L’ethos lettré, au-delà ou en deçà de la littérature ?

- Entretien de William Marx avec Mathieu Messager et Anne Sennhauser -



Mathieu MESSAGER - La première question que l'on a envie de vous poser concerne la motivation qui a porté ce projet de Vie du lettré [1]. Qu'est-ce qui après votre « adieu » à la littérature vous a donné envie de dire à nouveau « bonjour » à la figure du lettré ? Comment penser cette articulation, à la fois proche et apparemment contradictoire, dans votre cheminement critique ?

William MARX - Merci d'abord de m'avoir invité à cette table. C'est une situation un peu difficile pour moi – surtout intervenant après Charles Coustille et sa communication sur la question de l'écrivain-professeur – car je ne sais plus de quel côté je me trouve ; il m'est arrivé d'intervenir en librairie pour parler de ce livre, la situation était alors assez claire, mais là je ne sais plus sur quel pied danser. Ça me gêne vis-à-vis de vous, vis-à-vis de mes collègues professeurs, etc. Mais tant pis, j'assume l'ambiguïté.

Pourquoi Vie du lettré ? Comme vous l'avez dit, ma recherche porte essentiellement, depuis ma thèse qui avait trait à l'invention de l'écriture formaliste, sur la façon dont évolue notre conception de la littérature. Tout mon travail universitaire depuis le début consiste à essayer d'élargir ce panorama de l'évolution. J'ai commencé à partir du XXe siècle ; puis j’ai élargi ma période d’investigation aux trois derniers siècles, du XVIIIe au XXe ; et dans un dernier temps je suis remonté jusqu'à l'Antiquité pour voir comment les choses se passaient. L'idée générale est de voir comment évolue la littérature, son statut, sa fonction, son rôle, sa place, comment nous envisageons les textes, etc. La question du lettré s'est posée pour moi d'une double façon. Après avoir fait une histoire du littéraire – au sens strict du terme, c'est-à-dire de l'invention de la littérature à la fin du XVIIIe siècle – il m'a d’abord paru intéressant de voir s'il n'existait pas un autre rapport au texte qui ne soit pas exclusivement littéraire, qui ne soit pas inscrit dans la littérature romantique. Il me semble justement que le rapport lettré au texte, l’approche philologique, nous donne accès à un autre rapport au texte que le rapport proprement littéraire. Enquêter sur les lettrés à travers les siècles, voire les millénaires (car je remonte jusqu'à Confucius, Plutarque, etc.) revient à faire une sorte de généalogie de l’idée de littérature, mais cette fois-ci dans un contexte qui n'est absolument pas littéraire, car il est possible d'avoir un rapport au texte qui ne soit pas un rapport strictement littéraire : c'est un rapport de transmission, de soumission au texte avant d'être un rapport d'interprétation, d'investissement romantique dans la littérature, de créativité. Par conséquent, la figure du lettré a été pour moi une manière de compléter et de montrer qu'il existe quelque chose avant la littérature. D'autre part, je suis obligé de constater – je pense que nous sommes plusieurs à le faire – que le rapport philologique au texte, le rapport à la soumission, est quelque chose qui se perd dans la société ; il me semblait que faire un éloge du lettré intervenait dans un moment de crise sur le long terme et pouvait être utile. De ce point de vue, la forme de l'essai a une valeur performative : il s’agit aussi de faire un éloge et d’adopter une position claire que n'aurait pu avoir, me semble-t-il, un texte de type purement universitaire.

M.M. - Un nouveau rapport au littéraire qui, nous semble-t-il, passe aussi – et vous vous montrez très attentif à cela – par le corps du lettré. A vous lire, on ne peut qu'être frappé par votre volonté de saisir l'existence la plus concrète du lettré, dans ses aspects les plus matériels et dans sa réalité la plus ténue. Loin de réduire le lettré à un pur esprit, vous le montrez préoccupé de son emploi du temps (Kant), de son porte-monnaie (Bossuet), de ses troubles digestifs (Hegel), obsédé par les chiens et les tulipes (Juste Lipse), inquiété pour sa sexualité (William Empson). Que nous dit le corps du lettré que ne nous disent pas ses livres ?

W.M. - Je ne suis pas sûr de le savoir. Ce que je peux dire relève peut-être de l’ordre de la croyance ou du vécu. Le titre, Vie du lettré, ne porte pas d’article, et j’insiste beaucoup là-dessus. Je veux laisser là toute l'ambiguïté possible : est-ce que je parle de la vie de l'ensemble des lettrés ou est-ce que je parle de façon autobiographique de la vie du lettré qu'est William Marx ? Je ne nie pas que modestement, comme tous du reste, nous sommes des lettrés et faisons un travail universitaire. L'approche incarnée me semble donc ici très importante. Il y a eu beaucoup de travaux sur l'histoire de la philologie ; il m'a semblé qu'il y avait là une voie d'accès qui n'est pas neuve, car elle est liée à ce que Barthes a pu faire – nous pourrons y revenir –, à la façon dont le rapport aux idées s'incarne dans des corps, dans des sociétés ; en fait il y a une sorte de totalité âme-corps qu’il me paraît important de mettre en évidence dans les petits détails de la vie quotidienne – et c'était là, je crois, l'originalité du projet. C’est en cela que je ne m'écarte pas non plus d'une écriture qu'on a beaucoup dans l'écriture littéraire contemporaine (l'aspect biographique, « biographématique », etc.) ; il me semblait qu'il y avait là quelque chose à trouver que je n'aurais peut-être pas été capable de conceptualiser. On pourrait peut-être le faire – en utilisant par exemple le questionnement de Heidegger sur l'existence, le Dasein – mais je ne suis pas suffisamment philosophe ou n'en ai pas la carrure. Ce que je voudrais dire, c'est qu’on peut faire par l'essai littéraire des choses qu'il n'aurait pas été possible de faire dans un cadre d'écriture proprement universitaire. Et je dis bien « faire » : il y a pour moi l'idée de proposer non pas une pensée toute faite, mais d'essayer de faire penser le lecteur ; je fais une partie du travail, j'apporte des informations, etc., et c'est au lecteur ensuite (au bout du compte) de faire le reste du chemin, par le truchement de tel ou tel exemple, ou de telle ou telle anecdote qui va résonner en lui.

Anne SENNHAUSER - Cette originalité du rapport au corps transparaît aussi au niveau générique de votre travail. Avec Vie du lettré, vous publiez un essai qui, malgré son inscription dans une collection critique, laisse une part non négligeable à l’imaginaire. On y trouve nombre d’exemples de ce qu'on appelle les indices de fictionnalité : place donnée à la légende (la naissance de Confucius), à la fabulation (le voyage de la statuette de Freud), à l’énigme (l’arrivée des deux coursiers chez Pétrarque). Que vient apporter le détour par la fiction dans un projet critique ?

W.M. - Ce qui m'a semblé intéressant, c'est de revenir à des figures concrètes de lettrés ; d'éviter la conceptualisation excessive même si, ici ou là, il peut apparaître des idées générales ; de mettre en scène et de rendre hommage. Je ne pouvais pas écrire un hommage nécrologique : ce n'est pas une « mort » du lettré, c'est une « vie ». Il me semblait que c’était la meilleure façon de susciter des vocations de lettrés, car c'est aussi cela que j'avais en tête (et si jamais le livre pouvait inciter un lecteur à se lancer dans cette vocation, j'avoue que pour moi l'objectif aurait été atteint). Même si parler des textes ne relève pas en soi de la fiction, il y a une part d'écriture littéraire indissociable du travail critique : celle qui ressortit à l’élucidation et à l’enquête. Je crois même qu'il y a foncièrement dans les textes littéraires quelque chose qui reste inatteignable par la conceptualisation, par le discursif. Les bonnes critiques littéraires sont des critiques qui par leur écriture même arrivent à donner à faire éprouver quelque chose du sentiment, de la sensation, de l'esthétique du texte qui est décrit. Donc, je pense que dans la critique il est assez difficile de faire totalement la part de ce qui est de l'ordre du purement intellectuel – de la conceptualisation, du discours scientifique – et de ce qui relève de la mise en forme ; je crois que dans la critique littéraire, la mise en forme demeure quelque chose de très important.

A.S. - C'est une manière de faire écho à ce « romanesque de l'Intellect [2] » dont parle Barthes par exemple. Barthes que vous convoquez d'ailleurs symboliquement en ouverture et en clôture de votre ouvrage [3]. On peut penser, d'après ce que vous venez de dire, que comme lui vous espérez que « l'essai s'avoue presque un roman [4] ».

W.M. - La référence à Barthes ne m'est pas propre. On la retrouve partout actuellement, chez les essayistes, à l'université ; c'est vraiment l'un des auteurs les plus présents, il nous informe tous. D'une certaine manière, j'ai voulu achever quelque chose qu'il avait en tête. Dans Roland Barthes par Roland Barthes, il écrit dans « Projets de livres » : « Éthologie des intellectuels (tout aussi important que les mœurs des fourmis) » ou bien « Une Vie des hommes illustres (lire beaucoup de biographies et y récolter des traits, des biographèmes, comme il a été fait pour Sade et Fourier [5]) ».

M.M. - Ce qu'il esquisse dans La Préparation du Roman [6]...

W.M. - Il n'a pu le faire malheureusement. Certes, je ne me substitue pas à Barthes – ce serait absurde – mais il y a là des germes qui sont lancés et que l'on peut essayer de développer chacun à sa manière. D’autres modèles génériques influencent aussi mon travail : je suis particulièrement sensible à cette forme de l'essai que l'on peut trouver ici ou là en France, mais aussi à l'étranger, en Italie notamment où une certaine tradition s’ouvre au début du XXe siècle, avec Emilio Cecchi et se poursuit jusqu'à aujourd'hui avec des gens comme Roberto Calasso ou Claudio Magris que l'on a cités tout à l’heure. Cette tradition, qui mêle rigueur de l’information et écriture littéraire, est quelque chose qui m'inspire beaucoup. Du point de vue de l'écriture, à côté de Barthes, il y a aussi ces modèles-là qui sont très présents.

M.M. - Alors justement, quand on s'intéresse à la perspective historique, ou géographique, on est frappé de voir à quel point se multiplient les mises en fiction de ce que Barthes appelle le « désir » de l'auteur [7]. Que ce soit en France ou à l’étranger – les communications précédentes viennent de le rappeler – les figures de l’écrivain, de l’éditeur, du traducteur ou de ou de l'homme de lettres ne cessent d'alimenter de multiples projections littéraires. Comment comprenez-vous cet engouement actuel pour ce vous appelez, à juste titre, la « mythographie » du lettré [8] ?

W.M. - Le mythe du lettré est ancien, et il existe des discours critiques sur cette question depuis au moins Confucius. Mais il est vrai qu'aujourd'hui – cette journée autour de l'ethos du littéraire en témoigne – se multiplient les fictions lettrées. Peut-on donc tracer une sorte de généalogie, de géographie qui permettrait d'approcher ces différentes figurations de l’attitude lettrée ? Ceci est purement exploratoire, mais il me semble qu'il y a plusieurs catégories de types de « fictions lettrées » – ces catégories, je m'empresse de le dire, ne sont pas exclusives les unes des autres. C'est juste pour essayer de faire penser.

Il me semble qu'il y a un héritage très fort, que l'on sent depuis longtemps dans la littérature contemporaine, qui est l'héritage de Borges, et qui est assez fondamental. Quand on regarde chez Borges même, cet intérêt pour le lettré est né en 1939 quand il a écrit son « Pierre Ménard ». C'est vraiment cela qui a été le véritable germe de la fiction borgésienne telle qu'on la connaît, sa fiction canonique. Or, précisément, Pierre Ménard – ce traducteur du Quichotte, qui ne traduit pas, qui ne fait que retranscrire, que recopier en faisant une sorte de trajet intellectuel – est né à un moment où Borges était dans une phase d'aphasie, dans une impossibilité d'écrire ou de retrouver une pulsion littéraire. Cette fiction de la réécriture absolue a été pour lui le déclic qui lui a permis de revenir à la littérature, aux fictions. La fiction borgésienne met en quelque sorte en scène l'utopie d'un monde – et c'est en cela qu'il a réussi à s'éloigner de son aphasie littéraire – qui croirait encore à la toute-puissance de la littérature, à un monde qui serait purement Livre : c'est La Bibliothèque de Babel. On y trouve une sorte d'utopie romantique du Livre qui ouvrirait sur le Monde (c'est encore Le Livre de sable ou L'Aleph), mais cette croyance romantique est exhibée dans les fictions borgésiennes comme source de fiction, comme quelque chose de l'ordre du fantastique. En gros, la croyance en la littérature est vraiment montrée chez Borges comme étant de l'ordre de la fiction. C'est une manière d'affirmer une sorte de croyance désespérée en la Littérature et de dire : « Voilà, c'est désespéré. Ce ne peut plus relever à ce moment-là que de la fiction ». Il me semble que le goût pour Borges, depuis quelques décennies, relève un peu de ce que l'on pourrait appeler le post-littéraire. D'une certaine manière la fictionnalisation du lettré – ou du personnage de l'écrivain – coïncide avec sa disparition, ou plutôt avec les menaces de sa disparition dans la réalité. Il y aurait donc une sorte de jeu de vases communicants : la quête de l'écrivain chez Tabucchi par exemple, ou bien le rapport un peu nostalgique à une érudition fictive comme on a chez Pierre Michon pourrait être interprété comme cela. Je ne dis pas que c'est la seule interprétation possible mais il me semble qu'il y a là quand même une généalogie – depuis Les Vies imaginaires de Marcel Schwob, l'Histoire universelle de l'infamie de Borges, jusqu'aux Vies minuscules de Pierre Michon – qui est assez évidente. Il y aurait donc peut-être d'abord cette catégorie-là de la fiction lettrée, catégorie où se fait sentir la quête nostalgique d'un monde passé par le truchement de l'érudition imaginaire.

Il y aurait un autre type de filiation qui serait la « filiation Benjamin » : le rapport à l'archive, à la citation, au fragment. Par exemple, l'intégration du document dans la fiction que l'on retrouve chez Sebald. Là, je crois que se joue autre chose – qui n'est pas forcément incompatible avec ce que je disais tout à l'heure – qui serait le refus des grands récits, l'idée que tout texte n'est que citation, comme chez Quignard – on arrive toujours après coup, d'une certaine manière. Il y a dans cette esthétique du fragment et du document quelque chose qui est à la fois foncièrement romantique – qui s'inscrit dans les origines même du projet littéraire – et en même temps quelque chose qui est un peu archaïque. Je verrais volontiers quelque chose de pré-littéraire dans ce retour non pas à l'œuvre même mais à l'avant-texte de l'œuvre, c'est-à-dire dans cette remontée à la genèse même de l'œuvre et dans cette exhibition de ce qui aurait été là avant la mise en forme, quelque chose comme une sorte de geste fondateur de l'écrivain selon une ascèse très quignardienne.

Il y aurait aussi le romanesque de la vie lettrée – ce qu'on a chez Nabokov. C’est un mouvement qui s'attache à retrouver partout du romanesque, même là où il y en a le moins. C'est le défi littéraire de Nabokov, de Somoza ou encore d’Umberto Eco. Cela fonctionne dans une hybridation avec le roman policier, le roman de détection, avec aussi un héritage d'Edgar Poe.

Et puis, il y aurait encore – ces catégories ne valent bien sûr que ce qu'elles valent – tout ce qui relève du geste artistique formel, avec une exploration des possibles de l'écriture. Cela consiste à aller jusqu'au bout des limites de la littérature : jusqu'où peut-il y avoir de la littérature ? La littérature peut-elle englober du non-littéraire ? Ça peut aller jusqu'au geste plastique. Chevillard pourrait entrer dans cette catégorie là, mais pas seulement : on y trouve aussi Pierre Senges ou Jean-Yves Jouannais, qui ne fait plus à proprement parler des livres, mais des performances motivées par un geste plastique.

Voilà. Il me semble que sous le nom de « fictions lettrées », il y a en fait beaucoup de choses qui se jouent et qui sont assez complexes.

M.M. - Merci pour cet éclairage et cette tentative de précision par la typologie. En préparant cette journée d'étude, nous avons également été frappés par les différentes approches de l'écriture lettrée. D'un côté, on aurait une génération aimant jouer avec les formes et les figures de la mémoire littéraire (surtout dans la littérature hispanophone avec Roberto Bolaño, José Carlos Somoza ou encore Enrique Vila-Matas, mais aussi, dans une certaine mesure, dans la littérature française à tendance ludique avec Éric Chevillard et Pierre Senges). D'un autre côté, notamment parmi les écrivains que l'on pourrait affilier à la génération du « Cabinet des lettrés », on aurait des auteurs campant une posture beaucoup plus sérieuse (Patrick Mauriès, Gérard Macé, Pascal Quignard, Pierre Michon, Pierre Bergounioux, etc.). Comment comprenez-vous ce jeu de partition de l'écriture lettrée, cette double axiologie entre le sérieux et le ludique ?

W. M. - Il y a effectivement un ludisme évident chez Senges, chez Chevillard – chez Quignard même, dont l’écriture lapidaire joue le rôle d’un masque qui, pour être fascinant, n’en relève peut-être pas moins du jeu. Le vrai jeu, en effet, c’est celui qui ne s’avoue pas comme tel, alors que le ludisme, c’est précisément le jeu qui s’affiche pour lui-même et qui peut-être essaye de subvertir par là une sorte de geste littéraire trop traditionnel. Il me semble effectivement qu’il y a dans le ludisme une sorte de défiance, et peut-être de manque de confiance vis-à-vis des formes habituelles. Dire d’une œuvre qu’elle est un jeu, c’est parfois une manière de se mettre en retrait par rapport au texte, de ne pas le prendre au sérieux, pour ce qu’il est. Or, il n’y a pas que du jeu, même chez Chevillard : il y a de l’existentiel ; on le voit du reste dans son dernier roman, L’Auteur et moi [9], où il met de l’autobiographie et qui au bout du compte devient assez complexe à interpréter.

A.S. - Avec la question de Quignard, comme vous venez de le souligner, on aborde la perspective existentielle, ce qui nous amène à la dimension éthique de la figure du lettré. On peut en effet lire au début de votre essai les mots suivants : « C’est [une] dimension éthique qui justifie le présent livre. Toute approche d’un texte est inséparable d’une position dans l’existence. La lecture engage tout l’être du lecteur : elle le révèle et il s’y révèle. Le lettré se définit par un rapport particulier au temps, au texte et à soi [10]. » Est-ce que vous pouvez revenir rapidement sur cette justification éthique qui semble animer au premier chef le projet de Vie du lettré ?

W.M. - C’est d’abord une profession de foi. Mon idée, en quelque sorte, consisterait à reconnecter l’écriture avec le réel. C’est peut-être une croyance très romantique, mais je veux montrer qu’il n’y a pas de coupure entre ce qui se passe au niveau des textes, et ce qui se passe au niveau de la vie la plus courante. La dimension éthique est liée à l’ensemble de ces corps du lettré : je veux définir le rapport au texte comme quelque chose qui engage une personne, le lettré, mais qui possède aussi une dimension sociale. Ce qui se joue là, c’est une véritable dimension communautaire – dimension qui renvoie par exemple à la communauté universitaire dont il était question tout à l’heure. Dans son article « Qu’est-ce qu’un littéraire », Pascal Quignard parle par exemple de ce qu’il appelle la « société inassociée » des lecteurs. Il écrit : « En lisant, ils [les lecteurs] forment une société sans rencontre, sans religion, sans Dieu, sans frontière, sans lien obligé, sans oralité ni chantonnement, ni danse, ni piétinement, dans la présence [11]. »

Il me semble qu’il y a beaucoup de choses qui se jouent là et qui peuvent se jouer aussi au niveau de l’université : en tant que critique universitaire, je suis un héritier de tout ce qu’on a appelé la Nouvelle Critique – la critique barthésienne, etc. – et en même temps, par ma formation, j’ai un souci de la philologie ; il n’y a pas pour moi d’antinomie entre Lanson et Barthes. Dans mon dernier livre justement, j’ai essayé de les réconcilier en me soumettant au texte et en m’efforçant de ne pas y surimposer mon moi. Cela demande un vrai travail d’ascèse, mais dans cette éthique de la soumission, il y a le meilleur service que l’on puisse rendre aux textes. Libre ensuite au critique de faire intervenir, après le moment éthique du retrait, le travail d’écriture, où autre chose se passe ; mais il me semble important de défendre cette éthique au niveau même de l’université.

A.S. - Cette communauté lettrée, qui fait aussi écho à ce que Quignard appelle la « socitété secrète [12] » des solitaires, est d’ailleurs extrêmement présente dans votre ouvrage : vous revenez sur le rituel de l’examen, la sanction des pairs, la dispute courtoise propre au lycée aristotélicien. Vous la présentez souvent comme subversive, et c’est là que se met peut-être en place une autre dimension de cette éthique que vous venez d’évoquer : le lettré se caractérise en effet dans votre essai par son athéisme, son apolitisme, sa proximité avec le sauvage. Demeure-t-il pour vous, aujourd’hui, une figure éminemment politique ?

W.M. - Oui, c’est une réalité historique. Le premier des lettrés, historiquement – dans le monde oriental du moins –, c’est Confucius. Mais Confucius n’est pas un conservateur, contrairement à ce que l’on croit : c’est quelqu’un qui veut révolutionner le monde au nom de textes, anciens certes – mais ils le sont parce que Confucius trouve justement que rien ne va plus dans le temps où il vit. Ce sont des critères éthiques qu’il veut essayer de réintroduire. Les textes, ce sont bien les forces les plus subversives que l’on connaisse – on voit bien comment fonctionnent les dictateurs. Être au service de la vérité des textes, je crois que c’est le meilleur service que l’on puisse rendre à la cité. C’est une mission que doit se donner l’université pour lutter contre des rapports au texte beaucoup plus superficiels, qui ne leur donnent pas toute leur place. L’antinomie de ce rapport de vérité, ce serait la lecture journalistique : le journalisme consiste précisément à essayer de se retrouver soi-même dans les textes, et à négliger leur capacité de transformer le monde, qu’il s’agisse de textes récents ou de textes anciens.

Cette croyance qui m’est chère est mise en scène dans de nombreuses fictions, à travers des communautés de lettrés qui sont en fait des communautés subversives et quasiment terroristes ; je pense à Bolaño qui, soit dans les Détectives sauvages, soit dans 2666, représente des figures, universitaires ou non, fascinées par un auteur – par cet auteur allemand Archimboldi, par exemple, dans 2666. Pour atteindre cet auteur, pour mieux le comprendre, ces lettrés essaient de changer un peu l’ordre du monde : tel est le prix à payer si l’on donne vraiment aux textes toute l’importance qu’ils méritent. C’est cette mission très forte qu’il est important pour l’université de remplir.


Questions de l'auditoire


Public. Dans le contexte que vous décrivez, comment est-ce que vous comprenez la posture d’un auteur comme Pierre Bayard ?

W.M. - C’est quelqu’un qui, lui aussi, explore d’une manière incroyable les voies (ou les voix) de la critique littéraire en essayant d’exhiber la critique comme ce qu’elle est à son sens, une pure fiction – une fiction qu’il dit paranoïaque. Il y a là une remise en cause, une subversion même du geste critique qui est tout à fait fascinante. Nous nous retrouvons sur l’idée que les textes ne vivent évidemment que par le lecteur qui leur donne sens. Mais nos approches sont différentes. Bayard explore l’aval du texte, c'est-à-dire la façon dont le texte réagit sur un lecteur et dont le lecteur réagit par rapport à un texte, en fait la façon dont le lecteur construit le texte. Pour ma part, à travers la figure du lettré, j’essaie de regarder l’amont du texte : avant qu’il y ait ce geste herméneutique – et nous sommes évidement des êtres de sens, je ne pense pas que l’on puisse en faire abstraction – se trouve l’éthique lettrée : elle correspond précisément à ce mouvement antinaturel, qui chercherait à savoir ce que l’auteur a voulu dire avant de faire sens.

Ce qui m’étonne et me fascine de plus en plus chez Pierre Bayard, c’est la façon dont peu à peu son discours déborde la seule littérature. Son dernier livre portait sur les lieux [13], non pas seulement sur le rapport à la littérature mais sur le rapport à l’espace de manière générale et, au bout du compte, à la vie : comment parler d’endroits dans le monde que nous ne connaissons pas ? Son tout récent livre, qui sortira au mois de janvier, parle du rapport que chacun peut avoir à sa propre vie et sa propre biographie. A travers son titre – Aurais-je été résistant ou bourreau ? [14] – Pierre Bayard pose en fin de compte la question du rapport au réel et de la fiction que nous fabriquons avec lui.

Public. Vous accordez une grande importance au rapport du lettré à la lecture : le respect voué au texte est-il constitutif du lettré tel que vous l’imaginez ? Ou pouvez-vous concevoir qu’il y ait des lettrés qui refusent ce type de rapport ?

W.M. – Ce rapport est constitutif : il n’y a pas de lettré sans rapport aux textes et cela passe évidemment par la lecture. C’est ainsi que j’ai défini le lettré : celui qui lit les textes, qui les transmet, qui les explique. Rien n’empêche malgré tout qu’il puisse y avoir un deuxième temps, après la lecture, qui soit un temps de création ou de re-création. C’est qu’il n’y a pas nécessairement, me semble-t-il, de coupure entre création et soumission – ou du moins goût – pour les textes d’autrui. J’en veux pour preuve que parmi les écrivains, il y a des écrivains lettrés et des écrivains non lettrés.

Les écrivains lettrés – André Gide, Borges, Ezra Pound, Leopardi, Goethe – sont des grands lecteurs, des « écrivains-bibliothèques » dont les lectures informent leur production. Chez eux la lecture des textes précède la création. Et il y a, paradoxalement, les écrivains que j’appellerai non lettrés, c’est-à-dire ceux qui ont un rapport beaucoup plus problématique à la littérature faite par autrui, peut-être même à la littérature de manière générale : ils sont écrivains un peu malgré eux, refusent au bout du compte le texte d’autrui, et se situent en cela à l’antipode de l’ethos du lettré. Valéry est un écrivain foncièrement non lettré : cela ne veut pas dire qu’il n’a pas lu – il a beaucoup lu – mais il se construit absolument contre toutes les lectures qu’il a pu faire, même si par ailleurs les spécialistes peuvent retrouver chez lui, mais dissimulés, des souvenirs de ces lectures. Le mépris qu’éprouve Tolstoï pour la littérature, pour le savoir lettré, fait aussi de lui un écrivain foncièrement non lettré – au moins dans ses discours, si ce n’est dans ses romans. En bref, le rapport lettré et éthique au texte d’autrui n’empêche pas que dans un second temps il puisse y avoir quelque chose de l’ordre de la création, mais il faut que cela passe d’abord par la lecture.

Laurent DEMANZE - Il me semble que le paradoxe est constitutif de la plupart des chapitres, qui sont conçus comme des lieux de renversement d’un discours reçu, d’une idée acquise sur le lettré : non pas enfermement mais porte dérobée, non pas sexualité famélique mais polysexualité… et cela s’incarne notamment dans le chapitre de l’analyse du tableau, sur la question de l’éducation. Quelle est la place du paradoxe, dans cet éloge paradoxal ? Un moteur d’écriture, un désir de renverser les idées convenues ?

W.M. - C’est d’abord rhétorique ; j’ai peut-être gardé ce souvenir-là de l’hypokhâgne et de la khâgne, de la manière dont on apprend à lancer les dissertations. En même temps, il me semble que cette rhétorique, si elle produit de l’écriture, possède également une force exploratoire, pour l’exploration du réel. Car rien n’est jamais univoque. On peut dire, par exemple, que le lettré est enfermé dans sa bibliothèque, et en même temps, défendre que les livres sont autant de fenêtres ouvertes sur le monde. Ce n’est pas parce que le commun des mortels est plongé dans la vie réelle (mais qu’est-ce que c’est ?) qu’il est plus libre ou plus ouvert. Et l’on pourrait aussi soutenir l’inverse avec de très bonnes raisons. Il y a peut-être de ma part une méfiance envers les idées ou les concepts trop forts, trop durs. C’est ainsi que je défendrais le paradoxe : toute formulation sur le monde, pourrait très bien laisser place, dans d’autres circonstances, à la formulation inverse.

L.D. - En mettant en scène ces paradoxes, vous semblez travailler contre les formes de représentation déjà acquises du lettré. Ils procurent aussi au lecteur le plaisir, en ouvrant chaque chapitre, de se demander par quelle manigance, par quel tour de prestidigitation, vous allez renverser l’idée reçue que l’on avait au départ.

W.M. - C’est exactement ce que j’ai essayé de faire. J’étais guidé par une vision musicale – pas seulement, en ce qui concerne la structure globale, par les vingt-quatre préludes et fugues du Clavier bien tempéré de Bach, mais aussi, pour chaque chapitre, par l’idée du prélude qui ouvre sur autre chose que lui-même. Quand j’écoute le pianiste de jazz Erroll Garner, je suis toujours fasciné par la manière dont le petit prélude ouvre sur un standard totalement inattendu par rapport aux quelques mesures qui précèdent. Et la question qui m’importe, c’est le passage de l’un à l’autre et la surprise créée chez l’auditeur. On peut trouver des choses semblables chez Debussy.

Plus fondamentalement, cette technique que j’ai essayé de mettre en œuvre exprime le fait qu’au bout du compte les mythes et les discours sont en mobilité constante, et ce depuis leur origine la plus lointaine : ils ne sont pas fixés de toute éternité, chacun les fait évoluer. Faire une mythographie du lettré, c’était aussi faire évoluer une partie du mythe.

L.D. - La référence à Barthes va aussi dans ce sens-là, le sens d’un renversement des discours convenus par la dénonciation des présupposés qu’il y a derrière.

W.M. - Dans le travail lettré, le travail universitaire, dans la littérature, on peut trouver cette dimension performative, perlocutoire, qui renvoie à l’idée qu’on peut agir à travers les textes, qu’on peut transformer sinon le monde, du moins les idées. Si l’on n’en n’est pas convaincu, je crois que l’on fait un travail moins intéressant. Vouloir agir à travers les textes, c’est aussi une bonne manière de se donner une éthique d’écriture.

Claire MAUSSION - Comment relier cette idée du vouloir agir avec l’ethos du lettré qui serait du côté de la mélancolie ?

W.M. - La mélancolie est un sentiment double par excellence – c’est ainsi que la décrit Aristote – : elle correspond à la fois à un grand enthousiasme et à une dépression, ce qui recoupe le sens de ce qu’on appelle aujourd’hui la « bipolarité ». Cette bipolarité correspond à une ambivalence du texte, qui est à la fois hors du monde (il nous renvoie à quelque chose de tout à fait différent) et dans le monde (il est ce dans quoi nous nous investissons). La politique du lettré ainsi est à la fois touchée par la mélancolie – un regret, une sorte d’intérêt pour le passé – et tournée vers la transmission – un acte fort de changement. L’intérêt pour le passé n’est jamais quelque chose de rétrograde, c’est aussi quelque chose qui permet de regarder vers l’avenir. La réforme est d’ailleurs toujours, comme l’indique l’étymologie du mot, un regard vers le passé. C’est pourquoi la mélancolie est aussi le meilleur moteur de l’action : cela relève d’une sorte de réalité psychologique incontournable.


NOTES

[1] William Marx Vie du lettré, Paris, Minuit, coll.« Paradoxe », 2009.

[2] Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes [1975], Œuvres complètes, vol. IV 1972-1976, Paris, Seuil, 2002, p. 668 : « Il aurait voulu produire, non une comédie de l'Intellect, mais son romanesque. »

[3] William Marx, Vie du lettré, op. cit. : cf. les deux épigraphes (p.9) et le dernier chapitre (« XXIV – La mort ») qui traite pour l'essentiel de Roland Barthes (p. 177-181).

[4] Roland Barthes, op. cit., p. 695.

[5] Ibid., p. 723.

[6] Roland Barthes, La préparation du roman I et II. Notes de cours et de séminaires au Collège de France, 1978-1979 et 1979-1980, Paris, Seuil / Imec, coll. « Traces écrites », 2003. Voir notamment « Une vie méthodique », p. 267 et suivantes.

[7] Roland Barthes, Le plaisir du texte [1973], Œuvres complètes, vol. IV 1972-1976, Paris, Seuil, 2002, p. 235 : « Comme institution, l'auteur est mort : sa personne civile, passionnelle, biographique, a disparu ; […] mais dans le texte, d'une certaine façon, je désire l'auteur : j'ai besoin de sa figure (qui n'est ni sa représentation, ni sa projection), comme il a besoin de la mienne (sauf à "babiller"). »

[8] William Marx (dir.), « Mythographie du lettré » : séminaire 2009-2010 de l'équipe Mythopoétique du centre de recherche Littérature et poétique comparées de l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense.

[9] Éric Chevillard, L’Auteur et moi, Paris, Minuit, 2012.

[10] William Marx, Vie du lettré, op. cit., p. 13.

[11] Pascal Quignard, « Qu’est-ce qu’un littéraire », Critique, n°721-722, Paris, Minuit, 2007, p. 429.

[12] Pascal Quignard, « Le cabinet des lettrés », argumentaire de la collection éponyme dirigée par Patrick Mauriès aux éditions Gallimard.

[13] Pierre Bayard, Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ?, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2012.

[14] Pierre Bayard, Aurais-je été résistant ou bourreau ?, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2013.


POUR CITER CET ARTICLE

William Marx, « L'ethos lettré, au-delà ou en deçà de la littérature ? Entretien avec Mathieu Messager et Anne Sennhauser », Les Cahiers du Ceracc, nº 6, juillet 2013 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/marx.html [Site consulté le DATE].

Dans son essai Vie du lettré, paru en 2009 aux éditions de Minuit, William Marx se propose de conceptualiser la figure de l’homme de lettres – défini comme celui qui place le livre au cœur de son existence. L’ouvrage retrace les étapes d’une vie imaginaire, à travers vingt-quatre chapitres qui renvoient à autant d’expériences constitutives (de la naissance à la mort) et explore conjointement une mythologie fondatrice des « civilisations à écriture ». L'entretien mené ici se propose d'approcher les problématiques soulevées par cet essai en privilégiant trois perspectives, après une brève exploration des motivations qui ont préseidé à son écriture : une perspective générique, qui évoque la forme atypique prise par un projet hybride ; une perspective historique qui tente de mettre en lumière l’engouement actuel suscité par les écritures lettrées ; une perspective éthique enfin qui interroge les possibilités de partage liée à la posture lettrée.

PLAN

William Marx est professeur de littératures comparées à l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense. Ses premiers travaux portaient sur la naissance de la critique moderne et mettaient en relation les figures de T.S. Eliot et Paul Valéry. Depuis, à côtés de nombreuses contributions universitaires, il a publié des essais remarqués aux éditions de Minuit, dans la collection « Paradoxe », dont L'Adieu à la littérature. Histoire d'une dévalorisation, XVIIIe – XXesiècle (2005), Le Tombeau d'Œdipe. Pour une tragédie sans tragique (2012) et bien sûr Vie du lettré (2009) dont il est ici question. Sa réflexion se situe dans le champ de l'historiographie des théories de la littérature, et il se montre particulièrement attentif à cerner les impensés qui faussent nos représentations du littéraire.











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