Portrait de l'écrivain en être singulier pluriel
- Claire COLIN -
En 1986, après un siècle d’effrayantes illustrations de ce à quoi peut aboutir l’exacerbation du communautarisme, semblant condamner définitivement toute pensée positive de la co-existence entre les hommes, Jean-Luc Nancy fait paraître La communauté désœuvrée [1]. L’essai illustre l’intérêt renouvelé, malgré tout, à la fin du XXe siècle, envers la notion de communauté, ou, pour reprendre une autre expression avancée par le philosophe, de « l’être-avec en tant que constitutif de l’être tout-court [2] ». Semblant répondre à une intuition de Michel Foucault, qui annonçait en 1969 l’inéluctable transformation prochaine de la fonction-auteur [3], Jean-Luc Nancy propose dans son œuvre une réflexion sur la communauté vue comme la constitution d’un ensemble de singularités œuvrant pour le commun, vivant nécessairement et perpétuellement dans le partage, le métissage toujours inachevé. C’est ce geste qui constitue le « désœuvrement » de la communauté [4] – le terme est bien entendu emprunté à Maurice Blanchot.
Cet intérêt renouvelé pour la communauté investit aux yeux du philosophe de nouvelles formes capables de l’exprimer : la peinture, la musique, la danse tout comme la littérature en fournissent de nombreux exemples. Ainsi, pour Jean-Luc Nancy, si le temps des récits mythiques n’est plus, l’interruption du mythe est justement le lieu de nouveaux récits possibles en littérature, susceptibles de signifier la communauté désœuvrée. Le philosophe propose dans son essai une vision « communiste » de la littérature, c’est-à-dire, pour reprendre la définition qu’avance Philippe Daros, dans son livre L’art comme action [5], « la pensée, la pratique d’un partage des voix, d’une articulation par laquelle il n’y a de singularité qu’exposée en commun, et de communauté qu’offerte à la limite des singularités [6] ». L’œuvre littéraire se constituerait elle aussi sous le signe du partage des individualités, où le désœuvrement entraînerait l’interruption du mythe de l’écrivain, c’est-à-dire le refus d’une signature revendiquée comme unique, d’une figure autoritaire de l’auteur comme instance entièrement individuelle de création, ayant une main mise totale sur sa production.
Yves Citton a déjà proposé en 2010 dans son ouvrage Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche [7] un exemple possible de cet ethos paradoxal de l’écrivain, à travers l’analyse du collectif italien Wu Ming, autrefois regroupé sous le nom de Luther Blisset, « composant certains récits ensemble, par diverses techniques de collaboration, rédigeant d’autres textes en solo (publiés sous les noms de code de Wu Ming 1, Wu Ming 2, etc.), mais s’invitant souvent à insérer des notes, des remarques ou des interventions diverses dans les écrits de leurs compagnons [8] ». Pour Yves Citton, et pour nous, cette revendication du collectif et cette signature commune vont bien au-delà du gadget publicitaire : elles emblématisent précisément cette communauté désoeuvrée telle que la pressentait Jean-Luc Nancy. L’intérêt toujours plus important, en particulier dans le domaine universitaire, envers le phénomène des fan fictions, ces sites où les fans écrivent les suites ou les variations d’une œuvre qu’ils plébiscitent, en une sorte de communauté toujours plus élargie d’auteurs d’une même matrice narrative, est une autre illustration possible [9] du collectif d’auteurs.
Philippe Daros propose pour sa part, dans L’art comme action, une autre illustration possible, non pas seulement autour des acteurs mêmes du processus d’élaboration du récit, mais dans la matière même de deux récits, dont la comparaison montre une intertextualité commentée dans une perspective anthropologique. Il analyse deux romans de deux auteurs, Extinction. Un effondrement [10] de l’Allemand Thomas Bernhard et Le Pont. Un effondrement [11] de l’Italien Vitaliano Trevisan. Les deux œuvres montrent quelques différences mais surtout beaucoup de points communs : même narrateur (un homme qui a coupé les ponts avec sa famille et son pays), même histoire (la remémoration pour le narrateur de son passé à l’occasion d’un décès accidentel survenu à un membre de sa famille), même écriture (chaque texte est constitué par le monologue presque continuel d’une voix ressassant idées et souvenirs). Toutefois, le roman de Trevisan n’est en rien une œuvre de pastiche, encore moins une tentative de reproduire à grande échelle le projet du Pierre Ménard de Borges. La reprise non seulement des thèmes mais aussi du style propres à Thomas Bernhard par Trevisan témoignerait justement de cette volonté de mettre en œuvre « [u]ne stratégie de différences et de répétitions qui défait la figure de l’auteur comme figure de la singularité, l’œuvre comme unité, et évoque par là les propos de Jean-Luc Nancy quant à l’expérience communiste de l’œuvre, de l’écriture, de la voix de la parole donnée, jouée, jurée, offerte, partagée, abandonnée [12] ». Aussi, « [l]’œuvre devient une production sans sujet unique, ouvre donc à une altérité qui est alors la marque d’une mise en communauté de l’acte d’écriture [13] ».
À notre tour nous voudrions proposer d’autres approches possibles de cette expérience « communiste » de l’œuvre, capables de tracer un portrait de l’écrivain contemporain en être singulier pluriel, pour emprunter un autre titre de Jean-Luc Nancy [14], proposant une mise en communauté de l’écriture plus à travers l’élaboration du texte que du collectif d’auteurs. C’est cette fois la rencontre entre la singularité de l’écrivain et le récit se présentant comme un texte sans origine distincte, refusant une énonciation individuelle pour un mouvement de déploiement infini et infiniment nécessaire, qui nous intéresse. À travers trois auteurs, Richard Millet, Michel Tournier et l’Italien Gianni Celati, nous souhaiterions rendre compte de trois « expérimentations », où à chaque fois le texte semble faire émerger cet ethos particulier de l’écrivain.
Une référence à Richard Millet peut paraître singulière dans une réflexion articulée autour de la notion de « communauté ». Les récentes publications de cet auteur, et en particulier l’ «Éloge littéraire d’Anders Breivik [15] », tout comme ses continuelles attaques, à travers essais et pamphlets, de la société et de la littérature du multiculturalisme, du partage et du métissage, classent davantage cet auteur dans la position de l’ « être-contre » plus que de l’« être-avec [16] ». Néanmoins, à l’instar de Stéphane Chaudier qui, dans son article, « Les Piale et les Pythre entre amour et fierté, Millet éducateur [17] », parvient à démontrer la possibilité d’écouter l’enseignement délivré dans l’œuvre romanesque de Millet tout en restant un adversaire politique du même Millet, nous souhaiterions tenter d’analyser l’ethos de Millet écrivain à travers la notion de la communauté, telle que nous l’avons précédemment définie. Cette analyse se fera plus précisément dans le roman La Gloire des Pythre [18], qui ouvre le cycle de Siom.
Le système polyphonique des voix est un aspect particulièrement important dans l’œuvre de Richard Millet. Il n’est pas difficile d’y lire un héritage de l’Américain William Faulkner, ce dont l’écrivain français ne se cache pas. Toutefois, les premières œuvres de Millet ne montrent pas avec autant d’insistance ce dispositif, qui s’instaure véritablement avec La Gloire des Pythre, publié en 1995 [19]. Ce roman montre un système narratif des plus singuliers : non pas l’alternance et l’entremêlement de différentes voix narratoriales, tels qu’on peut les trouver chez Faulkner (même si La Gloire des Pythre fait parfois entendre la voix de Jean, l’innocent de la famille Pythre, et l’héritier lointain du Benjamin de Le Bruit et la Fureur), mais l’énonciation du récit à travers un « nous », la voix d’une communauté, celle des spectateurs assistant à la lente déchéance des Pythre. Ces derniers sont autant les gens de Prunde, d’où est originaire André Pythre, le fondateur de la famille, que les villageois de Siom, où s’installe le jeune homme, tout d’abord en compagnie d’une jeune innocente, Aimée, puis de la famille qu’il y fondera. Deux extraits, qui voient le départ d’André et d’Aimée de Prunde (passage situé au chapitre 9), puis leur arrivée à Siom où André doit prendre possession d’une ferme, léguée par la mère d’Aimée à André, sous condition de prendre soin de la jeune femme (chapitre 10), témoignent de la constance de cette voix singulière :
[chapitre 9] Ils montaient sans se retourner. Nous étions sortis sur nos seuils pour regarder s’éloigner la petite silhouette en costume de droguet sombre qui avançait devant les bêtes et la charrette bleu passé à quoi s’accrochait l’autre silhouette en caraco rouge et châle noir. Nous les avons suivis du regard jusqu’au premier tournant ; avons attendu qu’ils reparusssent après les épicéas de Gorce, là-haut, dans la brume qui commençait à se dissiper ; nous les avons vus atteindre les bouleaux de la crête, et longtemps les avons regardés au-dedans de nous et suivi leur cheminement vers la grand-route qui traverse le plateau, de Felletin à Meymac, et le long de laquelle on venait de planter des hêtres. Ils atteignirent Chavanac au milieu de la matinée, s’arrêtèrent près de l’église, burent de l’eau à la bouteille en bois qui dépassait d’un des grands cabassous. Peut-être entendit-il sonner dix heures à l’horloge du presbytère [20].
[chapitre 10] Ils entrèrent aux Buiges par la grand-route qui, venant de Meymac, descend à travers le bourg jusqu’à la Vézère d’où se levait, à ce moment-là, un brouillard qui cachait l’autre côté de la vallée, les dernières maisons, les bois de sapins, les carrières de granit, les plaines de Plazaneix. […] Les buveurs s’étaient retournés ; ils regardaient en silence le jeune gars au visage buté et derrière lui la grande fille aux yeux perdus, qui avait l’air ivre et se tenait le ventre en dodelinant de la tête. Ils entendirent le gars demander à voix haute, sur ce ton un peu rogue et trop élevé à quoi ils ne se feraient jamais, la maison de la sage-femme, rougissant, leur sembla-t-il, de se sentir acculé à demander ça pour cette grande femelle qui ne pouvait évidemment être sa femme et qui tenait si peu debout que la patronne dut l’aider à s’asseoir près du poêle puisque lui, le jeune gars, paraissait décidé à ne rien faire, en ayant déjà assez fait d’avoir pris sur lui le fardeau que portait la fille, selon une vérité impossible qui le forcerait à dire non point qu’il était le père mais que la fille était grosse, que c’était comme ça, on n’avait pas à savoir de qui, même si c’était de ses œuvres à lui. Et il se mordait l’intérieur des joues en une moue que nous, ceux de Siom, apprendrions à connaître, son regard s’assombrissait, semblait voir au-delà de tout ça ; et déjà, diraient certains, il faisait peur, à tout le moins inspirait de la défiance, voire un peu de dégoût [21].
Le départ des deux personnages est filtré à travers un regard collectif, le « nous » des habitants de Prunde, puis, le couple s’éloignant du village et de ses habitants, le narrateur devient indéterminé (on passe du « nous » au « on ») avant de devenir un narrateur en focalisation externe (« Ils atteignirent Chavaignac… »). L’arrivée à Siom reprend le processus, mais de façon inverse : d’abord le texte montre l’usage d’un narrateur en focalisation externe (« Ils entrèrent aux Buiges… »), puis du pronom indéterminé « on » (« on n’avait pas à savoir de qui ») avant la reprise du « nous » (« une moue que nous, ceux de Siom, apprendrions à connaître »).
Certes, cette énonciation collective n’est pas sans rappeler le chœur des tragédies antiques, toutefois, cette instance avait alors le plus souvent un rôle de commentaire de l’action. Ici, le narrateur collectif est d’une part acteur de l’histoire, à la fois acteur secondaire, la famille Pythre occupant le devant de la scène, et malgré tout acteur principal, car à travers la gloire des Pythre c’est la lente extinction d’une communauté, celle des paysans de la Corrèze, qui nous est racontée. Surtout, le chœur est à l’origine de l’histoire puisque toute la matière du récit s’énonce à travers la collectivité des villageois. Le texte est ainsi assertion de faits observés, puisque les Pythre, mis d’emblée au ban du village parce qu’intrus, sont l’objet tantôt d’observations attentives (les précédents extraits en témoignent) tantôt de rumeurs. Ainsi, le passage suivant rapporte les amours imaginés entre André et Aimée, après que celle-ci a donné naissance, lors de son arrivée à Siom, d’un enfant mort-né, de père inconnu :
Aussi continua-t-il, lorsque le fait fut tari, à découvrir la blancheur magnifique de ces seins sans lesquels il eût peut-être fini par mordre la nuit ou enfouir ses cris dans la terre, pendant qu’elle plongeait la main entre ses jambes de telle sorte qu’ils gémissaient ensemble, sans se regarder, oubliant sans doute qui ils étaient, à tout le moins pour Pythre qui, le reste du temps, surtout après sa guerre, semblait porter sur ses épaules le poids du monde. Voilà du moins ce que l’on racontait, à Siom ; à quoi certains n’hésitait pas à ajouter qu’il était né à Veix d’autres paquets de chair morte, vite mués en ange et enfouis avec le premier dans le tertre [22].
La relation charnelle entre les deux personnages est d’abord rapportée comme un fait avéré avant d’être ramenée au statut de simple rumeur, sans possibilité d’en établir la véridicité. Elle montre ainsi la naissance d’un récit imaginé et rapporté par la collectivité, qui entremêle vérité et fiction au fur et mesure que le roman avance, au point de faire naître les légendes autour de la famille Pythre. Le personnage d’André, à la fois méprisé et craint, est sans doute celui qui alimente le plus ce type de fictions, comme dans cet extrait faisant suite à la disparition d’un Bavarois, prisonnier durant la guerre 14-18, employé par André Pythre dans sa ferme :
Nous n’étions pas moins raisonnables que ceux des Buiges, de Saint-Priest ou de Tarnac, ni plus fadars : nous aussi avions droit à la paix. Le Bavarois continua, mort ou vif, d’errer parmi nous (et son histoire, sans cesse réinventée ou déformée, hanta longtemps les plus jeunes esprits, les plus faibles aussi) le plus singulièrement du monde, effrayant les enfants, faisant tourner le lait des femmes et des vaches, amenant les orages et la grêle, couchant dans le tombeau d’où il sortait, à l’aube, pour travailler avec Pythre [23].
On voit ici se façonner le récit de la légende, né des rumeurs, et destiné à vivre et à se reproduire à travers les récits de la communauté, puisque l’histoire est sans cesse « réinventée » et « déformée ». Richard Millet semble ainsi, à travers ce choix de l’énonciation collective, vouloir montrer comment son texte laisse se déployer un récit inachevé et inachevable, porté de générations en générations, perdant ses origines pour prendre les traits de la légende.
Si les romans qui suivent La Gloire des Pythre ne donnent pas autant d’importance à la parole collective, la conception du récit comme une histoire se transmettant de génération en génération est néanmoins toujours présente. Dans L’Amour des trois sœurs Piale [24], l’histoire des trois sœurs est transmise avant tout oralement au jeune Claude, par le biais d’Yvonne principalement, mais également de Sylvie et de la mère de Claude. Lauve le pur [25] voit Thomas Lauve raconter ses tristes aventures au chœur des femmes de son village, qui reprennent et commentent son histoire. Ma vie parmi les ombres [26] met en scène Pascal racontant à sa jeune amante, Marina, l’histoire d’un monde disparu, celui des paysans de la Corrèze. À chaque fois le récit semble se placer sous le signe de la circulation, destiné à se diffuser en perdant l’origine de son énonciation. « On n’invente pas un récit ; on ne le crée pas de toutes pièces ; il ne nous est que prêté et, l’écrivant, l’ébruitant, le déployant à notre tour, nous ne faisons que le rendre au grand récit originel dont toute langue garde le trésor », affirme ainsi Pascal dans Ma vie parmi les ombres [27]. L’acte de création ne se donne donc jamais comme un geste entièrement individuel chez Richard Millet. Il reste le partage entre une entité singulière, l’auteur, et les voix qu’il recueille pour un temps. L’écriture montre à la fois le récit d’une communauté et, dans La Gloire des Pythre, par une communauté.
Il est alors possible de rappeler que c’est à partir de ce roman que l’auteur Richard Millet a trouvé son style propre [28], longues phrases par relance, emboîtement de subordonnées, insistances, corrections, rythme ternaire, assonance, pour aboutir à un phrasé à la fois « oratoire et musical [29] », comme si le style singulier de l’écrivain n’avait pu se trouver véritablement que par le biais du récit de la communauté.
Cette évolution d’une écriture à travers toute une œuvre peut également se rencontrer au sein d’un seul livre. En 1989, Michel Tournier fait paraître un recueil de récits brefs, Le Médianoche amoureux [30], dont le succès, sans être totalement inexistant, est néanmoins moindre par rapport à des œuvres antérieures telles que Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967), une réécriture du Robinson Crusoé de Daniel Defoe, et surtout Le Roi des Aulnes (1970, prix Goncourt), roman croisant les mythes, les symboles et l’histoire de la Seconde Guerre Mondiale. Si la qualité des différentes nouvelles dans Le Médianioche peut apparaître inégale, le recueil offre néanmoins une construction intéressante pour notre réflexion.
Michel Tournier y reprend une technique propre au recueil les plus traditionnels d’autrefois, celle du récit-cadre, à la façon du Décaméron de Boccace ou de l’Heptaméron de Marguerite de Navarre où des devisants racontent tour à tour, au milieu d’une petite communauté, une nouvelle. Le récit-cadre est ici constitué par l’histoire d’Oudalle et de Nadège, dont le couple est miné par le quotidien et les silences. Les deux époux décident d’inviter leurs amis à un médianoche, un repas de minuit, à la fin duquel ils annonceront leur séparation. Chaque invité, spontanément, se met à raconter au cours de ce dîner nocturne une histoire, dont l’ensemble constitue justement le recueil.
Mais l’originalité du livre se situe à un autre niveau, celle de la progression des récits. Comme le note Raymond Jean dans son article « Lecture du Médianoche amoureux [31] », le livre de Tournier peut être vu, en quelque sorte, comme un laboratoire narratif in progress :
Quelque chose en effet s’y élabore […] qui est de l’ordre de la réflexion sur les passages, les glissements, les ajustements qui nous font « transiter » […] de la nouvelle au conte à travers toute une gamme narrative qui prend en compte des genres aussi divers que la fable, l’apologue, la parabole, éventuellement le proverbe, pour ne citer que quelques-uns des modes de récit qui sont ici à l’œuvre [32].
La série des histoires commence en effet avec des nouvelles narrant un cas singulier, un événement unique, comme la vengeance longuement préméditée d’un homme trompé par sa femme (« Théobald ou le Crime parfait ») ou l’attitude étrange d’un père prêt à céder sa fille aux désirs d’un homme à condition de trouver un nouveau toit pour toute sa famille (« Blandine ou la Visite du père »). La présence de prénoms le plus souvent dans les titres des nouvelles suffit à les marquer du sceau de la singularité. Puis, au fur et à mesure, on glisse vers des textes qui portent bien moins la marque de l’individualité, et les deux derniers récits, « La Légende de la peinture » et « Les Deux Banquets ou la Commémoration » s’inscrivent pleinement dans le genre du conte. Les formules initiales entraînent d’emblée dans le merveilleux (« Il était une fois… »), les personnages et les décors sont dignes des contes de fées (califes vivant dans des palais), une morale est explicitement soulignée à la fin du récit. Mais surtout, ces deux contes sont entièrement fondés sur le thème de la répétition, la structure du deuxième récit reprenant entièrement celle du premier (le défi lancé à deux hommes par un calife, le jugement de la cour et du souverain, la morale). La première histoire narre le défi lancé par un calife à deux peintres, l’un Chinois, l’autre Grec, pour voir qui réalisera la plus belle œuvre. Les deux artistes travaillent côte à côte quelque temps, simplement séparés par un rideau. À la fin de l’épreuve, le Chinois fait voir à l’assemblée émerveillée une peinture représentant dans ses moindres détails un jardin magnifique, à la végétation luxuriante. À son tour sollicité pour faire voir à tous ce qu’il a réalisé, le Grec lève le rideau :
Qu’avait donc peint le Grec ? Il n’avait rien peint du tout. Il s’était contenté d’établir un vaste miroir qui partait du sol et montait jusqu’au plafond. Et bien entendu ce miroir reflétait le jardin du Chinois dans ses moindres détails. Mais alors, direz-vous, en quoi cette image était-elle plus belle et plus émouvante que son modèle ? C’est que le jardin du Chinois était désert et vide d’habitants, alors que, dans le jardin du Grec, on voyait une foule magnifique avec des robes brodées, des panaches de plumes, des bijoux d’or et des armes ciselées. Et tous ces gens bougeaient, gesticulaient et se reconnaissaient avec ravissement. À l’unanimité, le Grec fut déclaré vainqueur du concours [33].
Ce n’est pas l’œuvre première, fruit d’un travail unique et singulier, qui est mise en valeur, mais celle répétant la première à l’identique tout en y incluant la communauté des spectateurs, la « foule magnifique » reflétée par le miroir. Il n’y a donc d’œuvre que dans la répétition et surtout le partage. Le dernier conte, « Les Deux Banquets ou la Commémoration », reprend et intensifie cette idée. Encore une fois, deux cuisiniers sont mis à l’épreuve par un calife pour réaliser le meilleur repas possible. Le premier réalise un banquet somptueux, le second répète à l’identique tous les plats réalisés lors du premier. À la fin du repas le calife se lève et déclare, à la surprise générale, le second cuisinier vainqueur, avant de s’expliquer en ces termes :
[…] si le premier repas que nous avons pu goûter dimanche dernier était tout aussi fin, original, riche et succulent que celui qui nous a été servi aujourd’hui, ce n’était en somme qu’un repas princier. Mais le second, parce qu’il était l’exacte répétition du premier, se haussait, lui, à une dimension supérieure. Le premier banquet était un événement, mais le second était une commémoration, et si le premier était mémorable, c’est le second seul qui lui a conféré rétroactivement cette mémorabilité. Ainsi les hauts faits de l’histoire ne se dégagent de la gangue impure et douteuse où ils sont nés que par le souvenir qui les perpétue dans les générations ultérieures [34].
L’œuvre originale et singulière est inférieure à celle qui la répète à l’identique, car seule la répétition permet la commémoration et atteint par là, le sultan le précise plus loin, la dimension du sacré. La figure de l’auctor, comme auteur d’une œuvre unique et inégalable, s’efface donc devant celui qui répète son œuvre, pour en assurer la diffusion. On notera combien cette stratégie de la répétition est au cœur du Médianoche amoureux de Tournier : le premier et le dernier texte du livre se terminent sur la même phrase (« Tu seras le grand prêtre de mes cuisines et le conservateur des rites culinaires et manducatoires qui confèrent au repas sa dimension spirituelle [35] »). Surtout, le récit-cadre voit au début un couple sur le point de se séparer, miné par la routine mais qui, après avoir entendu les récits offerts par les invités, et en particulier les derniers, capables de montrer la beauté de la répétition, comprennent que leur séparation n’a pas de sens. Riches désormais de la « maison de mots où habiter ensemble [36] », construite à travers les histoires de leurs amis, Nadège et Oudalle peuvent mener à nouveau une vie commune. Le Médianoche amoureux semble donc signifier, au fur et à mesure que le livre progresse, l’interruption du mythe de l’auteur au profit du conteur qui, aussi anonyme soit-il, est capable de sacraliser le quotidien.
La figure du conteur capable d’effacer celle de l’auteur connaît d’autres exemples significatifs dans les narrations contemporaines. En 1994, l’Italien Gianni Celati, défini par la critique italienne universitaire comme l’un des plus grands auteurs actuellement vivants en Italie [37], publie un étrange livre, L’Orlando innamorato raccontato in prosa [38] (Le Roland amoureux raconté en prose). Le livre reprend presque entièrement une œuvre antérieure de plusieurs siècles, Le Roland Amoureux du poète italien Matteo Maria Boiardo. Commencé en 1476 et laissé inachevé à sa mort, l’œuvre raconte comment Roland et presque tous les autres chevaliers du roi Charlemagne tombent amoureux de la belle princesse païenne Angelica, envoyée par son père à la cour pour détourner ces preux guerriers des combats. Le poème, écrits en huitains, la forme la plus populaire de l’époque, et dont les vers ne sont pas toujours réguliers, narre combats, enchantements et poursuite. Il s’inscrit avec insistance dans une tradition orale, non seulement à travers cette utilisation du huitain mais également par l’interpellation récurrente des auditeurs en train d’écouter ces aventures. Le Roland amoureux était ainsi souvent récité dans les cours princières et ducales de la région située autour du Pô, la Padania, mais aussi les places, les tréteaux de spectacles, à Ferrara, Este, Reggio Emilia... Le récit était ensuite raconté à nouveau au cours de veillées, se diffusant dans toutes les couches de la société. Toutefois, le succès du Roland amoureux fut, par la suite, largement éclipsé par L'Orlando furioso (Le Roland furieux). Cette continuation, composée par Ludovico Ariosto à partir de 1504-1505, est l’un des chefs-d’œuvre de la Renaissance. Très soignée du point de vue de la langue, de la métrique, de la construction et de la constitution des personnages, elle fut non seulement apprécié de tous les milieux sociaux [39] mais également rapidement estimée des érudits et des écrivains de son époque, au point de faire oublier en grande partie l’existence de L'Orlando innamorato [40]. Encore aujourd’hui, la célébrité de la continuation au détriment de l’œuvre source perdure [41].
Gianni Celati n’est pas le premier à avoir eu l’idée de travailler à partir des romans de chevalerie, et plus précisément de ceux relatant les aventures de Roland. Italo Calvino, qui encouragea Celati à ses débuts dans l’écriture, et continua de suivre ses publications, fut le premier à en suggérer la possibilité. Lui-même s’intéressa à L'Orlando Furioso : on trouve parmi les œuvres de Calvino un Orlando Furioso di Ludovico Ariosto raccontato da Italo Calvino (Roland Furieux de Ludovico Ariosto choisi et raconté par Italo Calvino [42]) publié en 1970. Toutefois, il s’agit là d’une œuvre surtout entre le commentaire critique et l’anthologie. Calvino commente tantôt le texte de l’Arioste ou bien le résume avant de citer les passages qui lui semblent les plus beaux. Surtout, il simplifie la trame si complexe de l’œuvre originale : les sections suivent dans l’ouvrage de Calvino un ordre chronologique et thématique qui n’est pas présent dans l’original. Ces procédés font du livre plutôt une introduction à l’œuvre originale, aux limites de ce que l’on appelle en Italie un « Biniamo », ouvrage didactique entre le commentaire et l’anthologie, destiné à l’usage des lycéens et étudiants de premier cycle.
La démarche de Gianni Celati est diverse : il s’agit de reprendre intégralement le texte de Boiardo, mais en le transposant en prose, et en faisant des renvois par moments aux autres poèmes de traditions chevaleresques tout comme à la continuation écrite par l’Arioste. Gianni Celati apparaît en outre comme l’auteur sur la couverture, sans mention de Boiardo. Certes, pour nombre d’Italiens la mention de L'Orlando innamorato renvoie immédiatement au poète attaché à la cour des ducs de Ferrare, et Celati rappelle de façon détaillée l’origine du poème dans son introduction. Toutefois, par ce double geste de la transposition en prose, tout comme par le fait d’afficher son nom sur la couverture, Celati entend reprendre la tradition des conteurs, reprenant un récit écrit par un auteur singulier, mais sous une forme plus apte à être transmise oralement sans support textuel définitivement fixe, ici la prose au lieu du vers. Celati insiste beaucoup sur la dimension orale de son œuvre : il recommande de lire le livre par petite section, à voix haute au milieu d’une assemblée d’amateurs, à un jour particulier du mois. Le lecteur se fait donc à son tour conteur, devenant en quelque sorte pour un temps l’auteur du récit qu’il transmet à ses auditeurs, et ainsi de suite.
De ce fait, Gianni Celati montre lui aussi un geste de mise en communauté de l’écriture puisqu’à travers cet ouvrage, le dit, le texte original, prend autant d’importance que le dire, la façon dont le texte est diffusé. Ainsi, la volonté de relayer le texte oralement laisse transparaître le désir d’effacer la figure individuelle de l’auteur au profit de la figure plus indistincte du conteur, auteur pour un temps de l’œuvre qu’il raconte, avant de transmettre la charge à un autre. Ce geste n’est pas isolé dans l’œuvre de Gianni Celati : si la trilogie des Parlamenti Buffi (1972-1978) montre une écriture exubérante, des personnages atypiques entraînés dans des aventures picaresques, et fait entendre ainsi la voix d’un style distinct, d’une imagination singulière, les livres de Celati publiés à partir des années 1980 introduisent une nouvelle poétique. La voix de l’auteur doit désormais s’effacer autant que possible au profit de récits transmis, diffusés, comme l’illustre le recueil de nouvelles Narratori delle pianure [43] (Narrateurs des plaines) où l’écrivain s’attache à restituer les histoires minimales de petites gens, patiemment collectées dans la plaine padane. L’ethos de l’écrivain, placé ainsi nécessairement sous le signe de l’éphémère, s’inscrit ainsi dans cette conception de l’être singulier pluriel avancée par Jean-Luc Nancy.
Ces trois études laissent donc voir la possibilité d’une littérature « communiste », où il est possible de lire un désœuvrement entraînant l’interruption du mythe de l’auteur comme figure d’autorité et d’unicité pour faire naître cet ethos de l’auteur singulier pluriel. Le geste de désappropriation d’une écriture entièrement individuelle laisse place à un geste de partage, avec le récit à la filiation incertaine et indistincte, qu’il s’agit d’accueillir, de recueillir pour un temps avant de le laisser se déployer dans un autre partage, sans souci de laisser une trace auctoriale absolue et définitive. S’il est vrai que les trois démarches ici décrites semblent s’inscrire dans l’attitude conservatrice décrite par Sophie Bertho dans son article consacré au temps dans le récit postmoderne [44], il faut néanmoins souligner combien elles correspondent également à l’une des caractéristiques du phénomène de « refondation du récit », celle d’accorder à nouveau à ce dernier une véritable confiance, vis-à-vis de ce qu’il peut apporter (enseignement, expérience…), marquant une nette différence avec les décennies précédentes. Millet, Tournier et Celati montrent la possible renaissance de la figure du conteur, dont Benjamin déplorait pourtant en 1936, dans son essai « Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov [45] », l’inéluctable disparition. Cette figure du conteur s’érige alors dans ces textes à travers et pour la communauté. De ce fait ces textes s’élaborent comme une expérience textuelle mais également, pour reprendre le terme de Jean-Luc Nancy, une offrande, car à chaque fois « [ce] qui nous est offert, c'est que la communauté arrive, ou plutôt, c'est qu'il nous arrive quelque chose en commun. Ni une origine, ni une fin : quelque chose en commun. Seulement une parole, une écriture – partagées, nous partageant [46] ».
Claire Colin, « Portrait de l'écrivain en être singulier pluriel », Les Cahiers du Ceracc, nº 6, juillet 2013 [en ligne]. URL : http://www.cahiers-ceracc.fr/colin2.html [Site consulté le DATE].
À travers les œuvres de trois auteurs (La Gloire des Pythre de Richard Millet, Le Médianoche amoureux de Michel Tournier, L’Orlando innamorato raccontato in prosa de Gianni Celati), cet article propose des exemples de fiction s’élaborant pour et par la communauté, telle que Jean-Luc Nancy l’a définie dans La communauté désœuvrée. Un ethos paradoxal de l’écrivain dans la littérature contemporaine s’érige à travers ces fictions, l’auteur s’effaçant progressivement face au récit sans origine distincte, destiné à perdre la trace d’une signature singulière au profit d’une transmission collective.
Richard Millet : l’écrivain comme l’écho des voix immémoriales
Michel Tournier : de la singularité à la répétition de l’œuvre
Gianni Celati : le dire au profit du dit
Claire Colin, ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Lyon, agrégée de lettres modernes, titulaire d’un double cursus en lettres modernes et en italien, est en doctorat de littérature générale et comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 sous la direction de Philippe Daros, et en cotutelle avec l’Università degli Studi di Siena, sous la direction de Pierluigi Pellini. Elle a été allocataire-monitrice en littérature générale et comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 de 2008 à 2011 et est actuellement ATER à l’Université du Havre.