questionnements. L'entretien que William Marx a eu la gentillesse de nous accorder prolonge cette réflexion et sert de cadre à nos différentes problématiques. En s'interrogeant sur la « vie du lettré », à travers les époques et à travers les géographies, il met en relief un rapport au texte qui n'est pas un rapport « strictement littéraire » ; en deçà de la seule visée herméneutique ou de l'investissement romantique dans la littérature, il dévoile une dimension charnelle et existentielle qui définit souterrainement l'ethos lettré et qui l'inscrit au devant du monde et de la communauté.

Si le lettré est bien celui qui écrit depuis la bibliothèque constituée et depuis la communauté des livres, comment penser les rapports entre le singulier et le collectif qui régissent cet ethos particulier ? Comment faire entendre sa voix propre quand on s'attache justement à ventriloquer celle des autres ? Laurent Demanze s'affronte à cette question en scrutant avec finesse le parcours éditorial et scriptural de Patrick Mauriès. Derrière le geste du collectionneur-éditeur et par delà la pétition de principe en faveur des laissés-pour-compte des bibliothèques officiels, il s'intéresse à l'inconscient de ces choix et aux présupposés éthiques qui font de l'hybride et de l'épars un substitut salvateur aux canons officiels. Le geste même de la collection vaut ainsi comme le « révélateur d'un insu de soi-même » ou le singulier de l'éditeur rejoint la communauté des livres aimés. À un autre degré, et en prenant appui sur les propositions de Jean-Luc Nancy relatives à une expérience « communiste » de la littérature – expérience dans laquelle l'instance auctoriale s'amenuise au profit d'un récit sans origine distincte –, Claire Colin s'intéresse à cette mise en partage des voix dans la littérature actuelle. A travers une lecture énonciative stimulante des oeuvres de Richard Millet (La Gloire des Pythre), Michel Tournier (Le Medianoche amoureux) et Gianni Celati (L’Orlando innamorato raccontato in prosa), elle pointe ainsi un ethos d'écrivain qui aime à se présenter en « être singulier pluriel » selon la formule de Jean-Luc Nancy.

Roland Barthes, dans son cours sur La Préparation du Roman, disait fortement s'intéresser à la façon dont l'existence concrète pouvait être informée par la littérature ; il proposait ainsi de suivre la manière dont nous « reç[evons] les formes de la vie des phrases qui nous préexistent [10] ». C'est ce guidage des formes de la vie au contact de la bibliothèque – réelle ou fantasmée – que les derniers articles cherchent à illustrer ; ils montrent ainsi combien l'ethos lettré se construit dans un rapport incarné à la chair des mots. Jean-François Frackowiak aborde l'oeuvre de Philippe Le Guillou sous l'angle éthopoïétique, selon le concept forgé par Michel Foucault [11]. Il nous montre en effet comment, chez cet écrivain, la littérature est une forme de « compagnonnage » qui a pouvoir de guider le lecteur en l'enrichissant de propositions éthiques nouvelles que le sujet incorpore et rejoue dans son existence. Bien que plus retorse, la poétique d'Hervé Guibert est elle aussi portée par ce désir d'incarnation, par cette intériorisation de propositions esthétiques venues de doubles, littéraires ou artistiques. Noémie Christen en déplie les enjeux en mettant au jour l'ethos bifrons de Guibert. À la fois mimétique et concurrentiel son rapport à la bibliothèque est « cannibale » tant il semble que l'individuation passe chez lui par la nécessité de doubler l'autre. Enfin, en changeant de focale et en hissant le regard au niveau de la géo-politique littéraire, Élise Duclos nous invite à considérer le phénomène de l'exclusion symbolique en termes de patrimoine littéraire. En prenant appui sur l'œuvre d'Orhan Pamuk, elle pose des questions éclairantes quant au rapport incarné à la bibliothèque. Exister littérairement, pour Pamuk, c'est s'ouvrir aux canons de la bibliothèque européenne, c'est le « baume » nécessaire qui signe l'appartenance à la littérature-monde ; mais dans le même temps, l'innutrition de cette bibliothèque réactive le sentiment de vivre littérairement à la périphérie et alimente la « plaie » d'une littérature nationale en mal de reconnaissance. C'est la bibliothèque européenne comme pharmakon qu'éclaire avec justesse ce dernier article.

Ce sixième numéro des Cahiers prolonge une réflexion sur le contemporain, à laquelle le Ceracc fait la part belle ; aussi, en plus de remercier tous les intervenants dont la disponibilité et le travail nous ont été précieux, nous tenons à dire notre gratitude à Bruno Blanckeman et à Marc Dambre pour leur encadrement scientifique et pour les discussions qui sont venues nourrir ce projet. Parce que nous avons pu bénéficier du soutien inconditionnel de l'ED 120, nous remercions également son directeur, Jean-Yves Guérin, particulièrement attentif lors de la préparation de la journée.


NOTES

[1] Jean-Marie Schaeffer, L’Art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, coll. « NRf essais », 2002, p. 11.

[2] Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser : pourquoi les études littéraires ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007.

[3] Antoine Compagnon, La Littérature, pour quoi faire ?, Paris, Collège de France, 2007.

[4] Thomas Pavel, Comment écouter la littérature ?, Paris, Fayard, 2006.

[5] Jean-Marie Schaeffer, Petite écologie des études littéraires : pourquoi et comment étudier la littérature ?, Vincennes, Éditions Thierry Marchaisse, 2011.

[6] William Marx, Vie du lettré, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2009.

[7] Marielle Macé, Façons de lire, manières d'être, Paris, Gallimard, coll. « NRf Essais », 2011.

[8] Roland Barthes, La préparation du roman I et II. Cours et séminaires au Collège de France, (1978-1979 et 1979-1980), Paris, Seuil IMEC, 2003, p. 147.

[9] Auteur, mais aussi créateur de la collection « l'Un et l'autre » chez Gallimard, J.-B. Pontalis est particulièrement sensible aux tressages de l'inconscient et de la mémoire littéraire dans la création des écrivains.

[10] Roland Barthes, op.cit., p. 149.

[11] Michel Foucault, L’écriture de soi [1983], Dits et écrits t. IV, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1994, p. 418.


POUR CITER CET ARTICLE

Mathieu Messager et Anne Sennhauser, « L'ethos du littéraire. Figurations de l'attitude lettrée dans la littérature contemporaine (1980-2010) », Les Cahiers du Ceracc, nº 6, juillet 2013 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/introcahier6.html [Site consulté le DATE].

Introduction au Cahier n°6

"Façons de lire, manières d'être"
Parcours suggestif

Mathieu Messager est professeur de lettres modernes, chargé de cours à l'Université Paris 13. Il prépare actuellement une thèse de doctorat sous la direction de Bruno Blanckeman qui porte sur les "Métamorphoses de l'écriture lettrée (Roland Barthes-Pascal Quignard)".

Anne Sennhauser, ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon et agrégée de lettres modernes, prépare une thèse sur l’évolution du romanesque dans la littérature contemporaine (Jean Echenoz, Patrick Deville, Jean Rolin), sous la direction de Marc Dambre. Depuis 2012, elle exerce les fonctions d'ATER à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3.











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