« Voyages dans le scriptorium » : fictions d’auteur et dynamiques spéculaires
- Charline PLUVINET -
Dans le court roman de Paul Auster publié en 2006, Travels in the scriptorium [1], un écrivain apparaît sous les traits de Mr. Blank : un homme effacé, comme son nom l’indique, sans mémoire du passé et dépendant physiquement d’autrui pour tous les actes de la vie quotidienne. Il est isolé dans une chambre d’hôpital qu’il ne peut plus quitter mais il reçoit de nombreuses visites au cours de la journée où nous le suivons : des personnes que Mr. Blank a envoyées en « mission », selon les termes employés dans le texte, et dont il a décrit les activités dans ses « rapport[s] » (« report [2] »). Peu à peu, nous comprenons que le vieil homme est en réalité entouré des personnages de son œuvre – plus exactement des personnages de l’œuvre de Paul Auster lui-même dont nous reconnaissons les noms et les histoires : David Zimmer, Anna, Peter Stillman, Fanshawe…
L’écrivain a ainsi été rattrapé par la littérature : comme si, après avoir souvent mis en scène dans ses romans des personnages d’auteur hantés par les écrivains du passé (Melville, Thoreau, Hawthorne notamment), qui s’adonnaient à l’écriture de façon obsessionnelle (entre autres dans Ghosts, The Locked Room, Oracle Night), l’auteur était désormais hanté par les personnages qu’il a créés, venus lui demander des comptes. Enfermé par eux dans cette chambre, ses moindres faits, gestes et paroles enregistrés par un dispositif de surveillance, il est accusé dans Travels in the Scriptorium de mauvais traitements et a accepté d’expier ses fautes en prenant un étrange traitement médical qui semble voué à effacer sa mémoire et à réduire ses capacités créatrices. Le roman se renferme circulairement sur le début lorsque Mr. Blank se met à lire un nouveau rapport qu’on lui a laissé dont il est cette fois-ci non l’auteur mais l’acteur principal – rapport qui correspond exactement aux premières pages du livre, rédigé par Fanshawe comme nous l’apprenons alors (l’écrivain qui avait mystérieusement disparu dans le récit The Locked Room, publié en 1987), revenu ici à la vie et à l’écriture comme narrateur du récit. Le personnage transforme ainsi son créateur en un autre être de papier, un personnage en captivité mais doté désormais d’une existence éternelle :
Mr. Blank est l’un d’entre nous désormais, et si désespérément qu’il s’efforce de comprendre ce qui lui arrive, il sera toujours perdu. […] Sans lui, nous ne sommes rien, et le paradoxe, c’est que nous, les chimères du cerveau d’un autre, nous survivrons au cerveau qui nous a fabriqués, car une fois lancés dans le monde, nous continuons à exister à jamais et on continue à raconter nos histoires, même après notre mort. […] Mr. Blank est vieux et affaibli mais, aussi longtemps qu’il reste dans la chambre avec la fenêtre aveuglée et la porte verrouillée, il ne peut ni mourir, ni disparaître, ni être jamais autre chose que les mots que j’écris sur cette page [3].
L’écrivain piégé dans les filets du récit d’un autre auteur a gagné une existence purement scripturale, livre parmi les livres. Cependant, cette traversée métafictionnelle du miroir de la littérature représente-t-elle un idéal rêvé ? Si les personnages de Paul Auster ont maintes fois été tentés par une absorption dans l’écrit, par une vie toute entière consacrée à la lecture et à l’écriture, tel un moine cloisonné dans son atelier de copie (son scriptorium), jusqu’à l’abandon de toute relation sociale voire de toute préoccupation vitale au risque de mettre en danger leur vie, Travels in the Scriptorium présente l’aboutissement de ce modèle de vie sous une forme inquiétante où l’auteur est contraint autoritairement à perdre toute conscience et libre-arbitre, avec même une certaine violence lorsque son personnage l’oblige à se rendre compte de sa nouvelle situation en lui soumettant le récit de sa propre captivité. L’aspiration à s’enfermer dans un monde de livres, uniquement peuplé des fantômes de la littérature, s’assombrit fortement dans ce roman qui dévoile la contrepartie exigée : une perte totale d’autonomie et une paralysie intellectuelle et créatrice. Si le lettré du scriptorium est parvenu à se transformer en texte, il est désormais en attente d’être écrit ou d’être lu par un autre qui seul pourra lui donner un semblant d’existence et décidera de son destin.
Or cette tentation de l’enfermement et d’une confusion de la vie et de la littérature se retrouve fréquemment dans les récits fictionnels contemporains qui représentent des personnages d’écrivain. Nathan Zuckerman, par exemple, l’alter-ego de Philip Roth, décide après avoir connu le succès et la célébrité de s’installer loin de l’agitation urbaine dans les montagnes des Berkshires, où il n’a pour seules activités que la lecture et l’écriture, afin de poursuivre dans la solitude et le secret son œuvre littéraire, comme le romancier américain le raconte dans Exit Ghost en 2007. Les personnages du romancier espagnol Enrique Vila-Matas sont également des fous de littérature dont la vie quotidienne est envahie de citations, de souvenirs d’écrivains et d’échos littéraires au point de les isoler du monde : Bartleby s’est enfermé chez lui dans Bartleby y compañia (2000) pour écrire son répertoire des écrivains négatifs, l’écrivain Pasavento finit par s’installer à la fin de Doctor Pasavento (2005) dans un lieu inconnu, à des kilomètres de la Patagonie, pour composer ses « petits bouts de papier de la solitude [4] ». De nombreux personnages d’écrivain privilégient la retraite voire la fuite loin de la civilisation, beaucoup choisissent la solitude, préférant la compagnie des livres à la société : le récit prolonge ainsi la spécularité engagée par la représentation d’un personnage d’écrivain, il se fait miroir de l’activité littéraire de l’auteur réel composant son œuvre en recréant dans la fiction un personnage qui se consacre à la création littéraire et s’isole dans un monde de lettres.
Néanmoins, l’obsession littéraire qui anime les personnages comme les écrivains réels ne se résout pas nécessairement en un renoncement à la vie ou une immobilité claustrale : nous le constatons par quelques signes dans les récits qui montrent la persistance d’un mouvement, d’une dynamique qui vient justement lutter contre ce spectre de la paralysie figurée dans Travels in the Scriptorium. Nous pouvons d’ailleurs souligner dans ce roman la présence significative du mot « travel » dans le titre original (que la traduction française a malheureusement laissé de côté) qui indique le mouvement d’un voyage ou d’une traversée dans l’espace du scriptorium : dès lors, ce dernier est moins envisagé par ce titre comme un but que comme un lieu à parcourir le temps du récit. Ce vocabulaire du voyage trouve également un prolongement dans les termes employés dans le texte pour désigner la création romanesque et les personnages de l’œuvre, sorte d’espions « chargés » par le romancier « de missions » (« operatives ») à accomplir dans diverses situations de sorte qu’ils apparaissent comme des figures de relai de l’auteur qui compose à leur suite ses « rapports ». Lorsque quelques bribes de souvenir lui reviennent malgré son amnésie, Mr. Blank se rappelle ainsi avoir beaucoup voyagé par le passé, « s’être déplacé d’un endroit à un autre en voiture, en train et en avion », « dans le monde entier, vers de nombreux pays sur plusieurs continents [5] ». Dès lors, l’enfermement de l’écrivain est-il aussi définitif que Fanshawe l’expose à la fin du roman ? Cela n’est pas certain parce que Mr. Blank n’est pas encore un personnage comme les autres comme le montrent les accusations dont il est l’objet : il doit répondre des conséquences de ses missions sur ses personnages, ce qui suggère qu’il assume toujours la responsabilité de ses œuvres et que ses écrits continuent d’agir sur le monde. Mais surtout, il n’a pas perdu tout lien avec l’extérieur dès lors que sa capacité à raconter est préservée : comme le vérifie un supposé médecin, Mr. Blank est encore à même, lorsqu’on le soumet à un test, d’imaginer la suite d’une ancienne histoire qu’il a écrite, laissée inachevée. Or ce récit qu’il invente précisément, loin d’être limité à l’autoréférence littéraire, est ouvert vers l’extérieur et porteur d’une réflexion sur l’histoire et la société : il prend place en effet dans une Amérique imaginaire qui évoque aussi bien la période de la guerre de Sécession et de la conquête de l’Ouest que celle de l’époque contemporaine au moment de la guerre en Afghanistan.
Le jeu sur la métafiction et la spécularité est complexe dans l’œuvre de Paul Auster, partagée entre deux écritures de l’espace, « le confinement et le vagabondage – un espace ouvert et un espace hermétique » ainsi que le montrent Martin Butler et Jens Martin Gurr en s’appuyant sur les propos du romancier lui-même [6]. La fermeture spatiale dans le scriptorium répond, sans jamais pouvoir parfaitement la contraindre, au voyage engendré par l’écriture par lequel l’auteur renoue avec le monde ou, pour le moins, s’ouvre à l’inconnu et à la découverte.
Une dynamique se dessine alors dans le mouvement spéculaire de la fiction d’auteur, que nous pouvons mettre en relation avec un propos de Pessoa, dans une lettre à Casais Monteiro, où le poète portugais utilise également le mot « voyage » pour analyser l’invention de ses hétéronymes et le « phénomène de dépersonnalisation instinctive » qu’il a alors connu :
Cela étant, je ne change pas, je voyage. (Une erreur de frappe m’a fait taper ce mot en majuscules, sans que je l’aie cherché. Mais c’est très bien ainsi, je ne le corrige pas.) Je change peu à peu de personnalité, et progressivement […] j’enrichis ma capacité à créer des personnalités nouvelles, des façons neuves de feindre que je comprends le monde ou, plutôt, de feindre qu’on peut le comprendre. Voilà pourquoi j’ai comparé cette marche en moi-même, non pas à une évolution, mais à un voyage : je ne suis pas monté d’un étage à un autre ; je suis allé, en rase campagne, d’un endroit à un autre [7].
La création d’un auteur de papier, devenu dès lors consubstantiel à son œuvre, n’engage pas un repli total de la littérature sur elle-même qui se figerait dans une icône. Elle réalise au contraire un pas de côté par lequel se recompose le regard sur le monde du poète ou de l’écrivain. L’auteur fictionnel engage ainsi un voyage hors de soi, un voyage qui est saisi dans son processus plutôt que dans son résultat par le récit où il est mis en scène : la fiction d’auteur s’expose comme une traversée dans les livres où l’écrivain se recrée autre avec un corps littéraire.
Dublinesca, un des derniers romans d’Enrique Vila-Matas, nous offre la possibilité d’explorer plus avant cette dynamique qui anime les fictionnalisations de l’écrivain et du lettré : le voyage occupe en effet une place centrale dans ce livre, ce qui est sensible dès le titre suggérant une attraction vers un ailleurs.
Le personnage principal de Dublinesca, Samuel Riba, n’est pas écrivain mais un éditeur à la retraite, ainsi une figure éminente de lettré comme son portrait en ouverture du livre le laisse comprendre :
Il appartient à la lignée de plus en plus clairsemée des éditeurs cultivés, littéraires. Ému, il assiste chaque jour au spectacle de l’extinction discrète, en ce début de siècle, de la branche noble de son métier – éditeurs qui lisent encore et ont toujours été attirés par la littérature. Il a eu des problèmes il y a deux ans, mais il a su fermer à temps sa maison d’édition qui, en définitive, même si elle jouissait d’un grand prestige, s’acheminait avec une étonnante obstination vers la faillite. […] Même s’il n’ignore pas que quelques autres valeureux don quichottes sont encore en activité dans le secteur honorable de son métier, il aime parfois se considérer comme le dernier éditeur. Il cultive une image un peu romantique de lui-même et a constamment l’impression de vivre la fin d’une époque et d’un monde, sans doute influencé par l’arrêt de ses activités. Il a une tendance exagérée à lire sa vie comme un texte littéraire, à l’interpréter avec les déformations propres au lecteur chevronné qu’il fut pendant tant d’années [8].
Lorsqu’il était encore éditeur, Riba conciliait son « goût fanatique de la littérature » (« su fanatismo desmesurado por la literatura [9] ») avec une vie sociale très active, et festive, mais la fermeture de sa maison d’édition a bouleversé sa vie d’alors tandis qu’il a été obligé d’arrêter de boire de l’alcool pour des raisons de santé : il s’est alors replié peu à peu sur lui-même, s’enfermant dans sa solitude et ses pensées hantées de littérature. Au début du roman, Riba revient pourtant d’un séjour en France, invité à prononcer une conférence à Lyon, mais cette sortie hors de son quotidien a tourné court : « il s’y était coupé du monde », resté enfermé dans sa chambre d’hôtel, sans jamais prendre contact avec les organisateurs de la rencontre, pour rédiger une « théorie générale du roman » avant de décider de la détruire. Son voyage avait ainsi été « sauvagement cérébral », « un voyage froid, glacial », avec pour but ultime de « perdre des théories, de les perdre toutes [10] ».
À Barcelone où il habite, Riba passe une grande partie de ses journées et de ses nuits seul devant son ordinateur, lorsque sa femme travaille ou bien dort, dans des explorations interminables des ressources du réseau Internet. Il en est devenu « de plus en plus autiste » ou encore « de plus en plus hikikomori » selon l’analyse de Riba lui-même :
Il y a un certain temps que Riba s’intéresse à tout ce qui se rapporte aux hikikomori, des autistes accros de l’informatique, de jeunes Japonais qui, pour fuir la pression sociale extérieure, réagissent par un retrait radical. […] Ils s’enferment très longtemps dans une pièce de la maison de leurs parents, en général des années. […] Riba s’intéresse beaucoup à eux parce que, depuis qu’il a renoncé à sa maison d’édition et à l’alcool, il se replie sur lui-même, se transformant en effet en un misanthrope japonais, un hikikomori [11] .
Riba a très peu de contact avec l’extérieur, à l’exception de ses parents et de quelques amis écrivains par téléphone. Par contre, il continue à être hanté de littérature et chaque moment de sa vie quotidienne le conduit au souvenir d’une œuvre littéraire ou d’un écrivain. Il demeure entouré de livres et l’essentiel de ses explorations informatiques est lié à ses réflexions littéraires.
Cependant, Riba, profondément mélancolique et pessimiste sur l’avenir de la littérature et des livres, a choisi de s’engager dans une nouvelle aventure qui saura rompre, espère-t-il, cette routine maladive et inquiétante : à la suite de son séjour en ermite à Lyon, le personnage projette un nouveau voyage à Dublin, sur les traces de Joyce et d’Ulysse, pour y organiser « un requiem en l’honneur de l’ère de l’imprimerie, des funérailles pour un sommet de la galaxie Gutenberg [12] » qui a cédé la place désormais à l’ère numérique. Ancien éditeur et nouveau hikikomori, Riba s’imagine à l’articulation de ces deux périodes, représentant idéal de ces deux mondes pour prononcer de ce fait cette oraison funèbre de la littérature et de la fin d’une époque. Mais ce voyage ne représente pas pour Riba lui-même un enterrement anticipé : c’est au contraire l’occasion pour lui de « franchir le pas, de traverser le pont […] qui le mènera vers d’autres voix et d’autres atmosphères [13] », de faire ce que son ami Javier nomme « le saut anglais » (« el salto inglés [14] »). En effet, si le point de départ de ce voyage est la considération nostalgique d’un monde perdu, son désir de le réaliser est renforcé par la recherche de l’inconnu, l’envie de se sentir étranger (notamment parce qu’il ne connaît pas la langue anglaise) en quête de nouvelles émotions. Au fur et à mesure que le projet se consolide, Riba renoue avec quelques amis et propose à trois d’entre eux, tous écrivains, de l’accompagner ce 16 juin – jour précisément choisi, qui est celui où se déroule Ulysse – et de participer au Bloomsday (une fête irlandaise en l’honneur de James Joyce où des lectures publiques d’Ulysse sont organisées). Riba cache néanmoins une partie de la vérité à deux de ses compagnons en gardant le silence sur le but véritable de leur voyage, jugeant « suicidaire » de les informer de son projet farfelu d’un requiem en l’honneur de l’ère Gutenberg.
Ce nouveau départ à l’étranger est l’occasion d’expérimenter un autre type de voyage simultanément vers le passé et vers l’avenir, partagé entre le repli – sur soi et sur la littérature – et la découverte de l’inconnu. Les enjeux de ce désir de rupture s’éclaire pour Riba, au début du roman, par une nouvelle référence littéraire lorsqu’il lit dans un journal un entretien de Claudio Magris où l’écrivain analyse les transformations de la notion de voyage au XXe siècle :
Claudio Magris pense que le voyage circulaire d’un Ulysse pléthorique rentrant chez soi – le voyage traditionnel, classique, œdipien et conservateur de Joyce – a été remplacé au milieu du XXe siècle par le voyage rectiligne : une sorte de pèlerinage, un voyage toujours vers l’avant, vers un point impossible de l’infini, telle une ligne droite qui avance en titubant vers le néant [15].
Étudiant sa propre situation, Riba en conclut « qu’il vit sa vie dans la plus pure orthodoxie du voyage circulaire [16] » avant que son départ pour Dublin ne le conduise à renverser cette dynamique faussée, qui recherche en fait l’immobilité, en une traversée sans retour. Il n’y aura effectivement pas de retour au point de départ : plus exactement, son voyage à Dublin va entraîner un second voyage, accompagné de sa femme cette fois-ci, dont l’issue reste en suspens à la fin du roman.
L’image de ce mouvement vers l’impossible présente dans la réflexion (supposée) de Claudio Magris rejoint une autre formule, attribuée à Kafka, que le romancier espagnol a repris plusieurs fois dans ses œuvres : l’image d’un « explorateur qui avance vers le vide » (« un explorador que avanza en el vacío »), qui donne lieu aux « explorateurs de l’abîme » (« exploradores del abismo ») présents dans le recueil de nouvelles du même nom ou encore au mouvement du Docteur Pasavento, parti en quête de « cette ligne d’ombre qui, franchie, mène en territoire inconnu », finalement découverte à la fin du roman dans une « allée située au bout du monde » (« alameda situada en el fin del mundo [17] »).
Pour le voyage de Riba, Dublin représente moins une destination déterminée qu’un espace de rencontre dans un lieu tout entier tissé de littérature : rencontre entre les époques, assurée par la mise en scène du requiem, comme une rencontre avec soi-même et ses fantômes intérieurs qui vont rendre le retour à l’identique impossible. Dans la ville irlandaise, Riba guette la présence de Joyce, génie littéraire qui incarne pour l’ancien éditeur un monde perdu qu’il n’a jamais pu connaître. Au sein de cette admiration se cache un regret : le désir secret de découvrir lui aussi un jour un nouveau génie littéraire, un grand écrivain contemporain – génie qui aura irrémédiablement manqué à son catalogue littéraire. Cela a été « l’obsession de sa vie tout entière [,] la nécessité de mettre la main sur un génie, un jeune homme très supérieur aux autres, voyageant mieux que quiconque dans sa pièce ». Même s’il a échoué, Riba « l’a toujours soupçonné d’exister » : « Mais il y a une chose, pense Riba, il reste dans l’ombre : la solitude, le doute, l’interrogation ; c’est pourquoi il ne le rencontre pas [18] ». Le manque laissé par cette absence est à l’origine du sentiment d’un déclin du monde littéraire, où l’épiphanie de Joyce a laissé place, dans la vision de Riba, à la réduction beckettienne.
Pourtant une présence surgit à Dublin, dont on ne sait si elle est réelle ou fabriquée par l’imagination littéraire sans repos de Riba. En effet, arrivé dans la ville du Livre, Riba invente dans ses heures de solitude un jeune écrivain débutant qui « l’a choisi comme personnage et comme cobaye pour ses expérimentations, comme personnage d’un roman sur la vie réelle sans éclat, quoiqu’un peu désespérée, d’un pauvre vieil éditeur à la retraite [19] ». Il s’imagine ainsi observé et suivi par un auteur caché qui est en train de l’écrire, rêvant ainsi à une immersion factice de sa vie et de son corps dans une œuvre littéraire. Mais le personnage a pourtant l’impression réelle, à plusieurs reprises, d’un être à ses côtés : lors de son premier voyage, quelqu’un frappe mystérieusement à sa porte de chambre d’hôtel en pleine nuit puis, après la cérémonie de l’enterrement que le groupe organise au cimetière catholique de Glasnevin (où est enterré Paddy Dignam dans Ulysse), Riba aperçoit pour la deuxième fois de la journée « un grand type dégingandé, solitaire » (« un tipo alto y desgarbado, solitario ») qui « ressemble à Samuel Beckett jeune » (« se parece a Samuel Beckett cuando era joven ») et qui apparaît à la fois comme une réincarnation de l’homme au macintosh d’Ulysse et comme une figure possible de l’auteur caché tant attendu par l’éditeur. La deuxième partie du roman et le premier voyage à Dublin se clôt sur cette apparition : sous les yeux de Riba, l’inconnu mystérieux finit par disparaître « avalé par le brouillard » (« que se ha tragado la bruma [20] »).
La troisième et dernière partie du livre se déroule encore à Dublin mais nous comprenons rapidement qu’il ne s’agit plus du même séjour : Riba est rentré chez lui à Barcelone avant d’entreprendre un autre voyage avec sa compagne, d’abord à Londres puis de nouveau à Dublin où les événements vont se précipiter dramatiquement : comme il en avait eu la prémonition dans un rêve deux ans auparavant (rêve qui hante le personnage tout au long du roman), Riba se remet à boire lors d’une soirée étrange passée dans un bar après qu’un inconnu l’a appelé sur l’interphone de son appartement pour lui laisser un message énigmatique (« Nous voulions seulement savoir si vous savez pourquoi Marcel Duchamp est revenu de la mer [21] »). Dans l’établissement où Riba se rend, il fait alors la connaissance de deux français qui lui apprennent l’identité du mystérieux jeune homme qu’il avait rencontré (le sosie de Beckett qu’il associe à l’auteur génial qu’il n’a jamais découvert). Cependant, dès le lendemain – de façon, là encore, tout à fait mystérieuse par l’intermédiaire de son interphone – Riba reçoit la nouvelle de la mort, précoce et inattendue, de ce jeune homme. La dernière partie de Dublinesca se distingue alors nettement par son pessimisme, au fur et à mesure que le déclin de Riba s’accélère, en pleine confusion après cette soirée d’ivresse : sa femme le quitte définitivement tandis que Riba choisit de poursuivre son voyage vers l’inconnu en se rendant une nouvelle fois au cimetière de Glasnevin pour assister aux obsèques du jeune homme, moment que l’éditeur interprète alors comme une confirmation de la mort – tant annoncée – de l’Auteur.
Pourtant, par un retournement ultime, Riba perçoit les signes d’un nouvel espoir dans les toutes dernières lignes du roman :
Au moment où il s’apprête à partir, il voit tout à coup le jeune Beckett […]. Ils échangent des regards et la surprise semble présente des deux côtés. […] Il ressemble à un penseur fatigué et il a cet air incomparable de ceux qui vivent dans l’obstrué, le précaire, l’inerte, l’incertain, le terrifié, le terrifiant, l’inhospitalier, l’inconsolable.
Dublin a peut-être raison. En plus, il se peut qu’il existe des foyers d’espace et de temps connectés entre eux, des foyers entre lesquels peuvent voyager lesdits vivants et lesdits morts, si bien que nous pouvons nous rencontrer. […]
Impossible de ne pas repenser qu’il y a un tissu fané qui permet parfois aux vivants de voir les morts et aux morts de voir les vivants, les survivants. Impossible aussi de ne pas voir Riba marcher maintenant infesté de fantômes, étouffé par son catalogue et chargé de signes du passé. […] Il marche chargé de signes du passé, mais il a perçu dans la réapparition de l’auteur un signe incroyablement optimiste. […]
- Nous sommes nous, nous sommes ici, dit-il d’une voix ténue.
Il ne sait pas qu’il parle à son destin marqué par la solitude. Parce que autour de lui le brouillard a commencé à prendre position et il y a déjà un bon moment que la dernière ombre du monde, elle-même, ne se soucie plus de le guetter.
Mais la réapparition de l’auteur continue à l’enthousiasmer.
- Oui, tout le monde le sait. Toujours quelqu’un pour surgir qu’on n’a jamais vu ni d’Eve ni d’Adam [22].
Ainsi, Riba obtient pour finir la rencontre qu’il espérait avec une réincarnation de l’auteur sous la forme d’un fantôme conjuguant le passé et le présent, le génie beckettien et l’auteur contemporain désiré : l’imaginaire de Riba est parvenu à prendre forme dans la réalité, certes de façon fragile et fugace, mais en établissant tout de même un lien entre le réel et la littérature par cet échange de regards entre les deux personnages. Sans doute, l’épiphanie qui se produit alors doit se lire comme l’annonce de la mort de Riba lui-même qui parvient à voir le fantôme des disparus au moment exact où il est lui-même en train d’en devenir un, entouré des brouillards de la mort. Mais cela correspond également au dernier élan de son « voyage rectiligne » qui l’a conduit à cette frontière brumeuse où les époques et les mondes se recouvrent dans une coïncidence impossible.
Le roman d’Enrique Vila-Matas comme celui de Paul Auster sont marqués d’un profond désenchantement : Mr. Blank comme Riba ont été conduits par leur obsession de la littérature à se couper du monde extérieur, astreints à l’inactivité, suggérant que la littérature a perdu sa place dans le monde contemporain [23]. Pourtant, cette mise en scène de la fin d’un monde n’est pas un renoncement de l’homme de lettres ni un enfermement dans un passé disparu : Riba observe attentivement dans Dublinesca les changements de son époque et choisit d’y prendre part à sa manière, en tant qu’homme de la transition. Les déplacements des personnages sont autant d’explorations à la recherche de voies de communication entre la littérature et le monde : voyageurs opiniâtres, ils parcourent l’espace du récit pour renouer des liens entre les œuvres littéraires et le temps présent jusqu’à ce que se produise une manifestation de la littérature dans le monde. Cette présence ne sera jamais pleine et entière mais elle trouve dans l’image du fantôme une forme intermédiaire, à mi-chemin de l’existence et de l’inexistence, du passé et du présent comme de la littérature et du réel. Dans le roman d’Enrique Vila-Matas, le voyage du personnage permet finalement de retrouver le fantôme d’un auteur, enfin découvert, qui pourra continuer de hanter le monde grâce au récit qui a pu le saisir. Si la dynamique du roman de Paul Auster s’apparente davantage à une boucle circulaire (qui se replie sur son point de départ), le trajet du récit fait ressurgir là aussi un auteur : Mr. Blank, malgré son affaiblissement, et surtout Fanshawe devenu l’auteur du livre à la place du romancier réel.
Telles ces figures d’auteur spectrales à la fois dans et hors du monde, les fictions d’auteur contemporaines nous apparaissent en suspens entre une spécularité mélancolique et un mouvement dynamique dans la représentation des personnages comme dans la narration qui s’attache à rechercher de nouvelles formes de récit comme de nouveaux espaces fictionnels : une grande vitalité littéraire est présente en effet dans ces œuvres qui mettent en scène des écrivains ou des figures de lettrés. Sans jamais former une catégorie générique définie, les fictions d’auteur se distinguent au contraire par leurs inventions ou leurs recompositions permanentes, qui assurent la poursuite du voyage de la littérature contemporaine, un « voyage toujours vers l’avant, vers un point impossible de l’infini ».
Charline Pluvinet, « “Voyages dans le scriptorium” : fictions d’auteur et dynamiques spéculaires », Les Cahiers du Ceracc, nº 6, juillet 2013 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/pluvinet.html [Site consulté le DATE].
Les romans de Paul Auster et d’Enrique Vila-Matas invitent à une plongée dans l’intériorité d’un lettré pour qui se confondent la littérature et la vie : incarnant la tentation d’une existence scripturale de l’auteur, ces romans présentent également le risque d’un enfermement mortifère de la littérature sur elle-même. Cependant, la dynamique d’écriture de ses œuvres montre un refus d’une absorption dans un immobilisme contemplatif : l’enfermement auquel pourrait conduire la spécularité de la fiction ne cesse d’être défait par des « voyages » qui permettent à la littérature de renouer avec le monde.
L’enfermement dans le scriptorium
Voyages de l’auteur
Dublinesca
« Vers un point impossible de l’infini »
Le fantôme de la littérature
Charline Pluvinet est ancienne élève de l'ENS de Lyon. Elle est professeur agrégée de lettres modernes et docteur en littérature comparée. Sa thèse, récemment publiée aux Presses Universitaires de Rennes sous le titre Fictions en quête d'auteur, interroge la posture de l'auteur et son autorité à travers ses figurations dans la littérature fictionnelle contemporaine. Elle s'intéresse plus particulièrement aux corpus espagnol, anglais et américain.