« En lisant en écrivant » : Orhan Pamuk auteur de la littérature européenne
- Élise DUCLOS -
Dans une courte parabole intitulée « Entrée interdite » et extraite de son recueil d'essais D'Autres Couleurs, Pamuk oppose « les gens de l'intérieur », autorisés à entrer, parvenus à être eux-mêmes par l'existence même de cette séparation frontière, et « les gens de l'extérieur », qui n'ont à l'origine aucune intention d'entrer, mais qui vont bientôt être submergés, en raison de la seule présence du panneau d'interdiction, du « douloureux sentiment d'être exclu [1] ». Ce court récit, réécriture probable du récit de Kafka « Devant la Loi [2] », tient lieu de métaphore d'une situation politique autant que littéraire. Pamuk formule explicitement ce sentiment dans son discours de réception du prix Nobel :
Quant à ma place dans l'univers, mon sentiment était que de toute façon, j'étais à l'écart, et bien loin de tout centre, que ce soit dans la vie ou dans la littérature. Au centre du monde existait une vie plus riche et plus passionnante que celle que nous vivions, et moi j'en étais exclu, à l'instar de tous mes compatriotes. Aujourd'hui, je pense que je partageais ce sentiment avec la presque totalité du monde. De la même façon, il y avait une littérature mondiale, dont le centre se trouvait très loin de moi. Mais ce à quoi je pensais, était non pas la littérature mondiale mais la littérature occidentale. Et nous les Turcs en étions bien sûr exclus aussi, comme le confirmait la bibliothèque de mon père [3].
Cette déclaration est doublement intéressante : Pamuk exprime le sentiment d'une exclusion redoublée ; à l'exclusion du système-monde et au sentiment de provincialisme [4], vient s'ajouter l'exclusion de la bibliothèque : la bibliothèque du père contient très peu d'auteurs turcs, elle est le reflet de la littérature mondiale où la littérature turque est quasiment absente. Il écrit : « [...] mon père avait constitué cette bibliothèque à partir des livres qu'il avait achetés pendant ses voyages à l'étranger, surtout à Paris et en Amérique, de ceux qu'il avait achetés dans sa jeunesse chez les bouquinistes d'Istanbul qui vendaient de la littérature étrangère dans les années quarante et cinquante [...] [5] » Il ne s'agit pas là de l'effet d'une préférence personnelle ; historiquement, l'élite intellectuelle turque est l'héritière de la politique d'occidentalisation amorcée sous l'Empire Ottoman et qui devient, avec la fondation de la République turque par Mustafa Kemal Atatürk, la base de l'État turc moderne. Cette modernisation par l'occidentalisation, qui s'accompagne d'un reniement autoritaire de toute la richesse culturelle de l'Empire ottoman pluri-ethnique, fournit encore aujourd'hui le cadre des débats publics en Turquie. Kevin Robins y voit le « trouble schizoïde [6] » constitutif de la conscience identitaire turque, scindée entre l'injonction à la modernité occidentale et le refoulement d'un passé historique pluri-confessionnel, pluri-ethnique et pluri-linguistique. Cette domination symbolique se répercute dans le domaine littéraire : le panthéon littéraire national est principalement composé des grands auteurs étrangers, en particulier français [7]. La littérature turque « officielle » se donne donc pendant longtemps comme importation d'un canon littéraire étranger, au moment même où l'État nation s'invente la mythologie nationaliste d'une « pureté » turque.
Ainsi, quel rapport un auteur de la périphérie du système littéraire, de langue non europhone de surcroît, instaure-t-il avec la bibliothèque du centre de l'espace littéraire mondial ? Quelle bibliothèque construit-il, en marge de l'Europe, dans un pays qui ne fait pas grand cas de ses écrivains ni de ses artistes, condamnés à vivre dans la pauvreté lorsqu'ils ne sont pas persécutés par le pouvoir politique, et souffrant quoiqu'il en soit de l'absence de tradition picturale et de « prose narrative [8] » ? Cette excentricité produit-elle des effets sur le plan littéraire et romanesque ?
Le rapport d'Orhan Pamuk à la bibliothèque européenne est donc d'abord celui de l'extériorité frontière. Si, à en croire l'auteure de La République mondiale des lettres [9], « chaque écrivain est situé d'abord, inéluctablement, dans l'espace mondial, par la place qu'y occupe l'espace littéraire national dont il est issu », c'est bien la structuration inégale et hiérarchique du système littéraire que Pamuk décrit. Cela n'a rien d'étonnant, car, comme l'explique Pascale Casanova,
[l]e caractère irrémédiable et la violence de la coupure entre le monde littéraire légitime et ses banlieues ne sont perceptibles que pour les écrivains des périphéries qui, ayant à lutter très concrètement pour « trouver la porte d'entrée », comme dit Octavio Paz, et se faire reconnaître du (ou des) centre(s), sont plus lucides sur la nature et la forme des rapports de force littéraires [10].
Et de fait, cette conscience douloureuse entraîne chez Pamuk une identification, une solidarisation avec les écrivains des marges : Vargas Llosa, Dostoïevski, Tanizaki, etc. Ces écrivains se ressemblent dans « cette aspiration exacerbée pour l'Europe [11] » des « intellectuels vivant à sa périphérie ». Pamuk nous dit que c'est avec les écrivains de ces littératures excentriques qu'il éprouve le plus d'affinités [12] ; « ceux qui, comme [lui], vivent en marge de l'Europe et sont aux prises avec la pensée européenne ». Aussi la considération du cas péruvien est-il l'occasion d'un rapprochement entre la littérature péruvienne et la littérature turque :
Au regard de la haine que Vargas Llosa éprouvait dans sa jeunesse envers la bourgeoisie péruvienne, dont il disait avec colère qu'elle ne lisait jamais et était « plus stupide que toutes les autres », de sa tristesse lorsqu'il déplorait la rareté et la faiblesse de la contribution du Pérou sur la scène littéraire mondiale, et de son avide appétit pour la littérature étrangère, on perçoit une autre douleur encore derrière cette puissante voix d'écrivain : la conscience d'être loin du centre de la littérature mondiale. Un état d'esprit que des gens comme nous ne comprennent que trop bien […] [13]
C'est surtout avec Dostoïevski qu'il exprime régulièrement sa proximité affective et politico-littéraire. Il ne cesse de reconnaître dans la vie et dans l'œuvre du romancier les tourments de la Turquie contemporaine. Tous deux sont écrivains d'un ancien Empire, pareillement tiraillés entre aspiration pour l'Europe et sentiment d'humiliation et d'inauthenticité :
[…] je me sens très proche du secret que Les Possédés de Dostoïevski chuchotent à l'oreille du lecteur, un secret profondément enraciné dans l'histoire et qui se profile entre sentiments de défaite, d'orgueil, de honte et de colère. Cette proximité découle certainement des tensions intérieures d'un auteur resté entre deux mondes, de sa relation amour-haine avec l'Occident, auquel il n'appartient pas tout à fait mais dont la civilisation ne laisse pas de l'éblouir [14].
Il semblerait donc que cette extra-européanité frontière conduise Pamuk à l'élaboration d'un ethos pluriel extra-européen, signe de la communauté d'expérience et de situation des écrivains de la périphérie.
Toutefois, cette marginalité offre une intelligibilité particulière de la littérature européenne. Istanbul semble être le lieu privilégié de cette observation : le promontoire stambouliote permet d'embrasser la littérature européenne dans son ensemble ; il n'est pas anodin que ce soit précisément à Istanbul qu'Eric Auerbach envisage le « temps présent » comme un kairos, fugace instant de visibilité sur la philologie mondiale avant le déclin de la civilisation bourgeoise et l'unification de la culture mondiale par la globalisation [15]. C'est donc à la marge que l'art du roman se donne de manière insistante comme spécifiquement européen. Dans son recueil d'essais, Pamuk écrit : « Avec la musique orchestrale, le roman est la plus grande expression artistique de la culture occidentale [16] », avant de développer un peu plus loin : « Le roman, comme la musique orchestrale et la peinture après la Renaissance, est selon moi l'une des pierres angulaires de la civilisation européenne ; c'est l'art qui a contribué à décrire et rendre manifeste l'identité de l'Europe, et à faire de cette entité ce qu'elle est. Je ne peux pas penser l'Europe sans le roman [17]. » On ne peut ne pas entendre en résonance Milan Kundera qui décrit, dans la section intitulée « le roman et l'Europe » de L'Art du roman, le roman comme « l'art le plus européen [18] ». Au début de son essai, il exprime le caractère fondamentalement européen de l'histoire du roman, engageant à une prise en compte de sa dimension régionale :
[...] le roman est l'œuvre de l'Europe ; ses découvertes, quoique effectuées dans des langues différentes, appartiennent à l'Europe tout entière. La succession des découvertes (et non pas l'addition de ce qui a été écrit) fait l'histoire du roman européen. Ce n'est que dans ce contexte supranational que la valeur d'une œuvre (c'est-à-dire la portée de sa découverte) peut être pleinement vue et comprise [19].
Pamuk, lecteur de Kundera [20], semble partager cette conception : « Rappelons que le grand roman russe et le roman latino-américain proviennent aussi de la culture européenne [...] [21] » De plus, chacun de ces deux auteurs lie étroitement le roman à la « culture européenne » et à « l'esprit européen » : « cette essence précieuse de l'esprit européen est déposée comme dans une boîte d'argent dans l'histoire du roman, dans la sagesse du roman [22]. » Quant à Pamuk, ce sont pour lui Gide et Valéry qui incarnent la quintessence de l'esprit européen :
Ces deux poètes incarnaient pour moi l'Europe qui lit et écrit, l'Europe qui pense […]. A eux seuls, ces deux amis faisaient perdurer l'Europe dans sa forme la plus pure et dans son sens le plus large. En réinventant ses histoires anciennes et en refondant ses valeurs, ils arrachaient au conflit et à la tragédie du temps une culture qui porte à son plus haut degré l'essence de l'humanité. Ils étaient la culture incarnée [23].
Pour ces auteurs de la périphérie européenne, le roman semble donc être le précieux réceptacle de l'esprit. L'Europe se donne pour eux comme centre du système littéraire, territoire de l'esprit et de l'art du roman. La bibliothèque européenne se vit et se lit d'une situation périphérique sous le signe de l'exclusion, mais elle est l'objet d'un intense désir – hérité du père pour Pamuk : le désir de la bibliothèque européenne comme lieu de la plus haute valeur littéraire.
Mais pour compenser l'éloignement et la distance, la bibliothèque européenne, à la faveur d'un glissement métaphorique, devient l'Europe, tandis que celle-ci se change en figure de la bibliothèque : « Dès mon plus jeune âge, j'ai associé dans mon esprit ces romans et ces grands romanciers [Mann, Kafka, Dostoïevski, Tolstoï] à l'idée de l'Europe [24]. » Dès lors, les livres de la bibliothèque occidentale du père deviennent les substituts métonymiques de voyages en Europe : « Prendre un roman, c'était franchir les frontières de l'Europe ; pénétrer dans un nouveau continent, une nouvelle culture, une nouvelle civilisation [...] [25]. » Ainsi, la lecture de ces romans fonde-t-elle l'appartenance à l'Europe, et permet une affiliation symbolique à la littérature européenne. La bibliothèque est donc, encore une fois, un objet ambivalent : signe de l'exclusion (la bibliothèque de la littérature mondiale dont nous ne sommes pas [26]) mais figure d'un idéal – indissociablement politique et littéraire, la bibliothèque représente et le baume, et la plaie. Elle sera alors à la fois autant une consolation [27] que le support d'une « illusion », permise par la littérature, celle de se « croire » européen [28].
Les premiers contours de cette bibliothèque sont d'abord ceux d'une bibliothèque réelle ; celle du père, très francophile, traducteur de Valéry, fervent admirateur de Sartre et de Gide, et qui déserte régulièrement le foyer familial pour vivre des morceaux volés de la vie intellectuelle parisienne des années 50 [29]. Orhan Pamuk s’empare de la bibliothèque européenne avec ferveur, tout comme son père avant lui, pour fuir la Turquie et entrer dans ce royaume enchanté des Belles-Lettres. Celle-ci est le fruit d’une ambition totalisante et d’une curiosité illimitée : entre seize et vingt-six ans, sa seule préoccupation, motivée par un ardent libido legendi est de construire sa bibliothèque, d’effectuer la bibliothèque borgésienne [30]. Mais cette constitution est aussi informée par l’ « extériorité » du lecteur et la nécessité d’adopter une vision globale qui ne retient que les « cimes » de la littérature européenne. Tolstoï, Dostoïevski, Thomas Mann, Proust, sont ceux « vers lesquels [il] revien[t] constamment et qu' [il] li[t] et reli[t] avec admiration [31] ». Il les définit comme ses « maîtres [32] ».
Le domaine français occupe une place particulière, ménagée par la francophilie du père d’Orhan Pamuk, et par l'immense prestige symbolique de la culture et des lettres françaises en Turquie. Dans ses essais, il commente le rapport de Gide à la Turquie et la fervente admiration que continuent de lui vouer, en dépit des propos très méprisants, voire franchement racistes, de l'auteur français vis-à-vis du peuple turc, les écrivains turcs, et notamment Ahmet Hamdi Tanpınar [33]. Si Sartre connaît un énorme retentissement en Turquie – le père de Pamuk faisait le voyage à Paris pour pouvoir l'entrevoir – c'est Albert Camus auquel va la préférence de Pamuk : « Comme Dostoïevski, comme Borges, Albert Camus est un auteur fondamental pour moi [34]. » Stendhal est également commenté dans ses essais ; il évoque La Chartreuse de Parme au chapitre XXXI pour évoquer « le plaisir de la lecture », support d'une expérience de la lecture comme épiphanie du sens. Quant à Flaubert, Pamuk lui consacre son discours de réception des insignes de Doctor Honoris Causa de l'Université de Rouen [35]. Dans ce discours, Pamuk revient sur l'importance du romancier pour la littérature moderne. Il est l'un des premiers à incarner et à formuler « les principes de l'éthique littéraire moderniste [36] », qui seront suivis et appliqués religieusement par nombre d'écrivains turcs. A ses yeux, Flaubert représente le modèle sacerdotal de l'artiste ; l'entrée en littérature implique une retraite du monde, un renoncement à la vie bourgeoise et à ses leurres, autant d'éléments d'un credo qu'il a largement fait sien et qu'il décrit notamment dans son discours de réception du prix Nobel. Il serait trop long de développer le rapport de Pamuk à Borges, tant les rapprochements entre les deux auteurs sont importants. La lecture de Borges imprime sur l'œuvre de Pamuk une très forte empreinte et lui permet d' « advenir ». Le domaine italien constitue également un point nodal de la bibliothèque, notamment avec Dante. La littérature russe, par bien des aspects, fonctionne comme une référence majeure. Pamuk est lecteur de Dostoïevski et de Tolstoï qu’il range parmi ses quatre maîtres. Les domaines germanophone (Thomas Mann, Kafka) et anglophone (Joyce, Lewis Carroll, Nathaniel Hawthorne, Robert Burton, Tristram Shandy, etc.) occupent en outre une place importante, qu'on peut relier à son éducation au Robert College, prestigieux établissement scolaire de l'élite occidentalisée d'Istanbul.
Cette bibliothèque paraît également déterminée par la prédilection pamukienne pour les œuvres-sommes ; une prédilection non étrangère à la rêverie mallarméenne d’écrire le livre qui contiendrait tout l’univers, résumé du monde, liber mundi rêvé par tant d’écrivains. L'ethos du lecteur pamukien transpose cet appétit du monde et de la totalité dans le roman-somme, miniature métonymique de la totalité [37]. Timour Muhidine, un des relais majeurs de la littérature turque en France, enseignant-chercheur, traducteur et directeur de la collection « Lettres turques » chez Actes Sud, décrit la production romanesque de Pamuk comme « une œuvre complète, totale », dans laquelle il discerne trois lignes de force : « l'Istanbul de sa jeunesse » (La Maison du Silence, Le Livre noir, Le Musée de l'Innocence), « les fantaisies ottomanes » (Le Château blanc, Mon nom est Rouge) et « sillonner le pays » (La Vie nouvelle, Neige) [38].
Il est en outre remarquable que cet ethos de lecteur passionné s'origine dans le trouble de l'expérience de l'identification : lire la bibliothèque européenne n'est pas une expérience de l'étrangeté exotique ou de l'altérité qui renseignerait sur la différence ontologique de ces œuvres et de leurs univers. Au contraire, la lecture est le lieu d'une expérience sans cesse renouvelée : celle de la reconnaissance de l'autre comme double. Ainsi, Dostoïevski est-il un « semblable », un « frère », si l'on peut dire, en proie à des désirs contradictoires vis-à-vis de l'Occident [39] ; la lecture de Thomas Mann et des Buddenbrooks révèlent au jeune Pamuk que les repas de famille de la bourgeoisie allemande montante offrent de stupéfiantes ressemblances avec ceux de la bourgeoisie turque des années 50 et 60. Pamuk prend Flaubert comme « modèle » et construit son désir d'écrivain sur « la vocation de ce nouveau clergé séculier [40] ». Ainsi, l'expérience de lecture de la bibliothèque européenne introduit-elle déjà deux motifs centraux de la poétique romanesque pamukienne : le miroir et le double, ressaisis dans le cadre du rapport ambivalent à l'Europe.
Si la lecture de la bibliothèque européenne se donne pour Pamuk comme une expérience ontologique et spéculaire, les romans pamukiens ne sont pas en reste ; ils exhibent mille et un miroitements de la bibliothèque européenne. La saga familiale Cevdet Bey et ses fils, histoire d'une famille de négociants musulmane sur trois générations, de son ascension, de l'apogée de sa puissance et de son déclin, est une réécriture assumée des Buddenbrooks. Ici, la référence a valeur architextuelle : elle permet la construction du grand roman familial, le roman de la bourgeoisie commerçante turque à trois moments-clefs de l'histoire turque : en 1905 (la fin du régime despotique du Sultan Abdülhamit), 1938 (l'année de la mort du fondateur de la République turque, Mustafa Kemal Atatürk) et 1970 (la Turquie est plongée dans un chaos économique et se trouve déchirée par des affrontements entre extrême-gauche et extrême-droite). Le Château blanc s'ouvre sous des auspices proustiens – une citation de La Recherche constitue l'épigraphe du roman – mais celui-ci se donne comme l'expansion romanesque de l'épisode du captif de Don Quichotte ; s'inscrivant également dans la tradition littéraire du doppelgänger, il raconte la capture d'un Vénitien par des pirates ottomans et la rencontre de l'esclave avec son maître ottoman, qui est son parfait sosie [41].
Le Livre noir a un statut particulier ; c'est une somme romanesque qui se lit comme une réécriture de deux grands classiques de la littérature islamique [42], mais aussi comme une réécriture d'Albertine disparue[43]. Le roman repose sur la disparition liminaire de Ruya, la femme de Galip, qui ne lui laisse qu'une lettre d'adieu de dix-neuf mots ; il raconte la recherche de Galip dans une Istanbul enneigée, labyrinthique et surréelle ; mais sa recherche se solde par la découverte de l'assassinat de Ruya, retrouvée morte parmi les poupées de la boutique d'Alaâdine. Si Proust fournit un hypotexte au Livre Noir, il en innerve également toute l'imagination romanesque, construisant le personnage de Ruya comme être de fuite, support de la jalousie du personnage, exclu du « jardin secret, aux portes si soigneusement closes de Ruya [44] ». Dante fait l'objet d'un double transfert, interculturel, et transgénérique ; hypotexte de La Vie nouvelle, il permet aussi des réécritures locales de descente aux enfers, à deux reprises dans Le Livre noir. Dans le chapitre « Le jour où les eaux se retireront du Bosphore », le chroniqueur Djélâl, cousin du malheureux héros Galip dont la femme a disparu, imagine une fantaisie apocalyptique : le retrait des eaux du Bosphore et la transformation du détroit en un infâme marécage, recelant autant de trésors que de charognes et de squelettes. Djélâl s'enfonce jusqu'au coeur de cette topographie infernale, traversée par différents égoûts, mais également promesse de vie nouvelle. La réécriture de la descente aux enfers surgit à un autre moment dans le roman [45]. L'errance de Galip à la recherche de sa femme le mène dans l'antre de maître Bédii, un artisan spécialisé dans l'art des mannequins « à la turque » et qui a reconstitué dans sa cave une humanité artificielle, plus réelle et plus authentique que celle de la surface. Mais cette cave se révèle être un dense réseau de galeries et de souterrains qui redouble l'Istanbul de la surface d'une Istanbul chtonienne. Pour le guider dans cet « enfer aux mannequins [46] », Djélâl est accompagné d'un nouveau Virgile, le fils de maître Bédii, qui commente la revue des scènes infernales. Ces réécritures permettent une poétisation du Bosphore et d'Istanbul, élevée au rang de mythe littéraire, dans une nouvelle mythologie urbaine contemporaine.
Au seuil du sixième roman de Pamuk, Neige, qui raconte le voyage à Kars, petite ville du sud-est de la Turquie, du poète Ka, exilé à Frankfort, c'est Kafka qui paraît s'imposer ; mais le roman se donne surtout comme la lecture turque des Démons de Dostoïevski, comme le relève Karen Haddad :
C’est un roman qui, par exemple, commence par une arrivée sous la neige, dans la ville fortifiée de Kars, d’un personnage qui s’appelle Ka, et qui est amoureux de deux sœurs à la fois ; c’est surtout, de manière explicite, une réécriture des mêmes Démons de Dostoïevski, tout à la fois pour la question du choix entre Orient et Occident qui se posait à la Russie du XXe siècle comme elle se pose à la Turquie aujourd’hui, et pour la façon dont sont représentés les activistes terroristes dont les préoccupations politiques sont, comme chez Dostoïevski, constamment mêlées de réflexions métaphysiques. En d’autres termes, c’est un roman qui s’inscrit (comme tous ceux de Pamuk) dans une relation très précisément intertextuelle [47].
Le roman pamukien se parcourt donc comme une bibliothèque, se lit comme un palimpseste, et ses multiples reflets en font un kaléidoscope de la littérature européenne. Mais il ne se construit pas seulement dans des jeux de réécriture ; il mène ces jeux intertextuels jusqu'à la fictionnalisation de la bibliothèque. Dans Le Livre noir, Galip, à la recherche de sa femme, passe une nuit dans un bar avec des journalistes de la BBC. Chacun à son tour va raconter une histoire. Galip raconte celle du vieux lecteur de Proust, histoire tragique d'un vieux journaliste qui voit sa vie bouleversée par la lecture de Proust et qui finit par se prendre à la fois pour le personnage et pour l'auteur de La Recherche. La spécularisation ne s'arrête pas là : Galip raconte qu'un jour, le vieux monsieur raconte son histoire à un journaliste qui va en faire une chronique, faisant de son sujet un objet de risée publique : « Le vieux journaliste y était décrit comme dans l'histoire que vous venez d'entendre : un vieillard d'Istanbul, solitaire, pitoyable, qui tombait amoureux du personnage principal d'un drôle de roman, écrit par un Européen, et qui se prenait à la fois pour le personnage et pour le romancier [48]. » Ainsi, dans un vertigineux enchâssement, la fiction romanesque met en abyme l'hypotexte dans la diégèse, et donne à lire un autoportrait miniaturisé et déformé du romancier turc, sur un ton à la fois amusé et pathétique :
[...] tout Turc qui se prend d'amour pour le livre d'un écrivain occidental que personne n'a lu dans le pays, se persuade au bout d'un certain temps qu'il ne s'est pas contenté de lire et d'aimer le livre en question, mais il s'imagine sincèrement qu'il l'a écrit lui-même et, plus tard, se met à mépriser les gens autour de lui, non plus seulement parce qu'ils ne l'ont pas lu, mais parce qu'ils sont incapables d'écrire un roman comme le sien [49] !
C'est aussi un miroir tendu au lecteur : dans quelle mesure n'est-il pas lui-même ce lecteur cruel, spectateur des mésaventures pathétiques du vieux romancier ? Ainsi donc, le motif de la création littéraire comme de la communication narrative est-il largement encodé dans les romans de Pamuk, dont la dimension métafictionnelle a souvent été soulignée [50].
Mais le romancier va encore complexifier d'un niveau ses jeux d'écriture. Mise en scène et fictionnalisée dans Le Livre noir et La Vie nouvelle, l'intertextualité se mue en une véritable piste romanesque, explicitement exhibée, transformant « l'écriture d'une aventure », selon le mot de Jean Ricardou, en un feuilleton de la fiction intertextuelle. De fait, le roman prend l'allure d'une piste herméneutique étonnamment narrativisée, faite de rebondissements, de révélations, de fausses surprises et de vraies déconfitures. La Vie nouvelle illustre ce jeu littéraire. Le titre du roman de Pamuk est une homonymie parfaite avec le titre de Dante. Dans un nouveau geste borgesien de substitution d'auteur [51], Pamuk se mue en auteur véritable de la Vita nova. A la différence près, loin d'être négligeable, que les textes diffèrent dans la lettre. Le roman raconte l'histoire d'un livre mystérieux pour lequel des jeunes gens changent leur vie du jour au lendemain et disparaissent mystérieusement. On ne sait rien de ce livre, si ce n'est son titre : La Vie nouvelle, puis plus tard son auteur : l'Oncle Rifki. On apprend que la bibliothèque à partir de laquelle l'oncle a écrit ce roman contient la Vita nova ; ce sera l'occasion de trouver deux citations de la Vita nova de Dante dans le roman. De toutes ces « vies nouvelles », laquelle est première, laquelle est l'origine qui a engendré les autres : est-ce le texte de Dante qui a la primeur chronologique ? Le texte de Pamuk qui encadre les deux autres ? La Vita nova serait alors la dernière des poupées gigognes du texte. Mais le miroitement dantesque auquel le lecteur risque de se laisser piéger une bonne partie du roman, s'évapore en fausse piste : au terme d'un glissement référentiel de plus en plus labile, « la vie nouvelle » devient in fine une authentique marque de caramels de la Turquie des années 60.
Ces effets de diffraction et d'illusion ne sont pas de simples jeux littéraires. Ils signifient poétiquement le rapport ambigu à la bibliothèque européenne. La conscience de l'« étrangeté » de l'objet romanesque pour la tradition littéraire turque semble être une constante dans l'histoire du roman [52]. Pamuk, qui se définit comme un « humble serviteur de ce grand art qu’est l’art du roman [53] », a bien conscience de manipuler une forme esthétique occidentale, ce qu'il semble souffler à son personnage dans La Vie nouvelle : « D’ailleurs, ce joujou des temps modernes, qu’on appelle Roman, la plus grande innovation de la culture occidentale, n’est pas un truc pour nous […], je ne suis toujours pas arrivé à découvrir comment je pourrais me débrouiller avec ce jouet étranger [54]. » Double fictionnel du romancier, Djélâl Bey, le brillant chroniqueur du Livre noir, est accusé de plagiat : « Ne vous ai-je pas parlé des originaux dont Djélâl Bey n’est qu’une pâle copie ? Outre ceux que je vous ai déjà cités, il a tout piqué à Dante, à Dostoïevski, à Mevlâna, à Cheik Galip, il les a tous plagiés [55]. » Pamuk semble ainsi réactiver la préoccupation des premiers romanciers du Tanzimat et de ceux de la République : le problème de la création d'une littérature turque taraudée par « l'angoisse de l’influence [56] ». Par ses fictions métanarratives sophistiquées, le romancier turc transforme ce sentiment dégradant de n’être qu’une copie ou un pastiche de modèles littéraires européens en une puissante mythologie romanesque qui, démultipliant les reflets à l'infini, les doubles authentiques et les originaux falsifiés, rend caduque la volonté de discerner entre l'original et la copie, l'auteur véritable et le faussaire.
La présence massive d'un dense réseau intertextuel a parfois été analysée comme le marqueur du champ littéraire postcolonial [57]. Mais la Turquie n'a jamais eu à subir le joug colonial ; ce phénomène d'intertextualité très appuyée serait peut-être à mettre plus généralement en relation avec la situation d'espaces dominés dans le système mondial de la littérature. On peut penser que par ces jeux de réécriture, Pamuk met en œuvre une captation d'héritage de la modernité qui fait de lui un héritier paradoxal de la littérature européenne. Mais cette exhibition massive de l'intertextualité a aussi un effet sur le champ littéraire turc, et peut s'interpréter comme le signe de la transition de cet espace littéraire, très marqué par le réalisme, vers la modernité littéraire. Reprenons la lecture de Pascale Casanova :
Les préoccupations formelles, c'est-à-dire spécifiquement littéraires et autonomes, n'apparaissent dans les « petites » littératures que dans une seconde phase, lorsque les premières ressources littéraires ayant été cumulées, la spécificité nationale établie, les premiers artistes internationaux peuvent mettre en cause les présupposés esthétiques liés au réalisme et s'appuyer sur les modèles et les grandes révolutions esthétiques reconnus au méridien de Greenwich [58].
Ainsi, Pamuk contribue-t-il à constituer un capital littéraire en important dans son espace national des « ressources » étrangères. Cette importation s'accompagne effectivement d'une remise en cause des présupposés esthétiques liés au réalisme. Ceux que Pamuk revendique comme ses maîtres sont précisément les auteurs des « grandes révolutions esthétiques » : Virginia Woolf, Proust, Nabokov, Faulkner, etc. Dans l'extrait suivant, le romancier turc, manifestant par là ses « préoccupations formelles », déplore l'impact qu'a eu sur la littérature mondiale la fin très réaliste de la mort d'Emma dans Madame Bovary. Il poursuit ainsi :
[...] cette overdose de « réalisme » a également empoisonné la littérature turque, en la condamnant à un naturalisme de surface. Nous qui vivons à la périphérie de l'Europe et sommes enclins à la tenir pour la source de toute vérité, nous étions intimement convaincus que le réalisme était la seule voie ; si bien que soixante-cinq ans plus tard, quand parut l'Ulysse de Joyce, nous en étions encore à essayer de reléguer dans l'oubli nos traditions littéraires, nos manières de faire et notre propre sensibilité, afin d'acquérir une écriture platement réaliste. Nous nous empressions également d'oublier que le roman réaliste n'était pas une tradition enracinée dans notre culture, mais une forme narrative nouvelle importée de l'Occident et récemment empruntée à Flaubert. Aujourd'hui, par une étrange ironie du sort, une nouvelle génération de critiques dépourvus d'humour, bornés et nationalistes, s'empresse de blâmer n'importe quel récit s'écartant des canons d'un plat naturalisme, sous prétexte qu'il s'agit d'une forme étrangère à nos traditions [59].
Puis il continue en regrettant le retard avec lequel Gargantua, Pantagruel et Tristram Shandy ont été traduits, et imagine l'influence qu'ils auraient pu avoir sur « le malingre roman turc » et plus généralement sur « [l'] univers littéraire limité » de la Turquie. Il finit en formulant le souhait suivant : « […] que le roman turc, rabougri dans la cage du réalisme, prenne son essor sur les ailes de ses propres traditions et de son propre imaginaire [60] ! »
L'enjeu de cette importation de la modernité littéraire ne serait rien de moins que l'invention d'une littérature nationale moderne, comme il le dit lui-même : « J'ai réalisé que ma génération avait à inventer une littérature nationale moderne [61]. » Timour Muhidine exprime sensiblement la même idée : « L'enjeu n'est pas tant d'écrire des romans qu'un grand roman turc, capable de se mesurer aux titans de la production contemporaine, d'exprimer les multiples facettes de la vie turque, l'arrière-plan psychologique de la nation et son difficile rapport à l'Histoire [62]. » Pamuk, avec d'autres écrivains de sa génération, inaugurerait donc une nouvelle phase de la littérature turque, en train de vivre plusieurs transformations : la transition d'une esthétique réaliste vers le roman moderne, et la relative autonomisation de l'espace littéraire turc. L'obtention du Prix Nobel de littérature par Orhan Pamuk en 2006 accompagnerait ces transformations en signant l'entrée de la littérature turque dans la littérature mondiale ; « certificat d'universalité [63] » qui autorise à l'échelle mondiale Orhan Pamuk comme grand écrivain international, il « mondialise », du même coup, l'espace littéraire turc [64].
Élise Duclos, « “En lisant en écrivant” : Orhan Pamuk auteur de la littérature européenne », Les Cahiers du Ceracc, nº 6, juillet 2013 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/duclos.html [Site consulté le DATE].
Élise Duclos étudie le rapport qu'un romancier turc contemporain, Orhan Pamuk, premier écrivain turc nobelisé en 2006, issu d'un espace littéraire marginal, entretient avec le centre du système mondial de la littérature, en l'occurence avec la bibliothèque européenne. Après avoir envisagé les différents aspects de cette situation périphérique et la manière dont ils affectent le rapport à la bibliothèque, elle s'attache à montrer que la production romanesque pamukienne se donne comme un jeu très sophistiqué de réécritures de la littérature européenne, qui ne cesse de spéculariser et de fictionnaliser le rapport à la littérature occidentale. L'analyse de la dimension intertextuelle de la poétique pamukienne permet une mise en lumière des enjeux symboliques de l'usage de la bibliothèque européenne dans l'espace romanesque turc.
Loin du centre
Orhan Pamuk, l'Europe et la bibliothèque
La bibliothèque européenne d'Orhan Pamuk
La bibliothèque européenne au miroir turc : lectures, écritures, réécritures
Enjeux de l'intertextualité européenne dans le roman turc
Élise Duclos, ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon et agrégée de lettres modernes, est actuellement ATER à l'IUFM d'Aquitaine-Bordeaux IV et doctorante à Paris Ouest Nanterre, où elle prépare une thèse en littérature comparée intitulée « Formes, usages et enjeux de la littérature européenne dans les romans d'Orhan Pamuk », sous la direction de Mme le Professeur Karen Haddad.